Long Format

Le décret qui rendit Français les Juifs d'Algérie

le par - modifié le 05/08/2020
le par - modifié le 05/08/2020

En 1870, le décret Crémieux donne la nationalité française aux 35 000 Juifs d'Algérie, un nouveau statut qui va bouleverser l'équilibre des communautés juives et musulmanes locales.

Ce ne sont que quelques lignes dans le Bulletin officiel. Mais le décret pris le 24 octobre 1870 par le ministre de la Justice français Adolphe Crémieux va avoir des conséquences énormes sur le destin des 35 000 Juifs qui vivent alors en Algérie.

« Le Gouvernement de la défense nationale décrète :

Les Israélites indigènes des départements de l’Algérie sont déclarés citoyens Français ; en conséquence, leur statut réel et leur statut personnel seront, à compter de la promulgation du présent décret, réglés par la loi française, tous droits acquis jusqu’à ce jour restant inviolables. »

Avec ce décret, les Juifs algériens deviennent donc des citoyens français à part entière. Pourquoi ? Le décret Crémieux est le résultat d'une longue histoire.

La condition des Juifs séfarades dans l'Algérie colonisée

Lorsque les colons français arrivent en Algérie en 1830, la communauté juive est présente au Maghreb depuis l'Antiquité. Elle est même antérieure à l'islam, arrivé au VIIe siècle. Au début du XIXe siècle, les Juifs ont le statut de dhimmi, ce qui signifie qu'ils sont  « sujets protégés » en terre d'islam, mais aussi qu'ils sont soumis à un statut d'infériorité juridique et sociale par rapport aux musulmans.

Ce qui n'empêche pas l'existence de nombreux traits communs entre les deux cultures. Les Juifs parlent le « judéo-arabe », s'habillent de la même façon que les musulmans et partagent un mode de vie similaire. La plupart sont pauvres.

Une fois sur place, les colons français vont voir tout l'avantage qu'il y aurait à s'attirer la bienveillance de la communauté juive, eux-mêmes très favorables à une intégration à la France. On le voit par exemple dans cet article paru dans Le Siècle en 1865 et écrit par le romancier Louis Noir, de retour d'Algérie.

Le texte est en outre significatif de la vision condescendante qu'ont les Français des Juifs algériens :

« Le juif algérien a deux aspects bien différents, selon qu'on l'envisage dans ses rapports avec ses coreligionnaires ou dans ses relations avec le reste de l'humanité.

Dans le premier cas, il est affable, complaisant, honnête et serviable ; dans le second cas, il est avare, sournois et désobligeant [...].

Le fanatisme des musulmans leur inspira contre les israélites des persécutions aussi cruelles et aussi révoltantes que celles dont les chrétiens les accablèrent chez nous au moyen âge. Aujourd'hui, ces parias des villes algériennes sont devenus les égaux de leurs oppresseurs, et ils ne conservent contre eux ni haine ni rancune [...].

Leur sort s'est singulièrement amélioré depuis notre conquête, leur caractère aussi. Quelques-uns cherchent bien encore à nous tromper à l'occasion, mais, en général, ils nous ont voué une vive reconnaissance […]. 

En résumé, la race juive nous a été et nous sera encore d'un puissant secours pour coloniser et civiliser l'Algérie. »

Sous le règne de Louis-Philippe Ier et de Napoléon III, le pouvoir français va préparer l'accession des Juifs à la citoyenneté française. L'idée d'une naturalisation apparaît alors dans la presse.

Ainsi dans cet article du Journal des débats évoquant en 1865 le livre de Casimir Frégier Les Juifs algériens, leur passé, leur présent, leur avenir juridique, leur naturalisation collective :

« La condition des juifs algériens sous la domination musulmane [...] est exactement semblable à ce que fut autrefois, sous le règne de l'ignorance, de la barbarie, du fanatisme, du bon plaisir, celle de leurs coreligionnaires européens. L'intolérance et la barbarie se ressemblent partout, quelle que soit la religion qu'elles déshonorent en invoquant son nom pour sanctifier leurs excès [...].

Aussi les juifs algériens saluèrent-ils avec allégresse, en 1830, le drapeau victorieux de la France, devenu pour eux, comme il l'avait été un quart de siècle auparavant pour leurs frères opprimés de l'Occident, le drapeau de la délivrance [...].

Quel est donc le moyen proposé par M. Frégier pour mettre un terme à ces embarras ? Le moyen qu'il propose peut sembler aux esprits timorés, surtout à ceux qui ignorent les premiers éléments de la question, un remède héroïque, et cependant il n'est que sage, parce qu'il est le seul efficace.

C'est la naturalisation immédiate, collective et sans conditions de toute la population israélite de l'Algérie. »

Ressortissante juive de Constantine, 1857 - source : Gallica-BnF

La ratification du décret et ses répercussions immédiates

Dans les faits, la naturalisation des Juifs sera l’œuvre d'Adolphe Crémieux. De son vrai nom Isaac Crémieux, cet avocat fut président du Consistoire central et de l'Alliance israélite universelle. Il consacra sa vie à l'émancipation des Juifs en France, une patrie qu'il magnifie dans tous ses écrits.

Devenu ministre de la Justice au tout début de la IIIe République – et de ce fait responsable de la « question algérienne » –, il écrit ainsi dans une lettre adressée au Siècle en juillet 1870 :

« Les israélites de l'Algérie réclament la naturalisation ; leur assimilation aux Français, le titre de citoyens français, c'est leur vœu le plus ardent. »

Le décret est ratifié par le Conseil du gouvernement. Leur naturalisation fait aussitôt naître une grande espérance parmi les Juifs algériens, qui se solidarisent avec l'envahisseur français. Mais leurs rapports avec les Algériens musulmans seront bouleversés par cette citoyenneté nouvelle.

L'historien Benjamin Stora parle de « premier exil » des Juifs d'Algérie, « celui qui les a séparés des autres “indigènes”, les musulmans ».

Le décret Crémieux va provoquer des tensions en Algérie. En plus de susciter l'ire des chefs de l'armée française et d'une partie des colons, qui voient d'un mauvais œil une naturalisation qui pourrait menacer leurs prérogatives, il va provoquer la colère des élites musulmanes. Le décret, par sa dimension discriminatoire, consacre en effet la scission entre colonisateurs européens et colonisés musulmans, ces derniers étant maintenus dans leur statut d'« indigènes ».

Une révolte  contre le gouvernement français de 250 tribus, essentiellement kabyles, a lieu en mars 1871 : un tiers de la population musulmane se soulève contre les Français. Cette insurrection, la révolte des Mokrani, effraye les adversaires du décret Crémieux, qui l'estiment causée par la naturalisation des Juifs.

Couple juif résidant à Constantine, 1857 - source : Gallica-BnF

Le Petit Journal écrit ainsi en mars 1871 :

« Les troubles d'Algérie n'ont rien de politique. La sourde fermentation qui, depuis les premiers désastres de l'armée française, n’a cessé de régner au sein de la population indigène, particulièrement, dans les provinces d'Alger et de Constantine, s'est traduite le 1er de ce mois, par une suite de scènes violentes entre Arabes et Israélites, à Alger.

On sait la haine séculaire qui anime les musulmans contre la race juive. Les musulmans en sont encore maintenant au point où en était la France au Moyen Âge.

Un décret signé par M. Crémieux et conférant aux israélites d'Alger le droit de former un bataillon spécial de tirailleurs, excita vivement la jalousie des Arabes. »

Vers une pure et simple abrogation ?

Afin de calmer l'insurrection, le chef du gouvernement provisoire, Adolphe Thiers, dépose, le 21 juillet 1871, un projet d'abrogation. Il est soutenu par une partie de l'opinion. Ainsi le journal La France qui évoque le mécontentement des autres « indigènes » :

« Par une mesure d’ailleurs complètement étrangère à la défense nationale, comme le fait justement remarquer l’exposé des motifs, [M. Crémieux] admit, d’un trait de plume, et sans autre information, à la qualité de citoyens français, 33 000 Israélites indigènes, en général d’une ignorance profonde et ne connaissant pas, pour la plupart, un mot de français.

Cet acte législatif, acceptable en principe, était absolument détestable dans la pratique. Il blessait dans leurs préventions les plus enracinées une population de 2 500 000 Arabes ; il rencontrait dans l’exécution des impossibilités reconnues par M. Crémieux lui-même, notamment en ce qui concerne la participation de ces nouveaux citoyens français aux fonctions de jurés et leur concours pour le service militaire ; enfin, il menaçait dans plusieurs grands centres et dans de nombreuses communes les institutions municipales de la colonie. »

Le journal Le Siècle soutient quant à lui le décret Crémieux :

« Nous en prenons vraiment à l'aise avec les juifs d'Algérie.

Un décret les fait brusquement citoyens français. Une loi menace de les rejeter non moins brusquement du sein de notre nation. Pourquoi ? Les Israélites algériens ont-ils démérité depuis dix mois qu'ils sont nos compatriotes ? Point que nous sachions.

Leur naturalisation a-t-elle été, comme on a cherché à le faire croire, une des causes principales de l'insurrection arabe ? Non certes, les bureaux arabes en savent quelque chose.

Dans tous las cas, l'insurrection est terminée, d'après les affirmations mêmes du Moniteur d'Algérie.

Quel motif pourrait donc décider l'assemblée à priver 35 000 individus d'un titre que si longtemps ils ont ambitionné et qu'ils portent honorablement depuis près d'un an ? »

Mais Crémieux tient bon et l'abrogation n'a pas lieu. La révolte des Mokrani, elle, sera réprimée dans le sang : son souvenir douloureux restera durablement dans les mémoires algériennes. Le lien de cause à effet entre le soulèvement et la naturalisation des Juifs n’est toutefois aujourd'hui pas prouvé.

L'hostilité au décret deviendra un leitmotiv du camp colonialiste, lequel suscitera des émeutes antijuives sanglantes à Alger en 1896 et 1898 et à Oran en 1897 – en pleine affaire Dreyfus, et dans un climat d'antisémitisme exacerbé.

Néanmoins, l'assimilation des Juifs algériens se poursuit. Au fil des années, ils vont apprendre à lire et écrire le français et se faire enseigner l'histoire de France à l'école. Mais aussi abandonner les petits métiers traditionnels, délaisser la langue arabe et déserter les écoles rabbiniques, au grand mécontentement des rabbins.

Le décret Crémieux sera abrogé le 7 mai 1940 par Vichy. Le nom de Crémieux réapparaît alors dans la presse collaborationniste, où il est violemment décrié.

Le décret sera rétabli le 20 octobre 1943, un an après le débarquement allié en Algérie. En 1962, à l'indépendance de l'Algérie, les Juifs choisiront en masse de s'exiler en France, plutôt qu'en Israël.

Aujourd’hui, seule une poignée d'entre eux vivent encore sur le territoire algérien.