Écho de presse

Brassaï, photographe du Paris excentrique

le 28/08/2022 par Zoé Isle de Beauchaine
le 01/06/2021 par Zoé Isle de Beauchaine - modifié le 28/08/2022
Photo tirée du documentaire « Nous avons passé les vacances à Paris », Brassaï pour Regards, 1945 – source : RetroNews-BnF
Photo tirée du documentaire « Nous avons passé les vacances à Paris », Brassaï pour Regards, 1945 – source : RetroNews-BnF

Témoin privilégié du Paris des Années folles, le photographe hongrois Brassaï a laissé en héritage un des plus beaux portraits de la ville. Des clichés devenus emblématiques, nichés quelque part entre reportage et poésie.

Exposition à la BnF

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2020 marque le centenaire de la publication du recueill Les Champs magnétiques – « première œuvre purement surréaliste », dira plus tard André Breton. La BnF et la Bibliothèque littéraire Jacques-Doucet associent la richesse de leurs collections pour présenter la première grande exposition consacrée au surréalisme littéraire.

 

Découvrir l'exposition

Brassaï est né Gyula Halász en 1899, à Braşov, alors ville de l’empire austro-hongrois. Élevé par des parents épris de littérature et fervents francophiles, il fait son premier séjour à Paris en 1903, son père y ayant obtenu un poste pendant un an. A quatre ans, le futur photographe absorbe déjà les images que la capitale de la Belle Époque peut lui offrir.

De retour en Transylvanie, le jeune Gyula grandit entouré des amis artistes et écrivains de son père. Après la guerre, encouragé par ce dernier, il s’inscrit aux Beaux-Arts de Budapest et s’initie à la sculpture et la peinture. En 1920, il s’installe à Berlin où il s’improvise journaliste, devenant correspondant pour la presse hongroise. Il est admis à l’Académie des beaux-arts mais la déserte rapidement, préférant les académies libres.

Du reste, Halász est un animal social qui vit essentiellement la nuit. Il consacre son temps aux rencontres, et pas des moindres. Il évolue rapidement avec la pointe de l’avant-garde, Moholy-Nagy, Gontcharova et Larionov, Kandinsky et Kokoschka. Mais après trois années, sa curiosité insatiable rêve de nouvelles découvertes. Il s’envole pour Paris, la ville qu’il a toujours rêvé de retrouver et qui verra naitre Brassaï.

Podcast : « Séries noires à la Une »

La presse et le crime, un podcast de RetroNews

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Gyula Halász arrive à Paris en 1924 pour ne plus jamais repartir. Le jeune artiste retrouve quelques amis berlinois et étend rapidement son réseau. Sociable et charismatique, il multiplie les rencontres, explorant la ville sous toutes ses coutures, mondaines et populaires, de jour et surtout de nuit. Il exerce sous plusieurs pseudonymes, reflet de ses nombreuses activités : rédacteur pour un journal sportif hongrois puis pour plusieurs titres allemands, il travaille également comme dessinateur et caricaturiste. Il se fait par ailleurs brocanteur, achetant des photographies et cartes postales anciennes qu’il revend à son entourage – André Breton, Paul Eluard, Salvador Dalí notamment.

Halász laisse peu à peu la peinture de côté. En plus de ses nombreux métiers, il devient agent de photographes pour les besoins de la presse, qui le charge de trouver des clichés pour illustrer ses articles. Celui qui n’avait jamais envisagé la photographie, la prenant même de haut, commence à s’y intéresser. En 1925, il rencontre Eugène Atget, qui sera un modèle pour lui comme pour beaucoup de ses contemporains. Mais la rencontre décisive est celle d’André Kertész, un an plus tard, qui finit de le convertir et l’initie à la technique. La photographie se révèle être une vocation. En 1929, Brassaï acquiert un appareil et se jette tête baissée dans cette nouvelle passion.

Brassaï aménage une chambre noire à son hôtel afin de réaliser ses propres tirages. Il cherche à anoblir l’ordinaire, et pour cela il réalise des photographies en gros plan d’objets du quotidien : une paire de ciseaux, des allumettes, une bougie, des coquillages… Tant de photographies où, selon les mots du journal Carrefour, « la banalité du sujet en soi rejoint l’exception rare ».

Il produit toute une série, Objets à grandes échelles, dont certaines images sont publiées dans The New Review et n’échappent pas au Chicago Tribune :

« La photographie en frontispice, réalisée par Brassai, exige une attention particulière comme exemple des effets étonnants que l'on peut obtenir en photographiant des objets aussi ordinaires qu'une paire de ciseaux et une allumette. »

Mais c’est vers ce qu’il connait de mieux que le jeune photographe tourne son objectif : Paris. Ses premières années à arpenter la ville lui ont été bénéfiques. Il a appris la capitale par cœur, jusque dans ses recoins les plus excentriques et transmet dans ses clichés sa vision personnelle d’un Paris autre, caché :

« Lorsque l’œil de Brassaï eut scruté Paris, Paris et ses bas-fonds, ses coins perdus, ses pissotières et ses salons, il eut tous les éléments de cet 'opéra cosmique' dont parle Prévert. »

La nuit l’a toujours inspiré. Brassaï photographie les lieux dissimulés, les bals, les bars et les bordels, avant de déambuler dans les rues vides de la ville endormie. Il entend montrer la beauté du Paris ordinaire et de ceux qui la font fonctionner : veilleur de nuit, imprimeur, maraîcher.

Il est souvent seul, parfois accompagné. Henry Miller, qu’il vient de rencontrer, lui rend régulièrement visite et aime le suivre dans ses flâneries au clair de lune. L’écrivain américain est fasciné par son travail et écrit un texte à son sujet, « L’œil de Paris », qui parait quelques années plus tard.

Le photographe compile ses clichés dans un ouvrage phare, Paris la nuit, préfacé par Paul Morand et qui parait en 1932, année où Gyula Halàsz devient définitivement Brassaï, en hommage à sa ville natale. Le livre, qui révèle au public un Paris méconnu, poétique et cocasse, connaît un grand succès.

L’Intransigeant en publie un extrait en avant-première tandis que le Chicago Tribune lui consacre un article dithyrambique, affirmant – certes à tort – que « le nom de Brassaï restera connu tandis que celui de Paul Morand sera oublié », rendant justice au photographe dont la couverture du livre fait apparaître le nom en petits caractères contrairement à son auteur et malgré les soixante photographies qui composent l’ouvrage.

Dès lors, Brassaï va être assailli de commandes. Photographe mondain, il fait le portrait du tout-Paris. Il devient aussi le photographe des artistes : Giacometti, Dalí, Kokoschka, Braque, Maillol…

Il collabore avec la presse, produisant des reportages pour les nouveaux magazines illustrés, en pleine éclosion au début des années 1930 : Allo, Détective, Paris Magazine, Ici Paris, L’Illustration, Les Étoiles. Un de ses plus gros clients est le magazine américain Harper’s Bazar, avec qui il travaillera pendant vingt ans, produisant des reportages en France ainsi qu’à l’étranger. Il réalise par ailleurs de nombreux reportages pour la revue communiste Regards.

À Paris, Brassaï se lie d’amitié avec Georges Ribemont-Dessaignes, qui lui présente les frères Prévert. Il fréquente Maurice Raynal, critique d’art pour L’Intransigeant, dans lequel le photographe publie un article où il exprime ses vues sur la nature et la fonction de son médium. Puis Raynal présente Brassaï au critique d’art Tériade, qui le présente à Picasso.

Ce dernier apprécie ses photographies de nuit. Il l’emmène dans son atelier de la rue de La Boétie puis dans son château de Boisgeloup, en Normandie, où le photographe immortalise ses sculptures, alors jamais montrées. Cette rencontre marque le début d’une longue amitié. Le maitre espagnol ne cessera d’encourager Brassai dans son travail. C’est aussi lui qui, dans les années 1940, insiste pour que le photographe reprenne le dessin.

Les clichés des sculptures de Picasso sont publiés dans le premier numéro de la revue Minotaure, avec qui Brassaï entame une collaboration, et qui lui permet de rencontrer les Surréalistes. On a souvent souligné le caractère étrange de ses photographies, particulièrement celles d’objets ordinaires, comme son intérêt pour les graffiti. Mais Brassaï s’est toujours défendu d’appartenir au mouvement. Toutefois, à travers ses clichés sans trucage ni fioritures, il réussit à instiller une part de rêve, qui n’échappe à personne et surtout pas au critique et premier directeur du Musée national d’art moderne Jean Cassou :

« Seul Brassaï atteint au fantastique parce que c’est un réaliste et qu’il sait choisir ces rencontres que la vie nous fournit quotidiennement, qui nous saisissent et nous font rêver. »  

En l’espace d’une décennie, Brassaï est devenu une icône de la photographie, tentant de répondre à toutes les propositions sans jamais cesser d’explorer de nouveaux thèmes et moyens d’expression : le dessin, la sculpture et même la tapisserie. Brassaï réalisera également un film, Tant qu’il y aura des bêtes, qui recevra le prix de l’originalité au festival de Cannes de 1956.

Descendu à Nice en 1940, le photographe décide finalement de rentrer à Paris pour protéger ses négatifs ; il y reste pendant toute la période de l’Occupation. Malgré les sollicitations des autorités allemandes, il refuse de collaborer, quitte à ne plus pouvoir pratiquer. Il revient à l’écriture avec Bistro-Tabac, sorte de compte-rendu en langage populaire des absurdités de cette période sombre.

Brassaï est aussi un passionné de danse. Celui qui, du haut de ses 18 ans, avait proposé un argument de ballet au compositeur Béla Bartók, réalise son rêve en 1945 et produit les décors du ballet Rendez-Vous de Jacques Prévert.

Brassaï produira et s’investira dans de nouveaux projets jusqu’à son dernier souffle, en 1984. Il mourra, plume en main, venant juste d’achever un ouvrage sur la vie de Proust, qui l’avait occupé pendant plusieurs années. Le photographe aura enveloppé Paris de son regard enchanteur, révélant les multiples visages de la ville à travers des images aujourd’hui intemporelles.