Écho de presse

Les « spirituals », les chants d’esclaves à l’origine de la musique gospel

le 01/08/2022 par Pierre Ancery
le 18/10/2021 par Pierre Ancery - modifié le 01/08/2022
L'ensemble vocal des Fisk Jubilee Singers, 1875 - source : WikiCommons
L'ensemble vocal des Fisk Jubilee Singers, 1875 - source : WikiCommons

A l’origine chants religieux des esclaves noirs des États-Unis, les spirituals sont popularisés en France, sous leur forme enregistrée, dans l’entre-deux guerres. La presse s’intéresse alors à cette musique venue d’outre-Atlantique.

Également appelé negro spiritual, le spiritual est un genre musical né au XIXe siècle parmi les esclaves afro-américains. Issu du mélange entre des traditions musicales africaines et européennes, il est marqué par la dominante religieuse des paroles. Chants d’espoir, les spirituals sont d’abord un dialogue avec Dieu : ce sont des cantiques, qui font référence dans leur majorité à l’Ancien Testament.

Mais la plupart évoquent aussi, en filigrane, les conditions de vie abominables des esclaves noirs aux États-Unis, pays où l’esclavage demeura en vigueur jusqu’en 1865. Entonnés en chœur ou sur le mode de la « question-réponse », les spirituals sont à l’origine des work songs, chantés pour rythmer le travail dans les champs. Les nombreuses références qui y sont faites à l’oppression du peuple hébreu, tirées de la Bible, font ainsi écho aux souffrances présentes des esclaves.

Les spirituals vont devenir, à la fin du XIXe siècle, la musique emblématique des Noirs américains. Certains de ces chants deviendront célèbres : « Sometimes I Feel Like A Motherless Child », « When The Saints Go Marching In », « Deep River »...

Le premier ensemble choral à populariser les negro spirituals est celui des Fisk Jubilee Singers. Formé en 1871 et dirigé par un chef de chœur blanc, George White, ce groupe de chanteurs et chanteuses a cappella (quatre hommes et cinq femmes afro-américains, anciens esclaves pour la plupart) va produire une version arrangée des chants traditionnels, afin de coller aux goûts du public de l’époque.

L’ensemble se produit d’abord aux États-Unis, notamment le long de la Underground Railroad (route secrète des esclaves en fuite vers le Nord). Puis les Fisk Jubilee Singers voyagent en Europe, où ils rencontrent un vif succès, jouant même devant la reine Victoria en 1873.

Le 11 mai 1878, la presse strasbourgeoise rend ainsi compte de leur concert à l’église Saint-Pierre-le-Vieux :

« Le concert des Jubilee Singers nègres avait attiré mercredi, a l’église Saint-Pierre-le-vieux, un public énorme, et la recette a atteint tout près de 3000 fr. L’auditoire a écouté et sincèrement admiré les chanteurs (sept femmes et quatre hommes), qui ont exécuté des chœurs, des hymnes populaires américains et anglais, et des chants d’esclaves proprement dits.

Les voix sont justes, pures, métalliques et guidées par un sentiment musical d’autant plus profond qu’il est instinctif. La société nègre a obtenu un vif succès, qui infailliblement se renouvellera jusqu’à leur retour de Suisse. »

Le rédacteur regrette toutefois que leur programme soit « peut-être un peu uniformément mélancolique »... L’ensemble des Fisk Jubilee Singers, dont les membres ne cesseront de se renouveler, a laissé en 1909 un enregistrement de l’un des classiques du répertoire spiritual, « Swing Low, Sweet Chariot ».

Dans la presse française, on ne commence à s’intéresser réellement à cette musique qu’au début du XXe siècle. En novembre 1906, le journal La Politique coloniale s’interroge ainsi sur « l’origine des chansons nègres », et reproduit l’interview parue dans Musical America d’un « spécialiste » du sujet. Lequel dénie aux Afro-Américains la paternité de ce courant musical, parlant d’une « imitation » d’airs traditionnels écossais, mais leur concédant toutefois d’être arrivés à une forme de « distinction »  :

« Depuis les premiers temps, écrit M. Read, le nègre a été entouré par des gens d’une culture supérieure à la sienne. Naturellement ignorant, quoique doué - ainsi que je l’ai dit - du sens de l’imitation et d’une nature impulsive, il emprunta aux autres les éléments de sa vie, plus qu’il ne développa son propre fond.

Cependant, en musique, il est parvenu à une distinction qui, a tout le moins, accroîtra beaucoup l’intérêt que présente l’histoire des gens de couleur en Amérique. Le fait de son association à la musique des blancs ajoute beaucoup à la théorie que le nègre s’est assimilé une bonne part de la musique de ses supérieurs en éducation pendant les temps anciens de l’esclavage. »

Dans les décennies suivantes, les spirituals vont gagner les studios et s’imposer auprès d’une partie du public en France. Tandis que les Fisk Jubilee Singers s’y produisent à nouveau au milieu des années 1920, des enregistrements paraissent, dont les journaux français rendent compte en termes souvent élogieux, et parfois condescendants.

L’écrivain Pierre Mac Orlan peut ainsi parler en 1929, dans les colonnes du Crapouillot, du « charme mélancolique de ces mélodies extraordinairement rythmées », tout en affirmant que « le nègre chante avec les pieds et danse avec les épaules et la voix ».

Des stars du genre apparaissent. C’est le cas par exemple du chanteur Paul Robeson (1898-1976), qui interprète des spirituals à la salle Pleyel en février 1930, s’attirant les louanges, entre autres, de la revue Excelsior :

« Le timbre de sa voix exerce un mystérieux et irrésistible pouvoir on ne peut en effet résister à cet art qui dégage tant d'émotion discrète et profonde. C'est quelque chose de tellement spécial, qu'il est fort difficile d'en analyser les caractéristiques.

Voilà bien la "magie noire" dans tout son rayonnement étrange et prenant. Et quelle richesse, dans ces chants nostalgiques, parfois puérils, tout imprégnés d'une douloureuse résignation devant la destinée inexorable. Robeson en est l’exégète émouvant. C'est un grand artiste, qu'il faut admirer sans réserves. »

Le chanteur américain Paul Robeson, 1938 - source : WikiCommons
Le chanteur américain Paul Robeson, 1938 - source : WikiCommons

Robeson, également acteur et athlète, deviendra un grand militant des droits civiques afro-américains. Citons aussi Marian Anderson (1897-1933), une des toutes premières cantatrices noires, qui interprète sur scène aussi bien des airs classiques européens que des spirituals américains.

La question de l’origine de ces chants, en parallèle, intéresse les musicologues de l’entre-deux guerres. Dans un grand article du Ménestrel consacré à « la musique des Afro-Américains », l’anthropologue et ethnomusicologue André Schaeffner (l’un des premiers analystes européens du jazz), lance en juillet 1926 quelques hypothèses.

« Mais c'est en leurs harmonisations vocales de caractère spontané, dans leurs chants en choral que les Afro-Américains ont peut-être dégagé le meilleur d'eux-mêmes et ont amorcé de plus près l'invention du jazz. Il faudrait en chercher l'origine dans l'imitation des chorals protestants qu'ils connurent auprès des missions évangéliques, - imitation qui alla même jusqu'à l'emprunt direct à la mélodie de ces chorals [...].

Toute une étude reste à établir - et qui ne pourrait être réalisée qu'à proximité des bibliothèques américaines - sur l'histoire du choral protestant aux États-Unis dans les rapports de celui-ci avec la musique nègre. »

Le spiritual, au même moment, va donner naissance au gospel, qui en est la continuation. Il s’agit toujours d’un chant religieux, mais aux paroles cette fois plutôt tirées du Nouveau Testament. Destiné à l’office de la messe, il se distingue du spiritual par sa tonalité plus optimiste. Le gospel aura une longue postérité, avec des stars comme Mahalia Jackson (1911-1972) ou l’ensemble The Golden Gate Quartet, fondé en 1934 et toujours actif aujourd’hui, qui aura une profonde influence sur un certain... Elvis Presley.

Genre fondateur de la musique afro-américaine, le spiritual irriguera en outre, dans la seconde moitié du XXe siècle, l’œuvre d'innombrables artistes noirs américains, d’Aretha Franklin à Richie Havens en passant par Ray Charles ou Odetta. 

-

Pour en savoir plus :

Noël Balen, Histoire du negro spiritual et du gospel, de l’exode à la résurrection, Fayard, 2001

Cécile Chéraqui, Le (negro) spiritual, une vraie musique pour une fausse histoire, 14 novembre 2018, article à lire sur The Conversation  

Marguerite Yourcenar, Fleuve profond, sombre rivière (traduction et commentaire de negro spirituals), Gallimard, 1964