Écho de presse

1948 : la mort d’Eisenstein, « le plus grand poète épique de l’écran »

le 20/09/2022 par Pierre Ancery
le 08/09/2022 par Pierre Ancery - modifié le 20/09/2022
Le réalisateur soviétique Sergueï Eisenstein, 1939 - source WikiCommons

En février 1948, la presse annonce la disparition du cinéaste soviétique Sergueï Eisenstein. Jean Cocteau ou l’historien du cinéma Georges Sadoul prennent la plume pour rendre hommage au génie avant-gardiste du réalisateur du Cuirassé Potemkine.

Sergueï Mikhaïlovitch Eisenstein venait tout juste d’avoir 50 ans lorsqu’il meurt d’une crise cardiaque à Moscou, dans la nuit du 10 au 11 février 1948. Son décès met brutalement fin à une carrière qui l’aura vu réaliser certains des plus grands films de la première moitié du XXe siècle, depuis le célèbre Cuirassé Potemkine à Ivan le Terrible, en passant par La Grève, Octobre ou Alexandre Nevski.

Pourtant, la disparition d’Eisenstein passera quasiment inaperçue en URSS. Le cinéaste subissait alors la disgrâce des autorités, la seconde partie de son film Ivan le terrible, terminée en 1946, ayant fortement déplu à Staline. Ivan le terrible, Partie II, qui dépeint le souverain éponyme en tyran vieillissant et paranoïaque, ne sera d’ailleurs autorisé en Union soviétique qu’en 1958.

En France, en revanche, la plupart des journaux vont évoquer son décès, quoique de façon discrète. Le 24 février, la revue spécialisée Cinévie résume la filmographie d’Eisenstein tout en revenant sur la série de grâces et de disgrâces dont l’homme avait été l’objet de la part du pouvoir soviétique. 

« Un des plus grands metteurs en scène du monde, Serge Eisenstein vient de mourir. Il était né en 1898 à Riga. II réalisa son premier film à 25 ans [...]. Pendant quelques années, le sort de Serge Eisenstein fut obscur. On le disait emprisonné, mort. Mais on ne savait rien de certain [...].

Pour des raisons idéologiques, on ne tenait plus à ce qu'il réalisât des films de propagande, le résultat allant, paraît-il, à l’encontre des buts poursuivis. Mais pour ne pas laisser cette force inemployée on lui "confia" la réalisation d’Alexandre Nevsky. Il le tourna en 1938.

Pendant la guerre, Eisenstein revint un peu en grâce et fut complètement réhabilité, semble-t-il, après la guerre, bien qu’il n’eût jamais voulu adhérer au parti. Le dernier film que nous ayons vu en France d’Eisenstein fut Alexandre le Grand. Le succès fut très mitigé. Eisenstein fut à nouveau en disgrâce – abjura à nouveau ses erreurs –, il était revenu en grâce, paraît-il, quand il est mort. »

L’Aube, elle aussi, insiste sur les rapports complexes qu’Eisenstein entretint toute sa vie avec les autorités de son pays – lui qui avait été à la fois un propagandiste fervent de l’URSS et un avant-gardiste au style unique, célébré dans le monde entier dès Le Cuirassé Potemkine (1925) :

« Eisenstein aura été un grand ouvrier du film. Il a bien servi la propagande soviétique en l’illustrant des prestiges de l'art cinématographique.

Il ne semble pas qu'il ait pu, en retour, exprimer son génie d'une manière aussi simple qu'il eût été normal. La politique sévère des Soviets aura été plus forte que son art. »

De son côté, Combat évoque une des caractéristiques du cinéma d’Eisenstein (du moins dans ses premiers long-métrages) : l’absence de vedettes, les personnages « collectifs » de ses films devant primer sur les individualités.

« Si Eisenstein fut de ces réalisateurs qui, par leurs innovations, transformèrent la technique cinématographique, il fut surtout de ceux qui s’attachèrent à mettre leur talent au service d’une idée, d’une passion. Débarrassant pour un temps l’écran de ses vedettes coutumières, il ne voulut pour ses films qu’un seul héros, aux visages innombrables : le peuple.

Du "Cuirassé Potemkine" : à "Ivan le Terrible", toute son œuvre n’est qu’une fresque grandiose où s’inscrivent les mouvements d’une foule toujours en lutte pour un peu plus de justice et de bien-être.

Avec Eisenstein disparaît sans doute le plus grand poète épique de l’écran. »

Le quotidien communiste L’Humanité, quant à lui, laisse la parole à trois cinéastes français importants : Marcel L’Herbier (réalisateur de l’hyper-sophistiqué L’Inhumaine), Louis Daquin et Jacques Becker (Palme d’or 1947 pour Antoine et Antoinette).

« – Je n’avais pas vu Eisenstein, dit Marcel L’HERBIER, depuis 1936. J’éprouvais, pour sa personne comme pour son œuvre, une grande et sincère admiration. Sa mort est une perte immense non seulement pour l’U.R.S.S, mais pour l’art cinématographique mondial [...].

– On peut vraiment affirmer, dit à son tour Louis DAQUIN, qu’Eisenstein et Chaplin représentaient les deux hommes géniaux du cinéma. Un film comme le "Cuirassé Potemkine" fut non seulement une œuvre révolutionnaire, mais une audacieuse et puissante réalisation artistique [...].

– Cette mort attristera bien des hommes, dit enfin Jacques BECKER. Eisenstein était jeune encore. Il nous semble que l’un des pères du cinéma russe vient de disparaître : un grand homme et dont les cinéastes n’oublieront jamais le souvenir... »

Dans Carrefour, c’est Jean Cocteau en personne qui raconte quelques anecdotes personnelles au sujet du défunt. Le réalisateur de La Belle et la Bête avait rencontré Eisenstein lors de son passage en France, entre 1929 et 1930. Passage à l’occasion duquel le cinéaste avait hérité du surnom de « Sa Majesté » Eisenstein – un jeu de mots sur ses initiales, que le quotidien reprend dans le titre de l’article : « S. M. Eisenstein est mort, vive Eisenstein ! » 

« Je me suis beaucoup lié avec Eisenstein après le Potemkine. Je l’admirais [...]. Eisenstein racontait une foule danecdotes étonnantes et son grand corps était secoué de rires. Il voyait tout. Il entendait tout. Il enregistrait tout. Et s’il donnait un coup de pouce à la vérité, ce n’était jamais mensonge. C'était pour la rendre plus forte, plus lisible.

Lorsqu'on projeta le Potemkine à Monte-Carlo, un ancien matelot de l’équipage, qui s’y trouvait, écrivit à Eisenstein : "Monsieur Eisenstein, je viens de me voir dans votre film. J'étais un des marins sous la bâche." Or Eisenstein avait inventé cette bâche de toutes pièces. Son génie s’était substitué à la mémoire de cet homme [...].

Nous devions tourner un film ensemble, à Marseille. Son voyage en Amérique avait retardé notre entreprise. Jamais nous ne parvînmes à nous joindre aux dates. Et souvent, je ferme les yeux. Je regarde notre film fantôme et je sens la grande masse d’Eisenstein, secouée de rires, auprès de moi. »

Enfin, Les Lettres françaises rendent hommage au cinéaste sous la plume de Georges Sadoul, grand historien du cinéma, proche du Parti communiste, qui dresse un bilan dithyrambique de l’œuvre d’Eisenstein, le comparant à Bach ou Michel-Ange.

« Alexandre Newski (1938) (encore inédit en France), puis Ivan le Terrible (1945), dont on connaît surtout une version doublée de façon très discutable, montrèrent la profonde évolution qui s'était opérée chez lui [...].

Dans Potemkine, son contrepoint rigoureux et discipliné, comme celui de Jean-Sébastien Bach, s'était presque exclusivement appliqué au choix des images, à fleur de cadrage, à leur montage. Il en étendait maintenant l'application, semblable à un musicien dont la jeunesse fut consacrée aux orchestres de chambre mais qui voue son âge mûr aux opéras [...].

La maladie et la mort l'ont empêché de nous apprendre comment sortir les films en couleur de l'extrême primitivisme où ils sont encore restés, faute d'avoir été jamais confiés à un artiste.

Ce génie n'aurait pu se manifester hors de la Russie et de son régime. Cet homme fut, pour reprendre une expression de son ami Mayakowski, le haut-parleur d'un peuple. Mais sa disparition n'est pas, pour sa patrie, seulement un deuil national. Le cinéma mondial ressent cette perte comme les artistes de la Renaissance durent accueillir la mort de Michel-Ange, où les romanciers du siècle dernier, celle de Balzac. »

L’œuvre du cinéaste aura une vaste postérité. Trois quarts de siècle après sa mort, Le Cuirassé Potemkine est toujours régulièrement cité parmi les plus grands films de l’histoire, éclipsant parfois les autres chefs-d’œuvre d’Eisenstein.

Pour en savoir plus :

Dominique Chateau, François Jost (dir.), Eisenstein, l'ancien et le nouveau, Publications de la Sorbonne, 2002

Barthélémy Amengual, Que viva Eisenstein !, L’Âge d’homme, 1990