Écho de presse

Annie Playden : entretien avec la muse d'Apollinaire en Californie

le 21/11/2023 par Julie Duruflé
le 21/11/2023 par Julie Duruflé - modifié le 21/11/2023
En 1913 paraît Alcools, qui regroupe les poèmes d'Apollinaire depuis 1898. Parmi eux, « la Chanson du Mal-aimé », « Annie », « l'Émigrant » et les poèmes de « Rhénanes » entre autres évoquent une femme, un grand amour du poète. Retrouvée par les spécialistes d'Apollinaire en 1947, en Californie, l'anglaise Annie Playden ignorait tout des vers qu'elle a inspirés. 

« Adieu, faux amour confondu
Avec la femme qui s'éloigne,
Avec celle que j'ai perdue
L'année dernière, en Allemagne,
Et que je ne reverrai plus ! »

Guillaume Apollinaire, « La Chanson du Mal-aimé », première publication dans Le Mercure de France en 1909. 


1947. Vingt-neuf ans après la mort de Guillaume Apollinaire, le poète et critique belge Robert Goffin se met sur la piste de ses amours. Et c'est avec succès qu'il retrouve la trace de l'un d'entre eux, Annie Playden. Le 1er octobre, le Mercure de France publie

« Dans un ranch de Californie, une vieille dame apprend qu'elle a été l'héroïne amoureuse d'un grand poète français, par Robert Goffin : elle s'appelle Annie Playden, et avait été aimée, avant 1901, de Guillaume de Kostrowitsky, dont elle ne savait pas, quand Robert Goffin le lui a apprit, qu'il était devenu célèbre sous le nom de Guillaume Apollinaire, et qu'il avait écrit en songeant à elle quelques-uns des plus beaux poèmes d'Alcools. »

Fils d'une mère polonaise et d'un père inconnu, Guillaume Albert Vladimir Alexandre Apollinaire de Kostrowitzky (naturalisé Français en 1916 sous le nom - réduit - de Guillaume Apollinaire) circule. Installé à Paris en 1900 - où il publie ses premiers poèmes, il voyage ensuite régulièrement, vit et travaille à l'étranger, en Autriche ou encore en Rhénanie.

C'est en 1901 qu'il est engagé, de l'autre côté du Rhin, comme précepteur au service de la vicomtesse allemande Eleanor de Milhaud. Là, il tombe sous le charme d'Annie Playden, gouvernante anglaise de 21 ans. 

Des années plus tard, en juillet 1915, il se confie dans une lettre :

« « Aubade » n’est pas un poème à part mais un intermède intercalé dans « La Chanson du mal aimé » qui datant de 1903 commémore mon premier amour à vingt ans, une Anglaise rencontrée en Allemagne, ça dura un an, nous dûmes retourner chacun chez nous, puis ne nous écrivîmes plus.

Et bien des expressions de ce poème sont trop sévères et injurieuses pour une fille qui ne comprenait rien à moi et qui m’aima puis fut déconcertée d’aimer un poète, être fantasque ; je l’aimais charnellement mais nos esprits étaient loin l’un de l’autre. Elle était fine et gaie cependant.

J’en fus jaloux sans raison et par l’absence vivement ressentie, ma poésie qui peint bien cependant mon état d’âme, poète inconnu au milieu d’autres poètes inconnus, elle loin et ne pouvant venir à Paris. Je fus la voir deux fois à Londres, mais le mariage était impossible et tout s’arrangea par son départ à l’Amérique, mais j’en souffris beaucoup, témoin ce poème où je me croyais mal-aimé, tandis que c’était moi qui aimait mal et aussi « L’Émigrant de Landor Road » qui commémore le même amour, de même que « Cors de chasse » commémore les mêmes souvenirs déchirants que « Zone », « Le Pont Mirabeau » et « Marie » le plus déchirant de tous je crois. »

En 1947, lorsque le premier amour d'Apollinaire est redécouvert, la revue de la poésie et des lettres françaises Fontaine publie  : 

« "... Celle que j'ai perdue l'année dernière en Allemagne...". - M. Robert Goffin a retrouvé l'inspiratrice d'Annie, de La Chanson du mal-Aimé, de  L'Émigrant de Landor Road, de Cors de Chasse, d'autres poèmes encore. Annie Playden vivait dans un ranch de Californie, ignorait que son maladroit amoureux de jadis fut devenu Apollinaire. "Ceux qui aiment sa poésie" - déclare-t-elle - "devraient m'être reconnaissants de ne pas l'avoir épousé. Si je l'avais fait, qui sait, peut-être pareille poésie n'eût pas été écrite. Il est rare qu'un poète donne à son épouse le relief qu'il accorde à un amour perdu. "»

 

En 1952, Paris-presse, L'Intransigeant évoque un entretien réalisé avec la muse en octobre de la même année, et reprend le fil d'une enquête entamée bien avant la recherche de Robert Goffin : 

« Pendant de longues années, les exégètes du poète avaient perdu la trace d'Annie. En 1927, Paul Léautaud affirmait même que le voyage en Allemagne au cours duquel le poète avait connu la jeune femme n'était que pure invention et Francis Carco, de son côté, la confondait avec Marie Laurencin.

C'est un jeune Allemand, auteur d'une thèse sur le séjour outre-Rhin de Guillaume Apollinaire, qui la retrouva en 1937. Mais la guerre interrompit ses recherches et, en 1946, Robert Goffin échangea le premier une correspondance avec... 
... celle que j'ai perdue. 
L'année dernière en Allemagne
Et que je ne reverrai plus. 
Comme l'écrivait Apollinaire en 1903.

C'est ainsi qu'il put reconstituer une des plus belles histoires d'amour de Guillaume Apollinaire. » 

Et le journal de revenir sur l'histoire :

« Le poète avait connu Annie dans le courant de l'été 1901 à Neu-Glück, en Allemagne, où il était précepteur chez la vicomtesse Elinor de Milhau. À un ami qui lui demandait alors si la comtesse était charmante, il répondit :
- Non, mais la gouvernante l'est et c'est ce qui m'a décidé à accepter l'emploi. 

Annie avait 21 ans, l'âge du poète. Elle était belle et un peu farouche, ayant été élevée très strictement par son père, un architecte que l'on surnommait, dans la petite ville que la famille Playden habitait près de Londres : "L'archevêque de Canterbury". Ce qui fit longtemps croire qu'il était pasteur. 

Pendant un an, Guillaume et Annie se virent journellement. Elle ne savait pas du tout qu'il était poète car il se faisait passer pour le fils d'un riche général russe.

En 1902, Annie regagna Londres ; et quand, l'année suivante, Guillaume Apollinaire vint sonner à sa porte, elle lui fit savoir qu'elle partait pour l'Amérique où un fiancé l'attendait. Désespéré, il reprit le chemin de Paris et écrivit l'admirable Chanson du mal aimé.
.... Au moment où je reconnus
La fausseté de l'amour même. » 

Avant de finalement livrer le « secret » d'Annie, le déclencheur et la raison de sa fuite vers l'Amérique, citant « Apollinaire m'avait menacée de mort si je refusais de l'épouser » :

« La vieille dame de 72 ans, seule dans un ranch de Californie, ne peut pas oublier le jour où Guillaume la demanda en mariage : 

- C'était sur la colline de Drachenfelds où Siegfried, selon la légende, terrassa un dragon. Il me demanda d'être sa femme. Je refusai. Alors, me montrant froidement la falaise à nos pieds, il me signifia qu'il lui serait facile de simuler un "accident"... Affolée, j'acceptai... À peine étions-nous en bas, je retirai ma parole... » 

Sauvée de la chute puis exilée en Amérique, Annie n'entendit jamais plus parler d'Apollinaire jusqu'à ce qu'elle soit retrouvée. 
 

Pour en savoir plus :

 

Guillaume Apollinaire. Œuvres poétiques complètes. Édition de Marcel Adéma et Michel Décaudin, 1956

Lugan Mikaël, « Le Festin d’Ésope Première revue / première œuvre de Guillaume Apollinaire », La Revue des revues, 2016

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