Écho de presse

1939 : Le vol d’un tableau provoque une consternation nationale

le 05/07/2019 par Michèle Pedinielli
le 19/06/2019 par Michèle Pedinielli - modifié le 05/07/2019
Le voleur et « restaurateur » de L'Indifférent Serge Bogousslavsky au tribunal, le tableau dans les mains, Le Petit Parisien, 1939 - source : RetroNews-BnF
Le voleur et « restaurateur » de L'Indifférent Serge Bogousslavsky au tribunal, le tableau dans les mains, Le Petit Parisien, 1939 - source : RetroNews-BnF

En juin 1939, L’Indifférent de Watteau disparaît du musée du Louvre. Deux mois plus tard, le voleur se rend, expliquant qu’il a agit « par amour pour le peintre » et pour améliorer la qualité du tableau, malmené par les services du musée…

L’Indifférent a disparu ! Le 12 juin 1939, en pleine journée, sans que personne ne remarque quoi que ce soit, le tableau de Watteau représentant un jeune homme exécutant un pas de danse s’est volatilisé de son emplacement dans une galerie du Louvre. La presse est en émoi, et pour cause : il s’agit du deuxième vol d’une peinture dans le musée après celui de la Joconde vingt-huit ans plus tôt.

Le Journal espère jusqu’au bout à une mauvaise blague.

« On pensait être accueilli avec des sourires ironiques :

– Un Watteau volé ? Ici ? Au Louvre ? Quelle stupide plaisanterie !

Hélas ! La figure triste du gardien appariteur, dans l'antichambre du directeur avant même qu'il n'eût parlé, confirmait bien la rumeur ; effectivement, on avait volé un Watteau au Louvre. 

En plein après-midi dominical, au milieu de nombreux visiteurs, un cambrioleur s'était introduit avec la foule ; profitant d'un moment d'inattention, il s'était emparé d'une exquise petite œuvre du maître, et avait réussi à s’enfuir. »

La police est sur les dents. Le vol de La Joconde est dans toutes les têtes et les moyens mobilisés sont à la hauteur du larcin.

« Une commission rogatoire extrêmement large était donnée à la police judiciaire “afin de procéder à toutes les recherches concernant un tableau de Watteau, L'Indifférent, volé au Louvre.

– Commission extrêmement large, qu'est-ce que cela veut dire, demandâmes-nous à M. Roche ?

– Cela veut dire que je plonge dans tous les milieux et que toutes les frontières sont surveillées attentivement, les ports aussi bien que les gares et que les champs d’aviation.

M. Roche songe un instant, puis :

– Mais il est si petit, ce tableau !” »

On s’oriente tout d’abord vers un visiteur que l’on juge étrange, un copiste s’étant attardé devant le tableau afin de le reproduire « sans autorisation ».

« Ce visiteur n'avait pas d’autorisation de copie, autorisation qu'on demande à l'administration des beaux-arts et qui est généralement accordée. 

Toutefois, il est toléré que des visiteurs prennent une esquisse. Usant de cette tolérance, le copiste travailla l’après-midi de samedi, puis la matinée du dimanche. […]

Assis sur un banc, il semblait ne pouvoir détacher son regard de l'œuvre magistrale qu'il avait copiée, avec talent, car tous ceux qui l’approchaient, visiteurs ou gardiens, sont unanimes à déclarer qu'il y avait dans sa manière un savoir-faire de grand mérite. »

Les journaux pointent également le manque de personnel employé au Louvre, ainsi que les diverses restrictions qui frappent la direction des musées nationaux.

« On fait remarquer d'autre part que depuis 1932 la direction des musées nationaux réclame avec insistance qu'on lui accorde 120 gardiens supplémentaires.

Bien au contraire, en 1934, on lui en a supprimé 40. 

Ainsi ne reste-t-il actuellement que 505 gardiens pour surveiller les 900 salles réparties dans les 27 musées nationaux (le Louvre étant compté pour 7). »

Jean-Antoine Watteau, L'Indifférent, 1717 - source : Musée du Louvre-WikiCommons
Jean-Antoine Watteau, L'Indifférent, 1717 - source : Musée du Louvre-WikiCommons

La police mène l’enquête pendant des semaines, mais sans grand succès. Le Populaire se demande même à propos si L’Indifférent ne va pas « tomber dans l’indifférence » et avance plusieurs pistes pour sécuriser les œuvres d’art dans les musées.

Puis deux mois plus tard, coup de théâtre. Le 14 août, Serge Bogousslavsky, alias « Bog », rapporte le tableau dans le bureau du juge d’instruction Marchat – non sans avoir prévenu la presse afin de médiatiser ses aveux. Le Petit Parisien rapporte l’entrevue.

« Un garçon de vingt-cinq ans, de taille moyenne, le visage maigre. Des sourcils noirs accentuant un regard ironique et perçant. Une petite moustache noire, coupée à l'espagnole. […]

Une grande simplicité d'allure. Une plus grande simplicité de propos.

– Monsieur le juge, je me nomme Serge-Claude Bogousslavsky. Je suis Français, mais mon père était Russe. J'habite 203, rue Saint-Honoré.

– Bien, dit le juge. Mais encore…

– Je vous apporte ceci…

Alors seulement M. Marchat prend garde au paquet que son visiteur porte négligemment sous son bras. C’est un paquet de petite dimension, enveloppé de papier journal.

– Ouvrez-le…

– Qu'y a-t-il dedans ?

L'Indifférent, monsieur le juge.

Et Serge Bogousslavsky sourit largement, jouissant pleinement de son petit effet de surprise. 

– Car c’est moi le voleur. »

Les raisons du vol, ou plutôt de « l’emprunt » comme Serge Bogousslavsky préfère nommer son acte, sont singulières. L’Indifférent est estimé à plus de sept millions de francs, mais ce n’est pas une motivation pécuniaire qui a poussé Bog à se saisir du tableau.

Non, il s’agit d’une soustraction par amour.

« – Pourquoi avez-vous “emprunté” L'Indifférent plutôt que toute autre œuvre ?

– Parce que j'adore Watteau et que je considère que L'Indifférent est la plus belle œuvre du maître que possède la France... Et je souffrais des “odieuses manipulations” qu'on lui a fait subir. »

Par « odieuses manipulations », Bogousslavsky fait référence aux différentes restaurations exercées sur le tableau au fil du temps. Ratées et indignes de ce chef-d’œuvre, selon lui. Au juge Marchat, il explique :

« Voyez vous, monsieur le juge, je suis un amoureux de la peinture de Watteau. J'estime que L'Indifférent est le summum de l'art de ce peintre du XVIIIe siècle. Mais cette œuvre a été dénaturée complètement par les services du Louvre.

C'est ainsi que son centre a été déporté, qu'on a opéré des retouches odieuses dans la tête, dans la jambe gauche, dans le manteau. »

Bogousslavsky ne s’est pas contenté de « sauver » le Watteau. Il lui a aussi apporté sa touche personnelle, persuadé de restaurer à L’Indifférent sa splendeur par quelques coups de pinceaux supplémentaires.

« Les modifications ? Elles sont nombreuses ; Bogousslavsky a agi en véritable vandale, maladroit et ignorant.

Dans les cheveux, dans les mains, certains détails, certains glacis se sont évanouis, quelques pâtes légères ont été attaquées, à la toque, au bras gauche et à la cuisse gauche ; le ciel a été éprouvé dans une zone importante, au second plan du paysage ; les pâtes ont été inégalement attaquées et, sur le pourtour, la peinture est à peu près partie… »

Les experts frémissent d’horreur lorsque « Bog » leur apprend de surcroît qu’il a recouvert le tableau d’un vernis à base de fine (une eau-de-vie dont l’alcool risque d’attaquer la peinture). Mais selon eux, la valeur du Watteau n’en est pas affectée.

« “S’il s'agissait d'une œuvre marchande, on devrait dire qu'elle a subi une dépréciation très importante. Mais, comme le Watteau n'est pas à vendre, cette dépréciation ne peut être chiffrée…”

Et l'expert, dans une conclusion optimiste, espère que L'Indifférent pourra être “sauvé”. »

« J’ai été guidé par un enthousiasme artistique ! » plaidera Bogousslavsky lors de son procès au mois d’octobre 1939. Les jurés ne retiendront que le vol et la destruction partielle du tableau, le condamnant à deux ans de prison (quatre ans en appel), 300 francs d’amende et cinq ans d’interdiction de séjour en France.

L’Indifférent fera l’objet de soins méticuleux avant de reprendre sa place au Louvre, avec un petit quelque chose en moins cependant – Bog ayant effacé le diabolo que le jeune homme tenait à la main, arguant que le jouet n’avait jamais été peint par Watteau…

Pour en savoir plus :

Karin Müller, Quand l'art est pris pour cible, Éditions Prisma, 2014

Jean Weisgerber, Les Masques fragiles : esthétique et formes de la littérature rococo, L'Âge d'Homme, Paris, janvier 1991