Écho de presse

George Orwell, l’écrivain qui avait « l’horreur de la politique »

le 16/01/2022 par Pierre Ancery
le 12/04/2021 par Pierre Ancery - modifié le 16/01/2022
Photos d'Eric Blair (George Orwell) archivées à la Police métropolitaine de Londres, circa 1920 - source : The National Archives-WikiCommons
Photos d'Eric Blair (George Orwell) archivées à la Police métropolitaine de Londres, circa 1920 - source : The National Archives-WikiCommons

George Orwell (1903-1950) n’est devenu célèbre en France qu’après sa mort, avec la traduction de son monumental 1984. Pourtant, la presse hexagonale s’était, dès les années 30, discrètement intéressée au prolifique écrivain britannique.

Unanimement célébré en Grande-Bretagne, George Orwell, de son vrai nom Eric Blair, est aujourd’hui l’un des écrivains anglais les plus connus en France. Une célébrité qu’il doit à 1984, toujours régulièrement listé parmi les meilleurs romans de science-fiction de tous les temps, aux côtés de Dune de Frank Herbert ou de Fondation d’Isaac Asimov. 

Mais cette reconnaissance, tardive chez nous (elle n’a eu lieu qu’après sa mort en 1950, l’année même de la traduction de 1984), éclipse souvent une œuvre prolifique de romancier, mais aussi d’essayiste et de journaliste viscéralement engagé dans les combats de son temps.

Une partie de la presse française, pourtant, avait remarqué le Britannique dès les années 30, rendant hommage au talent de ce écrivain qui avait « l’horreur de la politique » mais ne parlait que de ça, et qui a laissé avec Le Quai de Wigan, Hommage à la Catalogne ou La Ferme des animaux quelques-uns des grands livres du XXe siècle. 

C’est en 1935 qu’Orwell est traduit pour la première fois en France. Paru sous le titre La Vache enragée (et plus tard sous celui de Dans la dèche de Paris à Londres), son livre Down and Out in Paris and London est le récit de l’errance de l’auteur à travers les quartiers pauvres des capitales française et anglaise à la fin des années 1920 et au début des années 30. Orwell y fait un tableau accablant de ce qu’on appelle alors les « bas-fonds » des grandes villes.

Le célèbre critique André Billy se montre très élogieux dans Gringoire en septembre 1935, comparant son travail à celui de Jack London, qui s’était lui aussi, dans Le Peuple de l’abîme, livré à une longue incursion parmi les couches populaires la capitale britannique :

« Êtes-vous déjà descendu dans les sous-sols, dans les cuisines d'un palace, à l'heure du coup de feu ? C'est une petite excursion que je viens de faire en compagnie d'un jeune écrivain anglais, M. George Orwell, et je vous avoue en être revenu profondément horrifié [...].

Il n'a pas, nous dit-il, beaucoup plus de trente ans. Après avoir fait partie de la police impériale aux Indes, il a voulu tâter de la littérature et, pour vivre à moindre frais, est venu s'installer à Paris, dans un "garnis", en plein quartier populaire. Bientôt, il manqua d'argent et, après avoir quelque peu crevé de faim, fut engagé comme cafetier, ou plongeur, dans un grand hôtel. »

Orwell continuera de rendre compte des conditions de vie de la classe populaire dans Le Quai de Wigan, plongée dans le quotidien des mineurs des régions industrielles britanniques. Le livre, qui paraît en Angleterre en 1937, fera polémique, Orwell y analysant les raisons de l’échec de la gauche à obtenir le soutien des classes pauvres. Le Quai de Wigan est également considéré comme le moment où Orwell prend fait et cause pour la doctrine socialiste.

Un engagement qui l’amènera, en 1936, à partir combattre aux côtés des Républicains pendant la guerre d’Espagne. Blessé au combat, il en rapportera un grand témoignage, Hommage à la Catalogne (1938), compte-rendu vibrant d’humanité de son expérience dans les rangs anti-franquistes. Le livre ne sera traduit qu’en 1955 en France.

Pendant la guerre, Orwell reste méconnu chez nous. On le retrouve pourtant traduit dans des revues assez confidentielles, comme Fontaine, une publication littéraire paraissant en Algérie, qui en janvier 1944 publie en intégralité « Grandeur et décadence du roman policier anglais ». Orwell, fin connaisseur de la littérature de son pays, y  fait une comparaison entre la génération de Conan Doyle et les auteurs policiers plus tardifs :

« Il nous est possible maintenant d’établir une distinction fondamentale entre les deux écoles du roman policier — l’ancienne et l’actuelle. Les précurseurs croyaient en leurs propres personnages. Ils faisaient de leurs détectives des êtres exceptionnellement doués, des demi-dieux pour lesquels ils éprouvaient une admiration sans bornes.

De nos jours, dans notre décor de guerres mondiales, de chômage universel, de famines, d’épidémies et de totalitarisme, le crime a beaucoup perdu de sa saveur ; nous sommes par trop conscients de ses causes sociales et économiques pour faire du simple policier un bienfaiteur de l’humanité. »

En 1947 est traduit son roman de 1934 Burmese Days (Une histoire birmane en français), « ouvrage généreux, coloré, cruel, toujours intelligent, d’un écrivain-né », selon France-Soir. Mais c’est La Ferme des animaux (1945) qui, dans l’après-guerre, va faire sensation. Dans cette allégorie de la Révolution russe, les animaux prennent le pouvoir dans une ferme. Les moutons représentent la « majorité silencieuse », les chevaux les stakhanovistes... Et Staline est figuré sous les traits du rusé porc Napoléon, lequel ne va pas tarder à accaparer le pouvoir.

Dans cet ouvrage aussi drôle qu'effrayant, et qui deviendra rapidement un classique, Orwell, tenant du socialisme démocratique, s’attaque sans ambiguïté au totalitarisme soviétique. Au sujet de La Ferme des animaux, il dira plus tard :

« Bien sûr, j’ai conçu ce livre en premier lieu comme une satire de la révolution russe.

Mais, dans mon esprit, il y avait une application plus large dans la mesure où je voulais montrer que cette sorte de révolution (une révolution violente menée comme une conspiration par des gens qui n’ont pas conscience d’être affamés de pouvoir) ne peut conduire qu’à un changement de maîtres.

La morale, selon moi, est que les révolutions n’engendrent une amélioration radicale que si les masses sont vigilantes et savent comment virer leurs chefs dès que ceux-ci ont fait leur boulot. »

Le journal Carrefour, en 1948, compare la verve satirique d’Orwell à celle de Jonathan Swift, l’auteur des Voyages de Gulliver :

« L’excellent apologue que voici ! Et le sage, le juste, l'amer pamphlet ! [...]

En cents pages, et sous l’aspect d'un féerique, M. Orwell a su exprimer le grand espoir et la plus grande déception de nombre d'hommes de ce temps. Et, sans doute, d'hommes de tous les temps. Car il s'agit ici du destin des révolutions.

Voilà qui fera bondir de joie d'aucuns que nous connaissons trop ! Ce livre, clameront-ils, est la plus réactionnaire des imageries [...]. Laissons. A travers l'humour de ces pages [...], une autre question se pose et s'impose ; pourquoi, en vertu de quelles forces, les révolutions dégénèrent-elles ? J'entends bien que pour nos croyants une telle question est un blasphème. Elle est un blasphème puisqu’il est entendu que leur révolution n’a pas dégénéré.

Mais pour nous qui sommes incapables de croire que César a toujours raison, ce petit livre drôle-amer nous saisit le cœur d'angoisse. »

Lorsque Orwell meurt prématurément en janvier 1950 (il a 46 ans), la presse française va lui rendre hommage. Pour Combat, c’était tout simplement « l’un des meilleurs écrivains anglais ».

C’est durant l'été de cette année-là que va paraître en France son chef-d’œuvre, 1984, publié l’année précédente en Angleterre. Dans ce roman dystopique, Orwell imagine un futur où la population est soumise à un régime totalitaire instauré par le tout-puissant « Big Brother ». La liberté d’expression y a été totalement abolie, la mémoire du passé a été effacée, et les citoyens sont surveillés en permanence par l’Etat, qui les espionne par l’intermédiaire des « télécrans », auxquels il est impossible d’échapper.

Avec 1984, Orwell, en homme de gauche hostile à toute forme de despotisme, livrait une critique définitive du totalitarismela dictature de Big Brother s’inspirant à la fois du stalinisme et de certains aspects du nazisme. Carrefour, dans son compte-rendu du livre, souligna à la fois l’actualité du livre et son caractère possiblement visionnaire :

« Orwell aura laissé aux hommes ce suprême avertissement de ce qui, peut-être, les attend ; car ce qui rend son ouvrage si hallucinant, c’est que le vraisemblable n’en est, à nul instant, exclu. Il va dépendre de nous que la sombre prédiction de ce moraliste pessimiste ne se réalise point.

Mais si le monde doit devenir ce que George Orwell redoute dans son roman de la haine et de la peur, mieux vaudrait n’avoir jamais existé, mieux vaudrait que n’importe quelle bombe atomique extermine les habitants de notre planète. Puisque aussi bien le Parti, une fois installé, contraint les hommes à vivre et leur interdit de mourir. »

Preuve du succès durable du roman d’Orwell, la plupart des concepts et expressions exposés dans le livre (« Big Brother is watching you », la « novlangue », la « police de la Pensée »...) sont passés dans le langage courant. 1984, dans les décennies suivantes et jusqu'à aujourd'hui, ne cessera d'ailleurs d’être mobilisé pour dénoncer l’autoritarisme et la « société de surveillance », l'adjectif « orwellien » tendant de plus en plus à désigner une société où les individus sont écrasés par un régime tout-puissant.

Un exemple parmi d’autres, cet article de Paris-Presse qui, dès 1954, comparait la situation des ouvriers chinois à celle des ouvriers du roman d’Orwell :

L’œuvre de George Orwell, retraduite, a été publiée en 2020 dans la prestigieuse collection de La Pléiade. En 2021, 1984, entré dans le domaine public, a connu pas moins de quatre adaptations en bande dessinée.

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Pour en savoir plus :

Simon Leys, Orwell ou l’horreur de la politique, Hermann, 1984 (réédition Plon, 2006)

Jean-Claude Michéa, Orwell, anarchiste tory, Climats, 2000

Michel André, George Orwell, à contre-France, in: Books n°81, janvier/février 2017 (à lire en ligne)