À sa mort en 1881, Dostoïevski est encore assez mal connu des lecteurs français. Peu ou mal traduite, parfois perçue comme incompréhensible, son œuvre va être sujette en France, dans les années qui suivront, à des interprétations souvent contradictoires, et leur auteur va se voir affublé de toutes sortes de casquettes politiques, idéologiques et littéraires.
En janvier 1885, Le Journal des débats politiques et littéraires publie une longue critique à l'occasion de la sortie en français d'Humiliés et Offensés et de Crime et Châtiment. Dostoïevski y est présenté comme atteint d'un mal typiquement russe, un désordre "né d'un brusque conflit entre les vieux instincts d'une race mystique et le besoin d'agir qui s'est emparé des générations nouvelles". Le résultat : une œuvre dangereuse pour l'ordre social.
"Si ses romans sont loin d’être des appels à la destruction universelle, il n’y a pourtant pas en Russie de livres qui puissent plus sûrement préparer l’anarchie morale et sociale."
L'Écho de Paris, journal de droite, va encore plus loin le 22 janvier de la même année. Rappelant la jeunesse révolutionnaire de l'auteur (et oubliant qu'il fut tsariste dans sa vieillesse), le journal insiste sur la mauvaise influence morale de son œuvre :
"Dostoïevski, ce Dickens perverti, pervertisseur plutôt […], s'est attaqué à tout. Il a fait table rase de toute morale et de toute loi."
Au tournant du siècle, et alors que les travaux de Freud commencent à faire parler d'eux en Europe, c'est le Dostoïevski "psychologue" plutôt que le Dostoïevski "politique" qui est mis en avant. Pour Le Journal des débats politiques et littéraires, en 1902, il est désormais une sorte de spécialiste de "l'universelle folie". De même André Gide insiste-t-il en 1922, dans une conférence reproduite par Le Rappel, sur la fameuse "profondeur" psychologique de l'auteur des Frères Karamazov.
"La vie intime est ici plus imposante que les rapports des hommes entre eux. C'est bien là, ne croyez-vous pas, le secret de Dostoïevski, ce qui tout à la fois le rend si grand, si important pour quelques-uns, si insupportable pour beaucoup d'autres."
Dostoïevski devient un peintre de l'âme, lui-même "malade" et "torturé". Ainsi en 1930, pour L'Action française, s'il était si génial, c'est tout simplement parce qu'il était fou.
"C'est qu'il était malade, d'une implacable maladie nerveuse héréditaire, que toute sa vie était subordonnée à son état pathologique, et que son œuvre est l'extériorisation de sa souffrance, de ses méditations, de ses découvertes."
Dans les années 30, pourtant, certains continuent de ne voir en lui qu'un idéologue. En 1931, L'Humanité le dépeint comme un produit du capitalisme finissant, un résidu d'une époque révolue, d'avant la Révolution russe.
"Son idéologie, est celle d'un petit bourgeois [...]. Dostoïevski est individualiste, sentimental, slavophile, mystique religieux, réactionnaire."
Et de déclarer l'écrivain bon pour la casse :
"Dostoïevski est mort le 10 janvier 1881. Durant le demi-siècle qui s'est écoulé depuis, une Révolution gigantesque a bouleversé le monde sur un sixième du globe, le prolétariat a fait en vainqueur son entrée dans l'histoire. À ces constructeurs de l'ordre nouveau Dostoïevski apparaît vieilli, irrémédiablement caduc, pareil à un continent effondré sous les eaux."
Dostoïevski est-il un anarchiste, un pervers, un psychologue, un bourgeois, un réactionnaire ? Ou bien faut-il préférer à ces jugements quelque peu réducteurs ce que disait de lui son premier traducteur Eugène-Melchior de Vogüé, dans son introduction à la publication par le Journal des débats, en 1886, de plusieurs extraits des Souvenirs de la maison des morts ?
"Le grand intérêt de son livre, pour les lettrés curieux de formes nouvelles, c'est qu'ils sentiront les mots leur manquer, quand ils voudront appliquer nos formules usuelles aux diverses faces de ce talent. Au premier abord, ils feront appel à toutes les règles de notre catéchisme littéraire, pour y emprisonner ce réaliste, cet impassible, cet impressionniste ; ils continueront, croyant l'avoir saisi, et Protée leur échappera ; son réalisme farouche découvrira une recherche inquiète de l'idéal, son impassibilité laissera deviner une flamme intérieure [...]. Il faudra s'avouer vaincu, égaré sur des eaux troubles et profondes, dans un grand courant de vie, qui porte vers l'aurore."
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.