Chronique

1927 : « Ton corps est à toi », roman du droit à l’avortement

le 09/04/2023 par Emmanuelle Retaillaud
le 06/04/2023 par Emmanuelle Retaillaud - modifié le 09/04/2023

Cinq ans après la parution de La Garçonne, le romancier Victor Margueritte publie Ton corps est à toi, plaidoyer sans détour en faveur du droit des femmes à disposer de leur corps. Si le roman provoque une secousse médiatique, on remarque qu’elle est, cette fois-ci, presque unanimement positive.

En juin 1927, le romancier Victor Margueritte publie un nouveau livre, Ton corps est à toi. On pouvait croire l’auteur de La Garçonne terrassé par le scandale, mis en ban du milieu littéraire… Il n’en est rien.

Outre que La Garçonne, malgré quelques tracasseries judiciaires relatives à ses adaptations scéniques et cinématographiques, est devenu, au fil du temps, un véritable phénomène de librairie, le prolifique écrivain a continué, tout au long des années vingt, à publier régulièrement romans et essais, en se revendiquant du féminisme, mais aussi du pacifisme et depuis peu, du néo-malthusianisme.

C’est précisément le thème de ce nouvel opus, qui narre l’histoire d’une jeune femme enceinte à la suite d’un viol. Bien décidée à ne pas subir une grossesse non désirée, mais sans argent ni relations, elle échoue à se faire avorter et se voit contrainte d’abandonner l’enfant à l’Assistance publique. Affermie dans son combat par cette douloureuse expérience, elle prend la défense d’une amie qui a pratiqué un avortement clandestin. La trame est surtout prétexte à développer un plaidoyer en faveur de la « maternité consciente », au nom du droit des femmes à disposer de leur corps, mais aussi de la nécessité de limiter les naissances « indésirables » ou non viables, celles des très pauvres ou des malades.

Pour écrire son livre, Margueritte s’est solidement documenté, notamment auprès du couple formé par Jeanne et Eugène Humbert, inlassables défenseurs de la cause néo-malthusienne. L’un et l’autre ont d’ailleurs fait de la prison, pour infraction à la loi de 1920, qui punit toute propagande antinataliste d’une peine d’un à six mois de prison et de 100 à 5 000 francs d’amende. Elle a été complétée par la loi de 1923, qui correctionnalise l’avortement, pour rendre poursuites et condamnations plus efficaces.

Les risques pour le romancier sont donc loin d’être nuls, mais comme le remarque son biographe Patrick de Villepin, « adulé ou haï du public, Margueritte aime à se considérer comme un paria des lettres, martyr du conservatisme social ». Aussi l’écrivain n’hésite-t-il pas à revendiquer haut et fort son combat dans un long article du journal Comoedia, paru le 15 juin 1927. Ce livre, explique-t-il, « compose avec les deux autres volumes que j’achève, une seconde trilogie [après celle de La femme en chemin, dont faisait partie La Garçonne]. Titre général : Vers le bonheur ». Et de marteler :

« Le progrès ne sera qu’un attrape-nigaud aussi longtemps que n’aura pas été résolue, au bénéfice de la femme et de la mère, la question sexuelle. (…)

Le jour où cessera pour nos filles le risque de fabriquer, machinalement, ce que la consommation de l’Industrie sous toutes ses formes, guerre comprise, appelle de cet affreux nom : ‘le matériel humain’ ».

Assumant les risques, Margueritte se revendique ouvertement de Malthus et des néo-malthusiens :

« La fécondité du globe a ses limites, celle de l’espèce humaine n’en a pas. Qu’entre les deux productions, l’équilibre se rompe, aussitôt joue le fléau compensatoire […] Ainsi, le néo-mathusianisme, qu’on accuse à tort d’affaiblir les races, ne devrait pas avoir, au regard chauvin, rien d’effrayant […].

Et sans doute, filles de la pensée britannique, la pensée de Malthus et celle de Drysdale, plus clairvoyante encore, sont, en Angleterre, en Amérique, en Suède, en Hollande, en Allemagne, adoptées ouvertement par un nombre toujours croissant de hauts esprits. Et hypocritement, dans tous les pays, par toutes les classes dirigeantes.

Cependant, l’obstruction officielle, ici et là, et particulièrement en France, l’inique loi du 1er août 1920, entravent dans la masse leur libre rayonnement. Vains efforts ! Rien n’arrête la lumière. »

A la sortie du roman, la question occupe déjà les médias, avec la mise en accusation, pour propagande antinataliste, de l’institutrice communiste Henriette Alquier, dont Victor Margueritte va justement prendre la défense, en y articulant une habile publicité pour son livre.

Le courageux militant n’en reste pas moins le père de La Garçonne, roman fort controversé, à sa sortie, jusque dans les rangs de la gauche, et se voit donc contraint de montrer patte blanche : « C’est assez qu’avec La Garçonne, les passions politiques aient dénaturé ma pensée. Je demande que Ton corps est à toi ne soit pas en butte au même parti pris », plaide-t-il dans le même article de Comoedia.

Heureusement pour lui, depuis 1922, l’eau a coulé sous les ponts. Le succès commercial de La Garçonne, comme la banalisation du type féminin qu’évoque ce terme, ont partiellement résorbé l’émotion publique. Tiré à 180 000 exemplaires, Ton Corps est à toi est accueilli avec un intérêt certain. Si la presse conservatrice, sans surprise, y voit une scandaleuse atteinte au sacro-saint devoir de procréation (voir La Croix du 1er juillet 1927), la presse de gauche est dans l’ensemble favorable au roman.

Plusieurs journaux, dont L’Homme libre du 20 juin et Paris-Soir du 13 juillet, en publient des « bonnes feuilles ». Le premier dresse même un véritable panégyrique de Margueritte en s’appuyant sur la monographie que lui a consacré l’écrivain Jean Guirec :

« C’est le peintre puissant d’une société, l’émancipateur de la femme, le militant de toutes les grandes causes humaines. Poète qui, ayant tourné le dos à la bourgeoisie dont il sort, a plongé vers le peuple et le devance. »

Encore plus dithyrambique, Le Petit Provençal du 15 juillet mobilise également Guirec pour placer Margueritte au même niveau que Romain Rolland, Henri Barbusse, ou la journaliste Séverine. Le journal sudiste fait jouer le patriotisme local, pour se réjouir que le romancier ait écrit son roman, en compagnie de sa jeune femme, dans une « délicieuse bastide » de Sainte-Maxime-sur-Mer, d’où il peut contempler « de très loin et de très haut » les vicissitudes de la vie parisienne.

Dans L’Humanité du 24 juillet, c’est Henri Barbusse en personne qui prend fait et cause pour un collègue qu’il connaît bien, puisque les deux hommes se sont engagés ensemble dans le combat pacifiste :

« Victor Margueritte est l’écrivain français qui est aujourd’hui le plus lu (…). Mais il est aussi l’homme de lettres contre lequel les plus acharnées attaques se sont déchaînées.

Ces attaques ont pour cause, en premier lieu, le succès même du brillant écrivain. L’offensive qu’il a subie au moment de la publication de La Garçonne, a consisté avant tout en une vague de jalousie, d’envie et de haine, où la gent littéraire actuelle, les grands pontifes officiels en tête, ont montré le fond de leur belle âme. »

L’éminent auteur du Feu faisait sans doute mine d’oublier qu’en 1922, La Garçonne s’était attiré les foudres de l’organe communiste, par la plume de la syndicaliste féministe Louise Bodin. De toute évidence, Margueritte, après quelques années de purgatoire, était redevenu un auteur fréquentable.

Si le roman faisait entendre, à l’image de son titre, une note ouvertement féministe, il est important de noter que la défense du droit à l’avortement s’articulait ici à deux thèmes aujourd’hui quelque peu tombés en désuétude : en premier lieu, l’antimilitarisme, très présent dans une société française encore hantée par la Grande Guerre. Commentant le roman de Margueritte, le journaliste libertaire Victor Méric usait ainsi d’une ironie grinçante, dans Le Soir du 25 juin 1927, pour remarquer :

« La femme est condamnée à la maternité.

Si elle cherche à se dérober, par un moyen quelconque (….) elle devient une grande coupable (…). Son ventre ne lui appartient pas. Il appartient à la Société, à la Patrie. C’est un organisme d’utilité publique. (…)

On n’a pas le droit, affirment nos moralistes, d’anéantir une existence, même précaire, même encore vagissante. Et c’est très vrai. Tuer l’être embryonnaire, c’est criminel. Il vaut mieux attendre qu’il se soit transformé en homme sain et vigoureux pour l’expédier sur les champs de bataille. »

L’autre argument avait trait à l’eugénisme, dont Amand Charpentier résumait les principaux éléments dans La Volonté du 21 juillet 1927 :

« L’homme du XXe siècle a-t-il le droit de chercher à améliorer sa race ? (…)

Pourquoi, dès lors, remarquent les eugénistes, ne pas appliquer les mêmes méthodes aux sources de la vie, pourquoi ne pas éviter, dans la mesure où la science le conseille, la naissance des tuberculeux, des rachitiques, des syphilitiques, etc. ? »

Margueritte allait les développer dans la suite du cycle, Le Bétail humain, en 1928 et Le Chant du berger, en 1930. Son idéal restait familialiste et nataliste, et le recours à l’avortement avait avant tout pour but de remédier aux situations de détresse socio-économiques, tout en permettant « l’amélioration de la race ».

Ton corps est à toi faillit à son tour entraîner des poursuites judiciaires, à la suite d’une plainte déposée par le journal conservateur La Femme et l’enfant (voir Le Carnet de la semaine du 31 juillet). Elle tourna court et dans La Volonté du 21 décembre, Victor Margueritte put se réjouir de n’avoir été poursuivi pour aucun de ses deux romans, même si le premier lui avait coûté sa Légion d’honneur.

Henriette Alquier, de son côté, venait d’être acquittée. Deux victoires en réalité très provisoires, avant la nouvelle offensive des « repopulateurs », qui allait mener au Code de la Famille de 1939 puis à la re-criminalisation de l’avortement, sous Vichy, en février 1942. Un fait que ne put guère commenter le romancier, puisqu’il était décédé presque au même moment, le 25 mars. On ne sait ce qu’il aurait pensé de la plus célèbre application de la nouvelle loi, l’exécution, sous le couperet de la guillotine, de l’avorteuse Marie-Louise Giraud, le 30 juillet 1943.

Ardent promoteur du rapprochement franco-allemand depuis les années trente, Margueritte avait accueilli avec enthousiasme le régime du maréchal Pétain et la collaboration franco-allemande. L’éviction de Laval, le 13 décembre 1940, lui fit prendre ses distances avec le premier… mais pour mieux soutenir la seconde. Point d’orgue des dérives et paradoxes d’une trajectoire complexe, pour ne pas dire incohérente, où les féministes d’aujourd’hui ont bien du mal à célébrer l’un des leurs, malgré l’indéniable courage de certains de ses partis-pris.

Pour en savoir plus :

Anne Cova, Féminismes et néo-malthusianisme sous la IIIe République, Paris, L’Harmattan, 2011.

Jean Guirec, Victor Margueritte. L’homme et l’écrivain, Paris, André Delpeuch, 1927.

Patrick de Villepin, Victor Margueritte : la vie scandaleuse de l'auteur de "La garçonne", Paris, F. Bourin, 1991.

Patrick de Villepin, notice MARGUERITTE Victor, dans Le Maitron, Dictionnaire biographique, mouvement ouvrier, mouvement social