Interview

Un art polémique : deux siècles de controverses artistiques dans l’espace public

le 08/05/2024 par Julie Bawin, Marina Bellot
le 18/04/2024 par Julie Bawin, Marina Bellot - modifié le 08/05/2024

Cancel culture, wokisme, appropriation culturelle : alors que la question de l’atteinte portée aux œuvres d’art dans l’espace public reste d'une brûlante actualité, l'historienne Julie Bawin retrace deux siècles de controverses autour de l'art public. 

RetroNews : Dans quelle mesure l'art public est-il nécessairement objet de controverses ? 

Julie Bawin : L’art public n’est pas un art dont la scène est le salon ou le musée, mais une création qui s’érige dans un lieu censé appartenir à tous : l’espace public. Sa singularité est donc d’être un art qui s’impose à la collectivité et dont les spectateurs sont d’une certaine manière « involontaires ». Confrontée à une audience très large, l'œuvre érigée dans l’espace public, plus que toute autre création instituée, génère une pluralité de jugements et peut alors devenir l’objet de crispations, de rejets et même d’attaques plus ou moins spectaculaires.

Quelle différence établissez-vous entre iconoclasme et vandalisme ? 

La notion d’iconoclasme, bien qu’étroitement liée au mot « vandalisme », n’en est pas le synonyme. Pour l’iconoclaste, la question artistique est, sinon absente, du moins secondaire. Lorsqu’il s’attaque à une œuvre – un monument ou une statue – c’est ce qu’elle incarne d’un point de vue politique qui est visé. C’est d’ailleurs la figure physique statufiée qui est la cible, et non l’auteur de l’œuvre.

Le vandale, lorsque son geste ne relève pas d’un acte purement gratuit, sait pertinemment qu’il s’en prend à une œuvre d’art, et ce pour des raisons qui peuvent être aussi bien esthétiques, morales que politiques.

Quelles formes a pu prendre l’iconoclasme, de la Révolution jusqu'à l'époque contemporaine ?

Dans le domaine de l’art public, l’iconoclasme constitue sans aucun doute l’un des actes de résistance les plus répandus et l’une des expressions les plus anciennes de la censure.

C’est avec la Révolution française que le geste iconoclaste prend une nature profondément politique. Il se laïcise, dans la mesure où ce ne sont plus spécifiquement les images religieuses qui sont attaquées ou détruites, mais les représentations et les symboles de l’Ancien Régime. Ce vaste mouvement d’iconoclasme, qui s’inscrit dans le temps très court de la Révolution, ne fut toutefois pas monolithique. Dès la prise de la Bastille en 1789, une palette de gestes hybrides se fait jour, de la destruction pure et simple à des actes moins dévastateurs, comme la brisure, le grattage, le « graffitage » ou encore la dissimulation, la substitution et le déplacement. Outre la variété des formes d’expression mises en œuvre, l’iconoclasme révolutionnaire enregistre une évolution rapide, tant en ce qui concerne les stratégies politiques que les significations attribuées aux œuvres et autres signes visuels présents dans l’espace public.

Depuis la Révolution, les manifestations d’iconoclasme dans l’espace public n’ont jamais cessé d’éclater, depuis les destructions d’effigies monumentales dans les régimes totalitaires au XXe siècle jusqu’à l’actuel mouvement de déboulonnage de statues liées à l’histoire de l’esclavagisme et du colonialisme.

En quoi l’affaire Carpeaux est-elle emblématique des querelles d’ordre esthétique, moral et politique que peut cristalliser l’art public ? 

Commandée en 1863 et dévoilée au public six années plus tard, La Danse de Jean-Baptiste Carpeaux, haut-relief destiné à décorer le nouvel Opéra de Charles Garnier à Paris, constitue un cas d’étude remarquable en ce qu’il rassemble à lui seul toutes les réactions possibles d’indignation face à une œuvre exposée dans l’espace public. Scandale, vandalisme et censure s’entremêlent dans ce qui fut une véritable « affaire », c’est-à-dire un affrontement public aux contours politiques et médiatiques dépassant de loin la simple controverse artistique et soulevant de multiples enjeux.

Dans la nuit du 26 au 27 août 1869, une main anonyme projette de l’encre noire sur la hanche de la danseuse de gauche, le liquide se répandant ensuite sur les figures avoisinantes. Cet acte de vandalisme marqua un tournant décisif dans le sort réservé bientôt à la sculpture ; car dès ce moment, ce sont des questions de moralité et de droit du citoyen dans l’espace public qui furent invoquées.

 

L’affaire Carpeaux met en lumière la cohabitation de deux types de censure : horizontale, avec le mouvement de pression populaire qui dénonçait le fait que l'œuvre évoquait plus une orgie qu’une scène de danse. Et verticale, puisque Napoléon III donnera raison au peuple en décidant de faire retirer l'œuvre de la façade de l’opéra. 

C'est aussi un cas extrêmement intéressant en ce qu’il permet de comprendre des protestations et des actes plus contemporains, démontrant une sorte de permanence dans les arguments (par exemple, le droit de regard des citoyens, notamment en matière de dépenses publiques)  et dans les modes d’action (le jet d’encre fait évidemment penser aux projections de peinture qui recouvrent de nos jours des œuvres contestées). 

Plus largement, les deux siècles et demi de controverses artistiques dans l’espace public que j’analyse dans le livre rendent compte tout à la fois de la permanence et de la variabilité des arguments qui, au fil des décennies, ont été avancés pour discréditer une œuvre d’art public. C’est donc un ouvrage qui interroge tout à la fois des notions de scandale, de censure, de vandalisme et d’iconoclasme dans l’espace public démocratique occidental. 

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Docteur en histoire de l’art, Julie Bawin dirige le service d’histoire de l’art de l’époque contemporaine à l’Université de Liège. Son ouvrage Art public et controverses est paru aux éditions du CNRS en mars 2024.