Écho de presse

Léon Bloy, chroniqueur fulminant chez Gil Blas

le 04/11/2019 par Pierre Ancery
le 16/09/2019 par Pierre Ancery - modifié le 04/11/2019
Photo de Léon Bloy dans un jardin, circa 1910 - source : Le Cercle Aristote
Photo de Léon Bloy dans un jardin, circa 1910 - source : Le Cercle Aristote

Entre décembre 1888 et février 1889, l'écrivain catholique Léon Bloy fait un bref passage dans les colonnes de Gil Blas. Le temps, pour ce virtuose de l'imprécation, d'y écrire quelques chroniques drôles et furieuses sur son époque, qu'il détestait.

Écrivain solitaire et intransigeant, Léon Bloy (1846-1917) méprisait le journalisme, une pratique dans laquelle il voyait une forme impardonnable d'avilissement et de compromission.

L'auteur catholique de La Femme pauvre et de l'Exégèse des lieux communs s'y adonna pourtant régulièrement, mais toujours dans le but d'honorer la mission littéraire et mystique qu'il s'était donnée : celle de fustiger inlassablement, au nom d'un christianisme authentique, le matérialisme de son époque et les égoïsmes de ses contemporains.

Entre décembre 1888 et février 1889, Léon Bloy publia ainsi dans Gil Blas une poignée d'articles dans lesquels sa verve truculente éclate à chaque ligne. Dans le premier, paru le 3 décembre et intitulé « Les eunuques du grand sérail », Bloy prend la défense de l'écrivain belge Camille Lemonnier, condamné pour outrage aux bonnes mœurs à la suite d'une nouvelle parue dans Gil Blas. Bloy, érigeant Lemonnier en symbole de l'Art persécuté, donne à l'affaire une dimension cosmique :

« Tout nous manque indiciblement. Nous crevons de la nostalgie de l'Être. L'Église qui devrait allaiter en nous le pressentiment de l'Infini, agonise, depuis trois cents ans qu'on lui a tranché les mamelles. L'extradition de l'homme par la brute est exercée jusque dans les cieux. Il ne reste plus que la louve de l'Art qui pourrait nous réconforter, si on ne lapidait pas les derniers téméraires qui vont encore se ravitailler à ses tétines d'airain [...].

Aussi longtemps que subsistera la race douloureuse des enfants d'Adam, il y aura des hommes affamés de Beau et d'Infini, comme on est affamé de pain. Ils seront en petit nombre, c'est bien possible. On les persécutera, c'est infiniment probable. Nomades éplorés du grand Rêve, ils vagueront comme des Caïns sur la face de la terre, et seront peut-être forcés de compagnonner avec les fauves pour ne pas rester sans asile.

Traqués ainsi que des incendiaires et des empoisonneurs de fontaines, abhorrés des femmes aux yeux charnels qui ne verront en eux que la guenille, invectivés par les enfants et les chiens, épaves affreuses de la Joie de soixante siècles, roulées par le flot de toutes les boues de ce dernier âge, ils agoniseront à la fin, – aussi confortablement qu'il leur sera donné de le faire – dans des excavations tellement fétides, que les scolopendres et les scarabées de la mort n'oseront pas y visiter leurs cadavres ! »

Le 10 décembre, Gil Blas publie « Eloi ou le Fils des Anges », véritable morceau de bravoure dans lequel Bloy éreinte la figure du « Sâr » Joséphin Peladan, un écrivain et occultiste particulièrement en vogue à l'époque, et qu'il a jadis fréquenté.

Joséphin Peladan, par Alexandre Séon, 1892 - source : WikiCommons
Joséphin Peladan, par Alexandre Séon, 1892 - source : WikiCommons

Le portrait, d'une drôlerie féroce, s'attarde longuement sur l'apparence physique du mage autoproclamé :

« Voulez-vous sa tête ?

D'abord, une invraisemblable tignasse de mérinos noir, emmêlée, broussailleuse, exorbitante, à la fois hispide et calamistrée, semblable à quelque nid d'hirondelle mal famé que n'habiterait plus aucun migrateur des cieux, mais où des races moins fières trouveraient encore la ressource de s'abriter et de pulluler. Chevelure inquiétante et sacrée où les doigts des vierges conquises ne s'aventurent assurément qu'après d'immortels soupirs.

Justement infatué de cette luxuriance capillaire et, peut-être, pédiculaire, qui lui donne l'aspect d'un pifferaro ou d'un zingaro chaudronnier, il poussa un jour ce cri fabuleux, inouï, à défoncer le firmament : “On a parlé de me couper les cheveux ! Soleil de Dieu ! éclairerais-tu cela ?” […]

Affublé d'un veston de velours bleu, gileté d'un sac de toile brodé d'argent, drapé d'un burnous noir en poil de chameau filamenté de fils d'or et botté de daim, – mais probablement squalide sous les fourrures et le paillon –, ce Franconi de l'exégèse et ce polonais de la Kabbale, parcourt les villes et les plages pour recruter des adorations. Il n'ambitionne pas moins que tous les cœurs et tous les esprits et si quelque âme dévote lui abandonne par surcroît son corps et la totalité de sa fortune, il raflera par pitié ces dons précaires et continuera sereinement son assomption littéraire vers les plus lointaines étoiles. »

La charge vitupérante et imprécatoire, un genre dans lequel Bloy excelle et auquel il s'adonnera à nouveau le 24 décembre, dans « Le délire de l'applaudissement » (sur Edmond de Goncourt), puis le 31 décembre, dans « Un voleur de gloire », texte impitoyable sur le passage au théâtre d'Alphonse Daudet, accusé d'avoir voulu « procurer la délectation et le rassasiement d'un public acéphale d'employés de commerce et de petits rentiers, qui redemanderaient peut-être leur argent si on leur servait la cinquantième partie du demi-quart d'un tout petit mot littéraire. » Bloy reproche en outre à Daudet d'avoir plagié Flaubert, Dickens ou Zola.

Rebelote le 28 janvier : dans « Il y a quelqu'un », il se livre au dépeçage en règle du chroniqueur Francisque Sarcey, figure du Tout-Paris journalistique célèbre pour sa bonhomie et son goût du bon sens populaire. Bloy le traite d' « hippopotame neigeux ».

« Le Sens Commun, dont il a la réputation d'être le plus odoriférant réservoir, s'élance perpétuellement de lui comme d'un globe pour tout éclairer et chacun sait que le sens commun est l'unique lumière dont ce public charmant veut qu'on l'inonde. »

Exhumant une archive de 1871, Bloy rappelle que Sarcey, au lendemain de la Commune, avait réclamé dans la presse l'exécution des insurgés capturés. « L'homme capable de trépigner ainsi sur des vaincus et des enchaînés, demande l'écrivain, ne résume-t-il pas expressivement cette bourgeoisie féroce, adipeuse et lâche, qui nous apparaît comme la vomissure des siècles et qui l'a si justement choisi pour son précepteur ? »

Car les attaques personnelles de Bloy, aussi outrées fussent-elles, sont toujours motivées par une colère issue de sa sensibilité suraiguë à l'injustice sociale – un thème au cœur de ses écrits. C'est pour cette même raison qu'il prend la défense, le 21 janvier, de Zola (qu'il démolira toutefois cinq ans plus tard dans un texte incendiaire intitulé Le Crétin des Pyrénées) :

« M. Emile Zola est avant tout, en effet, un grand de la chair. Ce serait ne rien comprendre à son étonnante fonction d'historien et d'iconographe de la décadence, de lui demander, comme ont fait tant de juges aveugles, une métaphysique ailée, une transcendance contemplative, un embarquement de son esprit vers les golfes azurés des cieux [...].

Il tient au sol comme un pachyderme très puissant, très soubassé, très entablé, très équilibré dans son aplomb formidable, et le mot de naturalisme a beau manquer de précision, il n'en donne pas moins, dans son équivoque d'anarchie, l'aspect terrassant de cet oublieur des constellations [...].

Pour ne parler que de L'Assommoir, – l'un des cinq ou six chefs-d'œuvre du siècle, – où donc est le livre contemporain qui regarde ainsi le pauvre monde perdu dans les profondeurs, qui l'enveloppe avec cet amour, qui le comprenne avec cette foi et qui le fasse comparaître avec cette intensité ? »

Dans « Les fanfares de la charité », paru le 17 décembre, Bloy évoque, comme souvent, la misère matérielle (il menait lui-même une existence très précaire) et écrit :

« J'entends bien que cet argent coule et circule et qu'il est devenu le sang de nos veines incrédules, précisément comme la parole du Seigneur dans les temps de foi. Comment alors se fait-il que cette matière substituée soit si inféconde, si maudite, si dépossédée de l'Esprit, que jamais on ne puisse contempler un riche ouvrant ses deux mains dans la lumière et dissipant sa richesse aux œuvres de haute justice et de véritable amour ?

Il est, je le répète, profondément mystérieux et décourageant de toujours voir ce puissant levier dans des mains indignes ou dans des mains imbéciles. Un mercanti sordide et brutal, un dissipateur crétin, une dévote obtuse, quelquefois un tendre brave homme à l'esprit débile, mais hanté du démon des sales affaires, tels sont les élus, les sempiternels élus de l'argent. »

Dans « La Babel de fer », enfin, l'auteur du Désespéré raconte son ascension de la tour Eiffel, alors sur le point d'être achevée. Dans ce texte à tonalité apocalyptique, Bloy dépasse encore une fois le simple fait d'actualité (la construction de la tour, qu'il met en perspective avec celle de la tour de Babel) pour méditer sur le sort des malheureux à l'heure du capitalisme triomphant :

« J'ai tenu à faire l'ascension de ce tabernacle du vertige avant qu'il fût achevé, et, je l'avoue, ma stupeur a dépassé mon attente. J'ignorais jusqu'alors et j'aurais eu quelque peine à croire que l'épanouissement, l'expansion totale de la force brute asservie et disciplinée par la mathématique la plus impeccable, pût atteindre l'âme au même endroit et avec la même énergie que l'Art lui-même [...].

Et puis, cette tour, on ne la sent pas fraternelle comme les autres monuments de Paris. Elle ressemble à une étrangère d'Orient et on devine bien qu'elle n'aura jamais pitié de nos pauvres […].

Je me demandais ce qu'ils allaient devenir dans la tempête sans nom que je sens arriver de partout, en frémissant jusqu'au fond des moelles. Sans doute qu'ils seront, comme toujours, écrasés, pressurés, pétris, dévorés, vomis, réavalés et revomis, jusqu'à septante fois, – avec l'aggravation fabuleuse des travestissements imprévus d'une Providence qui semble vouloir semer sur la terre des épouvantes inaccoutumées.

Ils regarderont alors, de toutes parts, cette stérile Babel de fer, qui semblera narguer leur agonie, et, peut-être, quelque misérable ruisselant de pleurs interrogera le Seigneur Dieu pour savoir comment il se fait que l'image crucifiée de son adorable Enfant, – par qui les désespérés se consolent, – ne soit pas plantée, dans le plus chrétien de tous les pays du monde, au pinacle de l'édifice le plus altier que les hommes aient jamais construit. »

Léon Bloy réintégrera Gil Blas entre 1892 à 1895, y publiant entre autres une série de contes qui deviendront les Histoires désobligeantes. Il en sera chassé à la suite d'une des innombrables polémiques qui émaillèrent son existence.

Pour en savoir plus :

Bloy journaliste, Chroniques et pamphlets, textes choisis et présentés par Pierre Glaude, GF Flammarion, 2019

Emmanuel Godo, Léon Bloy, écrivain légendaire, éditions du Cerf, 2017

François Angelier, Bloy ou la fureur du juste, Points, 2015

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Propos d'un entrepreneur de démolitions
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