Tout vidéoclub des années 1980 exhibait dans sa section horreur les VHS des Face à la Mort, ces films aux jaquettes pleines de crânes mutilés, animaux trépanés et autres promesses de visions interdites. La franchise, démarrée en 1978, appartient au genre du mondo ; des documentaires sensationnalistes, souvent mis en scène, prétextant de vagues enquêtes ou reportages dans des contrées méconnues pour aligner les « séquences choc », sur fond de commentaires désabusés et de musiques inappropriées.
La promesse des Face à la Mort tient dans une sélection de séquences montrant d’authentiques trépas, captés par une caméra témoin. En dehors d’archives historiques contextualisées à la truelle, une bonne partie des scènes était bidonnée. Les supplices d’animaux, en revanche, y étaient bien réels, comme dans un nombre non négligeable de films d’exploitation sulfureux des années 1970 et 1980 venus d’Italie ou du sud-est asiatique.
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La cinéphilie s’est livrée à de nombreux audits sur ces sacrifices immortalisés sur pellicule, avec comme excuse toute trouvée l’idée de « pratiques d’un autre temps », et comme légitimation un rien condescendante l’absence de scrupules d’industries peu regardantes.
Alors que tout était bien compartimenté, bien rangé dans des cases de l’Histoire du Cinéma, Albert Serra déboule en 2025 avec Tardes de Soledad et ses mises à mort d’une demi-douzaine de taureaux filmées en gros plans, éléphants artistiques dans la pièce filmique maîtresse de ce début d’année. Une représentation de la souffrance d’autant plus glissante qu’elle s’inscrit dans le cadre de la corrida, enjeu idéologique caractéristique de la polarisation de l’époque, entre les garants d’une certaine idée de la tradition et une modernité percevant la discipline strictement telle qu’elle est filmée et montée ici par Albert Serra : plein cadre, sans fard, sans public, concentré sur l’œil de l’animal ensanglanté sentant la vie l’abandonner.
Le film n’a bien évidemment rien d’un mondo, et son réalisateur a pour lui le bouclier immunitaire du statut d’auteur ; il ne saurait être suspecté de complaisance et d’indécence que par des torquemadas aux petits pieds. Tout au plus, pourrait être interrogée son insistance clinique à guetter les moments les plus embarrassants de ses sujets, à traquer la gêne dans des plans à la longueur beaucoup trop étirée.
Après le Benoît Magimel magnifiquement à l’ouest du long-métrage de fiction Pacifiction, voici donc Andrés Roca Rey, filmé à une proximité inconfortable dans l’arène et en dehors. Le torero enfile ses habits de lumière beaucoup trop moulants, attend le début du spectacle dans un silence tenant à la fois du recueillement et d’une sorte de transe à la tristesse insondable. Il torée dans des plans exclusivement centrés sur lui et le taureau. Il souffle, se cambre, grimace, éructe, manque de se faire encorner, lutte pour ne pas céder à l’épuisement, ses frusques déchirées, couvertes de sang.
Une fois l’animal achevé, il se retire en voiture avec son entourage, saluant la foule de gestes automatiques, le regard vidé de la moindre émotion. Le cérémonial se répète encore et encore, deux heures durant. Roca Rey ne parle quasiment pas, laissant les membres de sa quadrille monopoliser l’essentiel de dialogues tournant autour de ses « cojones », de l’ingratitude de la foule, de la lâcheté et de la traîtrise des taureaux. Le montage joue avec une redoutable efficacité du poids des redondances, de cette impression d’être à bord d’un train fantôme tournant sans fin autour des mêmes motifs.
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Même si Albert Serra se défend catégoriquement d’un regard critique sur la corrida ou sur ses protagonistes, il apparaît de plus en plus compliqué, au fil de la narration, de voir autre chose qu’une cruelle mise à nu du spectaculaire. La sécheresse du dispositif atteint l’essence même de la corrida, montrée comme une pantomime réglée d’avance, où les embardées du taureau en dehors de l’emprise du torero sont vite, très vite repeintes en anomalies.
Le joug d’une virilité fragile, surcompensée en permanence, irrigue chaque plan. Et dans ce cercle infini des mêmes gestes, il faut bien reconnaître que la captation de l’agonie animale occupe un rôle crucial. Elle arrive en conclusion d’un rituel dont la saveur populaire a été tronquée, pour se concentrer sur cet affrontement perdu d’avance. Chaque bête mourra et sera filmée ce faisant.
La caméra s’attarde sur les dépouilles, dans un mélange de fascination, d’obscénité ultime et de vertige. Sans ces images, Tardes de Soledad n’aurait pas le même impact, il n’interrogerait pas notre rapport à la violence avec la même intensité. Le film ne règle en aucun cas la question de la représentation de la souffrance animale à l’écran, condamnée à des débats tournant là aussi à l’infini autour des mêmes arguments ressassés depuis les premiers mondos (« les animaux seraient morts de toute façon » ou « l’exploitation de l’exploitation est une mise en abyme »). Il peut en revanche fournir un avis tranché sur la corrida, et dans une moindre mesure, sur le caractère chafouin de son réalisateur.
Ecrit par
François Cau est auteur et journaliste. Il est notamment responsable de Nanarland, Le Livre des Mauvais Films Sympathiques 1 et 2. Il est également chroniqueur cinéma pour Mad Movies et Chaos Reigns.