Écho de presse

C'était à la une ! 1892, la grève de Carmaux

le 16/12/2022 par France Culture
le 12/01/2018 par France Culture - modifié le 16/12/2022
La grève des mineurs - Le Petit Journal supplément du dimanche 1 octobre 1892 - Source RetroNews BnF

La lecture du jour reprend un article de Henri Rochefort dans lequel le journaliste et politicien évoque la situation des pêcheurs de Boulogne-sur-Mer et la mainmise des armateurs.

En partenariat avec "La Fabrique de l'Histoire" sur France Culture

Cette semaine : la grève de Carmaux, "Sous la terre et sur l'eau", par Henri Rocherfort, L'Intransigeant, 20 octobre 1892

Lecture par : Christophe Brault

Réalisation : Séverine Cassar

 

 « LA GRÈVE DE CARMAUX DEVANT LA CHAMBRE [...] SOUS LA TERRE ET SUR L'EAU

 

Lisez les feuilles : ce n’est plus M. de Solages qui a expulsé Calvignac de la mine : c’est Calvignac qui a chassé M. de Solages de la Chambre. Le baron Reille et lui sont deux victimes en faveur desquelles on va peut-être nous demander d’ouvrir une souscription dans l’Intransigeant.

Ce qu’on néglige malheureusement de nous expliquer, c’est comment il se fait que ces exploités soient douze ou quinze fois millionnaires, tandis que les ouvriers, leurs exploiteurs, ont à peine une bouchée de pain à se mettre sous la dent. Il y a là un mystère que toutes les démissions et tous les raisonnements imaginables seront impuissants à éclaircir.

Depuis d’innombrables années les patrons serrent sans pitié ni remords la vis à leurs salariés, et quand ceux-ci se décident à se rebiffer, ceux-là prennent des attitudes  de Mignon aspirant au ciel et s’écrient douloureusement :

« Les ingrats ! c’est à renoncer à  faire le bien ! ».

Mais si les mineurs avaient la naïveté de se laisser attendrir, il leur arriverait infailliblement ce qui s’est produit, par exemple, pour les pauvres pêcheurs de Boulogne-sur-Mer, aujourd’hui retombés entre les mains de leurs infâmes armateurs, cent fois plus misérablement bas que ne l’étaient les corvéables d’avant la Révolution.

Ces pauvres gens, auprès desquels les pêcheurs d'Islande de Pierre Loti sont des richards et des rois de la mer, ont commis la déplorable faute d’aliéner la liberté de leur commerce et se sont laissé appointer par un syndicat de quarante propriétaires de barques, qui les envoient tous les matins s’exposer à l’engloutissement et à la mort pour la somme de soixante-dix-sept francs par mois !

Oui, pas un sou de plus, et la plupart d’entre eux ont cinq, six, ou sept enfants. Il y a quelques années encore, ils étaient  engagés par un patron de bateau qui partageait avec eux ses prises, en gardant une moitié pour lui et distribuant l’autre à son équipage.

Les pêcheurs vendaient ainsi leur poisson et gagnaient, soit peu, soit beaucoup d’argent, selon que la journée avait été mauvaise ou bonne. Une année où la pêche avait donné d’assez maigres résultats, des naufrageurs vinrent insidieusement trouver les dix mille marins du port de Boulogne et leur firent cette proposition 

« Si vous voulez, au lieu de tabler constamment sur un aléa et de compter sur des coups de filet qui souvent ne vous amènent rien, vous signerez avec nous un engagement ferme et, moyennant cent cinquante ou deux cents francs par mois que vous serez toujours sûrs de trouver, vous irez travailler pour nous, ce qui vous délivrera de tous vos soucis. »

Et ils ajoutèrent, par surcroît de sollicitude :

« Nous vous achèterons vos barques et vos filets, et vous n’aurez plus  à vous occuper que de toucher vos appointements. »

Les braves et innocents matelots donnèrent dans ce grossier panneau.

Les deux premiers mois, les cent cinquante francs furent exactement payés ;  puis la bande noire, sous des prétextes quelconques, réduisit les gages d’abord à cent vingt-cinq, ensuite à cent francs et enfin au chiffre actuel, c’est-à-dire soixante-dix-sept francs, pas même quatre-vingts, sans préjudice de quelque réduction nouvelle.

Les dix mille pêcheurs de Boulogne ainsi volés et affamés, eux et leurs familles, formulèrent des réclamations énergiques et tentèrent même de se mettre en grève. C’est alors que leurs armateurs leur tinrent ce langage, à peu près identiquement le même que celui de la Compagnie de Carmaux à ses ouvriers :

« Faites ce que vous voudrez. Nous sommes maintenant assez riches, à nous quarante, pour vivre pendant un an au moins sur notre capital. Or, comme vous n’avez plus ni filets ni bateaux, et conséquemment plus d’outils, vous seriez, sous peine de mourir de faim, obligés de mettre bientôt les pouces. »

Et ce n’est pas tout ; autrefois, les patrons de chaloupe, s’embarquant avec leurs hommes et courant les mêmes risques de mer, ne s’aventuraient que par des temps supportables. Aujourd’hui, les employés de la bande noire reçoivent, par les plus effroyables tempêtes, l’ordre de partir, leurs négriers n’ayant personnellement rien à craindre, puisqu’ils restent à terre. [...]

C’est à ce système d’assassinats prémédités et encouragés par le ministre de la marine, qu’on doit actuellement une énorme recrudescence dans les naufrages.

Sous terre, comme à Carmaux, sur l’eau,  comme à Boulogne, telle est cette magnifique organisation du patronat que le gouvernement ne manque jamais de défendre en toute occasion et pour laquelle le sang a coulé à Fourmies.

HENRI ROCHEFORT »