Écho de presse

Le scandale de « J'irai cracher sur vos tombes » de Boris Vian

le 17/10/2021 par Pierre Ancery
le 17/09/2020 par Pierre Ancery - modifié le 17/10/2021
Boris Vian devant un buste à l'effigie de Vernon Sullivan, Combat, 1948 - source : RetroNews-BnF
Boris Vian devant un buste à l'effigie de Vernon Sullivan, Combat, 1948 - source : RetroNews-BnF

Publié en 1946 sous le pseudonyme de Vernon Sullivan, le sulfureux roman noir de Boris Vian raconte la vengeance d'un métis dans le Sud des États-Unis. Il vaudra à son auteur une véritable cabale judiciaire pour « outrage aux bonnes mœurs ».

À l'origine conçu comme un canular, le roman J'irai cracher sur vos tombes aura été à l'origine d'un des plus grands scandales littéraires de l'après-guerre. À l'été 1946, Boris Vian, jeune écrivain et trompettiste de jazz encore inconnu du grand public, discute avec l'éditeur Jean d'Halluin, directeur des Éditions du Scorpion.

D'Halluin demande à Vian de lui écrire un roman au contenu sulfureux, avec l'idée de surfer sur l'émoi suscité par les ouvrages de Henry Miller, censurés aux États-Unis pour obscénité. Vian accepte et, lors d'un séjour en Vendée, rédige en quinze jours J'irai cracher sur vos tombes.

Le livre, qui comporte plusieurs passages à la sexualité très crue, se veut un pastiche des romans noirs d'outre-Atlantique. Il raconte la façon dont un métis américain à la peau blanche et aux cheveux blonds venge le lynchage de son frère, noir de peau, en assassinant deux jeunes Blanches d'une bourgade du Sud des États-Unis. Vian dénonce ainsi le racisme et la ségrégation qui sévissent en Amérique.

J'irai cracher sur vos tombes sort fin 1946. Adepte des pseudonymes et des fausses identités (il en utilisera des dizaines au long de sa carrière d'écrivain et de chroniqueur), Boris Vian a choisi le nom de Vernon Sullivan pour signer le roman. Lors de la parution, il se fait passer pour simple traducteur de ce prétendu auteur américain.

Les commentaires dans la presse, au début, sont peu nombreux. La plupart des articles s'amusent à demi-mot du secret de polichinelle concernant la véritable identité de l'auteur. Carrefour écrit ainsi :

« Les Ballets nègres, la brillante carrière littéraire et politique d'Aimé Cesaire et de Léopold Cendras Senghor, l'installation de Richard Wright à Paris et la publication, aux éditions du Scorpion, d'un roman de Vernon Sullivan, “J'irai cracher sur vos tombes”, signalent, avec une brillante aisance, l’entrée des artistes et écrivains de couleur au cœur même de notre vie intellectuelle et artistique.

Ce roman, qu'aucun éditeur américain n'osa publier, est traduit par Boris Vian. Ce nom est déjà, comme on dit, tout un programme. »

Combat ajoute :

« Ce roman, d'un sadisme et d'un érotisme également soutenus, est une assez piteuse œuvre littéraire, mais fabriquée avec talent et débordante de vie. Si les intentions en étaient moins évidentes, elle constituerait un excellent pastiche de roman américain.

L'auteur est inconnu. Un autre roman de lui doit bientôt paraître. Il sera comme celui-ci, traduit par M. Boris Vian qui montre à l'égard des ouvrages de ce nouveau romancier noir une sollicitude toute paternelle. »

Plusieurs journaux vont critiquer la tonalité sexuelle très prononcée du roman. Pour Les Lettres littéraires, le livre signé Vernon Sullivan est « bassement pornographique ». Pire, alors que le roman se transforme peu à peu en best-seller et rapporte des sommes considérables à l'écrivain, France Dimanche et L’Époque réclament des poursuites pénales.

En février 1947, il est attaqué en justice par Daniel Parker, président du Cartel d'action sociale et morale, qui avait déjà poursuivi Henry Miller. Pour prouver qu'il n'est pas Vernon Sullivan, Vian doit même rédiger à la hâte un faux original en anglais du roman, intitulé I shall spit on your graves... Le tribunal suspendra finalement les poursuites suite à un décret d'amnistie.

Néanmoins les plaintes se succèdent. Dans la presse, la cabale se poursuit. Le titre catholique La Croix s'indigne :

« Non, une fois pour toutes, assez de boue, de passions, d’instinct sexuel, de corps abandonnés ; n’y a-t-il plus aux États-Unis d’écrivains propres qui nous prouveront que la civilisation et la morale chrétiennes peuvent trouver dans ce pays immense des défenseurs et des bâtisseurs d’avenir ? »

L'Intransigeant écrit en janvier 1948 :

« M. Boris Vian assure que son roman a été traduit de l’américain, que l'auteur en serait un noir d'Amérique. Cette assurance est apparemment une imposture, dont peuvent légitimement se plaindre et lettres américaines et les noirs auxquels le livre de M. Vian emprunte son “héros”.

Il serait bon que M Vian prenne la responsabilité de ses écrits et qu'il signe désormais seul ces « crachats », dont il va couvrir les murs de Paris. »

Tandis qu'une adaptation théâtrale de J'irai cracher sur vos tombes, éreintée par la critique, se monte au Théâtre Verlaine, Combat annonce la même année la tenue d'un procès pour « outrage aux bonnes mœurs ». Vian a signé entre-temps un autre roman « de » Vernon Sullivan, Les Morts ont tous la même peau :

« Il semblait qu’après le succès que lui a valu la publication de J’irai cracher sur vos tombes, Boris Vian n'eût pas besoin de publicité supplémentaire. Tel n’est pas l’avis de M. Baurès, juge d’instruction, qui vient d'ouvrir, à la requête du Parquet, une information contre X... (M. le juge se méfie des traducteurs-auteurs) pour outrage aux bonnes mœurs par la voie du livre.

Cette information vise les deux ouvrages signés Vernon-Sullivan : J’irai cracher sur vos tombes et Tous les morts ont la même peau [sic] [...].

On se souvient que J’irai cracher sur vos tombes avait déjà fait l’objet de poursuites, classé en vertu du décret d'amnistie dont bénéficia également Henry Miller. La justice a mauvaise (ou trop bonne) mémoire. Il est vrai qu’à son ombre les ligues de moralité ne manquent pas de la lui rafraîchir. »

Le même journal interviewe Boris Vian en novembre 1948. Malgré l'acharnement dont il est victime, il fait preuve d'humour et persiste à se dire simple traducteur de J'irai cracher sur vos tombes :

« J'ai été convoqué hier chez M. Baurès, qui m’a inculpé d’outrages aux bonnes mœurs, m’a dit Vian, avec l’air angélique du martyr résigné à souffrir pour la bonne cause [...]. 

– Il paraît que vous avez enfin admis chez M. Baurès que vous étiez l’auteur de “J’irai cracher...”

– Oui, mais j’ai menti.

– Vernon Sullivan existerait-il ?

– Évidemment. La preuve, c’est que mes livres sont écrits dans un style tout différent.

– Pourquoi vous accuser ?

– Pour le sauver. S’il était poursuivi en France, il aurait de mauvais moments à passer outre-Atlantique.

– C’est très noble, de votre part ?

Je suis un type comme ça. 

– Vous n’avez pas pris d’avocat ? 

– Non, ils ne mentent pas assez bien. Ils ont du métier, mais pas assez d'imagination. »

Mais l'écrivain est condamné, comme son éditeur, a une lourde amende. En 1949, le livre, qui s'est écoulé à 110 000 exemplaires (beaucoup plus que les romans « officiels » de Vian), se voit même interdit.

En 1950, l'auteur revient sur les poursuites dont il est victime, dans un texte intitulé « Je suis un obsédé sexuel » :

« Je viens d’être condamné à 100 000 francs d’amende pour outrage aux mœurs par la voie du livre. Le jugement rendu samedi dernier par le tribunal correctionnel comporte notamment un paragraphe : “Sur la généralité de la prévention”, dont le début est le suivant :

“Attendu qu’il est hautement désirable que les deux ouvrages empreints d'obsession sexuelle soient mis hors de portée des jeunes, et, par conséquent, retirés de la circulation et détruits...”

Parenthèse. Mon fils Patrick a huit ans. Il joue avec les allumettes, il se bat un peu avec les copains, il ne fait pas ses devoirs très régulièrement. En plus, il y a de la place dans sa chambre, et moi, j’ai trop de livres. Il y a donc des livres dans sa chambre. Il y doit traîner, en particulier, quelque “Anthologie de l’Érotisme”, d’autres ouvrages de services de presse, du Miller, peut-être du Sade, ou même du Delly et du Magali.

Eh bien ! mon fils, qui a huit ans, et qui est le fils d’un obsédé sexuel, notez bien, préfère les “Aventures de Tintin”, par Hergé. Tous les jours (avec lubricité et perversité), je lui demande : “Tu n’as pas envie de lire autre chose ?” Eh bien ! non. Il préfère Tintin. “Tintin au Congo”, “Le Sceptre d Ottokar”, “Les Sept Boules de Cristal”, etc.

Moi, j’aimerais mieux qu’il lise “l'Anthologie de l’Érotisme”, on me l’a donnée et les albums de Tintin coûtent dans les quatre cents francs (ils sont d’ailleurs très bien et je les lis aussi). Mais mon fils se contrefiche de “l’Anthologie de l’Érotisme”. Incroyable, mais vrai. Ces enfants sont d’une inconscience ! Ils ne se doutent pas qu’il y a des trucs terribles dans ces livres, écrits par des obsédés sexuels à leur intention expresse. »

J'irai cracher sur vos tombes continuera d'empoisonner la vie de son auteur jusqu'à son dernier souffle. Le 23 juin 1959, Boris Vian se rend au cinéma Le Marbeuf, aux Champs-Elysées, pour voir l'adaptation de son roman – adaptation qu'il désapprouvait totalement. Dès le générique, l'écrivain s'effondre, victime d'un accident cardiaque. Il meurt avant d'arriver à l'hôpital, à l'âge de 39 ans.
 


 

Pour en savoir plus :
 

Noël Arnaud, Le dossier de l'affaire « J'irai cracher sur vos tombes », Christian Bourgois, 2006
 

Noël Arnaud, Les vies parallèles de Boris Vian, Christian Bourgois, 1981
 

Philippe Boggio, Boris Vian, Flammarion, 1993