Écho de presse

Le jour où Courbet a refusé la Légion d'honneur

le 05/01/2021 par Pierre Ancery
le 08/08/2020 par Pierre Ancery - modifié le 05/01/2021
Une de L'Eclipse par André Gill : le peintre Gustave Courbet allume sa pipe avec le ruban de la Légion d'honneur, 1870 - source : RetroNews-BnF
Une de L'Eclipse par André Gill : le peintre Gustave Courbet allume sa pipe avec le ruban de la Légion d'honneur, 1870 - source : RetroNews-BnF

Dans une lettre retentissante publiée par la presse le 24 juin 1870, Gustave Courbet refuse la distinction honorifique proposée par le ministre des Beaux-Arts. « L'honneur n'est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes », écrit le peintre.

L'épisode a lieu à la toute fin du Second Empire. Le 18 juin 1870, sur la proposition de son ami le ministre des Beaux-Arts Maurice Richard, Gustave Courbet est nommé chevalier de la Légion d'honneur. Mais le célèbre peintre d'Un enterrement à Ornans et de L'Origine du monde n'a pas demandé cette décoration.
 

Fervent républicain, il va refuser la distinction qui lui est proposée dans une lettre que publie le journal Le Siècle le 24 juin. Le texte va faire sensation.
 

En préambule, le quotidien, de tendance républicaine modérée, note avec satisfaction que « de tels refus sont rares, plus rares en notre temps qu'à toute autre époque ». Courbet écrit :

« Monsieur le ministre,
 

C'est chez mon ami Jules Dupré, à l'Isle-Adam, que j'ai appris l'insertion au Journal officiel d'un décret qui me nomme chevalier de la Légion d'honneur. Ce décret, que mes opinions bien connues sur les récompenses artistiques et sur les titres nobiliaires auraient dû m'épargner, a été rendu sans mon consentement, et c'est vous, monsieur le ministre, qui avez cru devoir en prendre l'initiative.

 

Mes opinions de citoyen s'opposent à ce que j'accepte une distinction qui relève essentiellement de l'ordre monarchique. Cette décoration de la Légion d'honneur que vous avez stipulée en mon absence et pour moi, mes principes la repoussent. En aucun temps, en aucun cas, pour aucune raison, je ne l'eusse acceptée. Bien moins le ferai-je aujourd'hui, que les trahisons se multiplient de toutes parts, et que la conscience humaine s'attriste de tant de palinodies intéressées. L'honneur n'est ni dans un titre ni dans un ruban, il est dans les actes et dans le mobile des actes. Le respect de soi-même et de ses idées en constitue la majeure part. Je m'honore en restant fidèle aux principes de toute ma vie : si je les désertais, je quitterais l'honneur pour en prendre le signe.
 

Mon sentiment d'artiste ne s'oppose pas moins à ce que j'accepte une récompense qui m'est octroyée par la main de l’État. L’État est incompétent en matière d'art. Quand il entreprend de récompenser, il usurpe sur le goût public. Son intervention est toute démoralisante, funeste à l'artiste qu'elle abuse sur sa propre valeur, funeste à l'art qu'elle enferme dans des convenances officielles et qu'elle condamne à la plus stérile médiocrité. La sagesse pour lui serait de s'abstenir. Le jour où il nous aura laissé libres, il aura rempli vis à vis de nous tous ses devoirs.
 

Souffrez donc, monsieur le ministre, que je décline l'honneur que vous avez cru me faire. J'ai cinquante ans et j'ai toujours vécu libre. Laissez-moi terminer mon existence, libre : quand je serai mort, il faudra qu'on dise de moi : Celui là n'a jamais appartenu à aucune école, à aucune Église, à aucune institution, à aucune académie, surtout à aucun régime, si ce n'est le régime de la liberté.
 

Veuillez agréer, monsieur le ministre, avec l'expression des sentiments que je viens de vous faire connaître, ma considération la plus distinguée.
 

GUSTAVE COURBET.
 

Paris, le 23 juin 1870 »

La lettre, aussitôt reprise par tous les journaux, va faire couler beaucoup d'encre. Et valoir à son auteur de copieuses critiques.

 

Le 26 juin, le journal conservateur Le Figaro lui reproche d'avoir fait preuve de vanité en refusant la distinction. Le ton de l'article rappelle aussi à quel point Courbet, peintre réaliste en butte à l'académisme de son époque, était encore controversé en tant qu'artiste :

« Courbet, je persiste à le croire, a sacrifié la croix moins à ses convictions qu'à sa vanité d'inventeur de la peinture démocratique, idée délicieusement extravagante qu'on lui a mise en tête 

 

; parce qu'il a peint des curés ivres, des chantres bourgeonnés et des femmes à l'air abruti, on lui a répété qu'il avait synthétisé la démocratie en quelques coups de pinceau, et M. Courbet a fait semblant de le croire. »

Le Moniteur universel, feuille royaliste et proche du pouvoir de Napoléon III, se montre également critique :

« Le “sentiment d’artiste” du maître d’Ornans ne s’est pas toujours opposé à ce qu’il accepte une récompense.

 

Le catalogue de l'exposition des beaux-arts de 1870 nous dit, du moins, – page XXVII, – que M. Courbet (Gustave) a reçu et accepté en 1849, une médaille de seconde classe, et deux rappels, l'un en 1857, l’autre en 1861. »

Le Messager de Paris, quant à lui, s'interroge :

« Courbet est devenu républicain de par ses amis. Soit, mais est-ce que l’opinion républicaine, l’idée anti-monarchique détruisent le besoin naturel que les membres d’une société, que les citoyens d’un même pays ont d’être stimulés pour le bien général ? Est-ce que, même sous la république, il ne faut pas que les citoyens soient encouragés à servir leur pays et récompensés quand ils l’ont fait ?

 

Est-ce que sous la république de 1792, on ne donnait pas aux soldats qui s’étaient distingués des armes d’honneur ? Est-ce que la république de 1848 a aboli l’ordre de la Légion d’honneur ? Nous ne voyons pas ce que cette distinction a d’exclusivement monarchique. »

D'autres titres de presse vont affirmer leur soutien à Courbet. Journal très conservateur, Le Gaulois va pourtant défendre le peintre :

« Courbet dit vrai. Il n'y a pas au monde un pouvoir qui puisse s'arroger le droit de juger de l'honneur des citoyens ; de dire à l'un : Toi, je te marque d'un signe particulier qui te distinguera aux yeux de tous ; toi, au contraire, je te laisse confondu dans la foule de ceux que je n'estime point ; quelque soit ton mérite, je ne veux point qu'on y fasse attention, si je ne l'ai estampillé d'avance. »

Le Constitutionnel note aussi :

« Au demeurant, chacun se décore à sa manière, et M. Courbet a bien le droit de préférer la sienne qui consiste à ne l'être point. »

Le journal satirique Le Charivari, enfin, se moque ouvertement des journaux qui se sont offusqué de la lettre du peintre :

« La levée de boucliers des journaux officieux contre le refus de Courbet de se laisser décorer, est une des bouffonneries les plus curieuses de ce temps. Pourquoi ces cris ? Pourquoi ces clameurs ? Comment, pas même la liberté la boutonnière !

 

Je suppose que Courbet ait accepté...

 

Ce Courbet, n’aurait-on pas manqué de dire, ça se dit républicain, ça a accepté la croix ! Et comme on l’eût raillé ! et comme on l’eût poursuivi de sarcasmes! et comme on l’eût bafoué !... ... Les mêmes, notez-le bien, qui l’insultent aujourd’hui pour son refus... D’une façon ou de l’autre ce malheureux Courbet ne pouvait échapper aux railleries et aux criailleries. Mais du moins, après sa lettre, il les reçoit debout et fort de sa conscience et pouvant les mépriser. »

Deux mois après cet épisode, le Second Empire, défait à Sedan, s'écroulait et laissait place à la République. En 1871, Courbet prendra une part active à la Commune de Paris, dont il deviendra délégué aux Beaux-Arts, ce qui lui vaudra ensuite d'être jugé et emprisonné. Les journaux se déchaîneront contre lui et il sera rayé des registres de la Légion d'honneur. Exilé en Suisse, il y meurt en 1877.

 

La Légion d'honneur, créée en 1802 par Napoléon Bonaparte, aura été refusée par d'éminents artistes. Hector Berlioz, Marcel Aymé, George Bernanos, Jean-Paul Sartre ou encore Jacques Tardi ont en commun d'avoir rejeté l'insigne ruban rouge.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Michel Ragon, Courbet, peintre de la liberté, Fayard, 2004

 

Fabrice Masanès, Gustave Courbet, biographie, Taschen, 2006

 

Linda Nochlin, Courbet, Thames & Hudson, 2007