Écho de presse

Une interview géopolitique d'Otto von Bismarck

le 16/02/2020 par Romain Bedel
le 29/08/2017 par Romain Bedel - modifié le 16/02/2020
Le « chancelier de fer » Otto von Bismarck et son casque à pointe - source BnF-Gallica

Le 7 novembre 1892, vingt et un ans après la capitulation française face aux Prussiens, l'homme qui a fait triompher l'Empire allemand est interviewé au sujet des « prochaines guerres » par le docteur Hans Blum.

Les Dernières nouvelles de Leipzig donnent un compte rendu de cet entretien qui sera lui-même rapporté par La Petite République.

Dès l'introduction, l'ex-chancelier Bismarck, à la tête de l'Allemagne réunifiée entre 1871 et 1890, est critiqué par le rédacteur, qui lui reproche son attitude passée avec les journalistes et son manque de discrétion quant aux secrets de son gouvernement : 

« L’ex-chancelier de l’empire d’Allemagne qui, lorsqu’il était au pouvoir, tenait à l’égard des journalistes une si dédaigneuse réserve, ne manque plus, on le voit, une occasion de faire ses confidences à la presse. Sans souci du secret professionnel, il livre à la publicité des renseignements et des impressions qu’un homme d’État aurait le devoir de garder pour lui. »

Bismarck débute l'interview en évoquant sa doctrine militaire, où « bon commandement » et officiers jouent une place prépondérante.

« Voici ce qu’a dit M. de Bismarck sur ce grave sujet : le vainqueur de la prochaine guerre sera celui qui gagnera les deux ou trois premières batailles. La chose essentielle est donc d’avoir un bon commandement et une tactique supérieure à celle de l’ennemi. Ces deux choses ne s'acquièrent pas par l’augmentation exagérée des effectifs.

La direction de l'armée allemande n’a qu’une chose à faire : c’est d’augmenter le nombre des officiers et des sous-officiers, cette augmentation doit être accordée par le Reichstag, s’il trouve moyen de couvrir les frais qui en résulteront, sans écraser les contribuables. »

Il se confie ensuite sur sa volonté de rester en paix avec la France. Il donne sa préférence au régime de la République en ce qui concerne le gouvernement de l'Hexagone, qu'il considère « moins dangereux » pour la paix civil et militaire en France.

« Puis, le prince a insisté sur la confiance qu’on doit avoir dans le maintien de la paix. En rappelant les dangers que l’avènement au pouvoir du général Boulanger aurait fait courir à la paix [...] n’importe quel régime  monarchique en France met plus en danger la paix avec l’Allemagne que la République : une monarchie conclurait plus facilement des alliances avec des États monarchiques, spécialement avec la Russie.

Une monarchie renferme plus de matières inflammables pouvant donner lieu à une conflagration. D’autre part, les hommes d’État républicains ne se risqueront pas aux hasards d’une guerre, parce qu’ils savent fort bien que n’importe quel général victorieux sera acclamé dictateur et les mettrait à la perte. »

Plus avant dans l’entretien, il illustre sa bonne foi par une révélation dans laquelle il a joué le rôle de défenseur de la paix. On apprend qu'en 1875, la France aurait échappée à un conflit avec l’Empire allemand que le maréchal Moltke avait l’intention de déclencher. Bismarck affirme s’être démené pour empêcher le Maréchal prussien de faire, à nouveau, la guerre de l’autre côté du Rhin.  

« M. de Bismarck affirme qu’en 1875, il était en opposition avec M. de Moltke qui poussait à la guerre de toutes ses forces. L’ancien chancelier songeait d’autant moins à provoquer la guerre qu’il était tout entier absorbé par le Kulturkampf, qui était alors en son plein, et c’est pour avoir le temps de diriger la lutte contre le cléricalisme que M. de Bismarck intervint auprès du roi et lui arracha l’ordre donné à M. de Moltke et à son état-major de ne plus se mêler de politique étrangère.

M. de Bismarck arriva à son but, mais non sans peine et seulement en faisant mille détours, car le roi Guillaume avait confiance en M. de Moltke. »

Otto von Bismarck donne ensuite son point de vue sur la situation entre l'Empire Allemand et la Russie. Il se montre inquiet de l'imminence d'un conflit, tout en blâmant les Polonais et les juifs qui, selon lui, œuvrent en sous-main afin de déclencher une guerre entre les deux pays. Il met également les antisémites en garde contre les persécutions antijuives qu'il considère dangereuses pour l'État. Enfin Bismarck voit en Russie une troisième faction dangereuse, ayant pour objectif de jeter les hommes du Tsar contre ceux du Kaiser : les nihilistes.

« Au fond, l’élément qui, en Russie, hait l’Allemagne, est composé uniquement de juifs et surtout de Polonais. Les Polonais sont plus intelligents, plus instruits et plus souples que les Russes. Ils sont passés maîtres dans l’art de la conspiration et de la dissimulation. Ils savent se taire pendant vingt ans au besoin pour laisser tomber enfin, quand ils croient le moment venu, le masque russe et paraître ce qu’ils sont — de vrais Polonais. [...]

Quant aux juifs établis en Russie, il est naturel qu’ils désirent la guerre, puisque la situation qu’on leur fait en Russie est si mauvaise. Ils espèrent que l’Allemagne victorieuse améliorera cette situation, et, soit dit en passant, nos antisémites pourraient apprendre par ce qui se passe en Russie que la guerre faite aux juifs n’est pas un bon moyen de fortifier l’État auquel ils appartiennent.

Aux juifs et aux Polonais qui désirent la guerre viennent se joindre les nihilistes, qui se disent qu’ils pourraient réaliser leur plan sur les ruines d’une Russie écrasée sur les champs de bataille. »

Otto von Bismarck meurt six ans plus tard, en 1898, à l'âge de 83 ans. Le « Chancelier de fer » demeure une figure incontournable de l'histoire de l'Allemagne moderne, dont il est considéré comme le fondateur.