Écho de presse

De « L’Ange bleu » à l’antinazisme : quand Marlene Dietrich subjuguait la presse

le 27/11/2023 par Pierre Ancery
le 20/11/2023 par Pierre Ancery - modifié le 27/11/2023

Révélée en 1930 dans L’Ange bleu de Josef von Sternberg, l’actrice allemande Marlene Dietrich fascina le public de l’entre-deux guerres avec ses personnages de femmes fatales. Scrutée avec avidité par les médias de l’époque, elle s’engagea aussi publiquement contre le nazisme.

« Marlene Dietrich » : ce patronyme, qui « commence par une caresse et finit par un coup de cravache », dixit Jean Cocteau, Marie Magdalene Dietrich l’avait forgé elle-même en contractant ses deux prénoms. L’actrice la plus célèbre des années 1930, qui transfigura par sa présence magnétique certains des meilleurs films de la période, savait comment marquer les esprits.

Ses débuts, dont elle refusait catégoriquement de parler, furent pourtant assez obscurs. Née en 1901 à Schöneberg (une commune aujourd’hui intégrée à Berlin), elle débute sa carrière au théâtre puis, au fil des années 1920, enchaîne les rôles dans des films allemands mineurs. En 1929, le journal La Critique cinématographique note laconiquement, à propos de son apparition dans L’Énigme de Curtis Bernhardt, que Marlene Dietrich « nous fait penser à Greta Garbo ».

C’est la dernière fois qu’un journal la compare à quelqu’un d’autre : son film suivant, L’Ange bleu de Josef von Sternberg (1930) va la faire entrer dans la légende.

Le film raconte la déchéance d’un vieux professeur d’université (Emil Jannings) tombé amoureux d’une chanteuse de cabaret. Il suffit d’une scène – celle où l’actrice, en porte-jarretelles, chante « Ich bin von Kopf bis Fuss auf Liebe eingestellt » ( « Je suis, de la tête aux pieds, faite pour l’amour ») – pour que Dietrich s’impose comme une star.

Quand L’Ange bleu sort en France, la critique (masculine à une écrasante majorité) est entièrement subjuguée. Dans Pour vous, Jean Lenauer écrit : 

« Marlene Dietrich, créant un nouveau type de femme cinématographique, a suscité en nous un intérêt d’une puissance extraordinaire. Cette femme, à la voix traînante, sensuelle d’une manière directe, enveloppe le spectateur dès le premier abord. Le contact avec le public est établi dès qu’elle paraît sur l’écran [...].

Quelqu’un a dit d’elle : "Ce n’est plus du sex-appeal, c’est un appel plus direct..." »

Comoedia renchérit :

« Elle a campé un type de femme dont la beauté fait impression, non pas sur le cœur, mais sur les sens. Le laisser-aller de sa tenue — obligée dans un "beuglant" — sa voix canaille, aux inflexions graves et molles, ne porte pas moins que ses yeux, ses poses lascives ou sa chair nue. Elle est remarquable en tous points. »

Le Carnet de la semaine ajoute :

« Aux magies secrètes qui défient toute analyse de la voix, Marlene Dietrich ajoute encore l’ensorcellement des gestes et du regard. Elle envoûte plus qu'elle ne séduit [...].

Si le mot élite signifiait encore quelque chose, il faudrait dire que Marlene Dietrich est faite pour elle. L’aristocratie de Marlene Dietrich est, à mon avis, la plus évidente de l’époque. »

L’Action française, enfin, n’est pas en reste :

« Dès les premiers cadres [...], le regard est captivé par un être féerique et scintillant, dont on ne veut plus aussitôt qu'oublier la vilenie. C'est l'extraordinaire Marlène Dietrich (Lola-Lola), la seule véritable vedette de l'Ange bleu, à notre sens la plus importante révélation féminine du cinéma depuis la chère Lilian Gish.

A califourchon sur une chaise, coiffée d'un gibus blanc, dans des oripeaux naïvement grivois, Marlène Dietrich reste pure comme une étoile tombée dans la boue et qui brillerait toujours. »

Avec ce film, l’Allemande perfectionne un archétype : celui de la femme fatale, dont la froideur indifférente ensorcelle et fait chuter les hommes. Pendant toutes les années 1930, et en particulier dans les six autres films qu’elle tournera avec Josef von Sternberg, elle jouera à merveille de ce rôle dans lequel le public se délecte de la retrouver.

Très vite, elle quitte l’Allemagne pour les États-Unis, où la Paramount l’a engagée. Sous la direction de von Sternberg, elle y tourne d’abord Morocco, qui lui vaut une nomination aux Oscars de la meilleure actrice en 1931. Puis le duo signe Shanghaï Express en 1932 : nouveau triomphe.

Dans La Critique cinématographique, en 1932, Pierre Michaut disserte alors sur ces rôles de séductrices qu’elle interprète avec tant de naturel – et on ne sait plus très bien s’il parle de l’actrice ou de ses personnages lorsqu’il écrit :

« L’amour pour elle n’est plus un jeu des sens : c’est un duel et pour vaincre — l’orgueil s’en mêlant — elle appelle toutes les ressources de son esprit et de son corps [...].

Quand elle aime, cette femme n’admet pas d’être un jouet. Elle veut traiter de puissance à puissance, et même dicter ses lois. S’il n’est pour les femmes que d’être victorieuses ou vaincues, aucun sacrifice ne lui paraîtra trop grand pour assurer son triomphe. »

Marlene Dietrich plaît aussi parce qu’elle est scandaleuse, qu’elle se joue des conventions de l’époque : ses mœurs libres (elle est bisexuelle), ses looks aussi sophistiqués qu’extravagants choquent la bonne société. Lorsqu’elle débarque à la gare Saint-Lazare, à Paris, en 1933, vêtue d’un costume masculin, le journaliste d’Excelsior s’offusque :

« Dans le hall de la gare Saint-Lazare le passage de l'adolescent en lequel s'est mué Mme Marlène Dietrich par le vouloir d'un travesti laisse les voyageurs assez indifférents.

Cette fois, la créatrice de l'Ange bleu s'est trompée : en costume d'homme elle n'intéresse guère. Vite qu'elle reprenne ses atours féminins qui la font si étrangement jolie. »

En 1934, toujours avec von Sternberg, elle tourne l’un des plus beaux films de l’entre-deux guerres : L’Impératrice rouge, réalisation aux costumes et aux décors délirants dans laquelle l’actrice interprète la tsarine Catherine II - mais donne plus que jamais l’impression de jouer son propre rôle à l’écran. La Semaine mondaine s’enthousiasme :

 « En grande et intelligente artiste, Marlène a su dégager le côté purement féminin du personnage et c’est magistralement qu’elle en a fixé les traits définitifs. » 

Le film, qui deviendra culte avec le temps, sera pourtant un échec commercial à sa sortie. Après La Femme et le pantin (1935), nouvelle variation sur le thème de la déchéance amoureuse masculine, le binôme Dietrich/von Sternberg, devenu trop orageux, se sépare. Dans une interview parue dans Pour vous la même année, l’actrice s’explique :

« Je ne suis plus la protégée de M. von Sternberg. Je commence une expérience nouvelle. Par le passé, j'avais toujours laissé toutes les décisions à la discrétion de M. von Sternberg. Aussi, je ne sais pas quels seront les résultats de cette condition nouvelle. Mais elle est peut-être préférable [...].

Mais c’est avec regret, et peut-être aussi avec un peu d’appréhension, que je vais entrer dans ce nouveau stade de ma carrière. »

La seconde partie de sa carrière sera marquée par des collaborations prestigieuses avec Ernst Lubitsch, René Clair ou Billy Wilder. Mais Dietrich attire aussi l’attention en s’opposant publiquement au mal qui ronge son pays natal : au cours des années 1930, elle est la seule Allemande célèbre à dénoncer le nazisme.

Alors qu’elle entame des démarches pour se faire naturaliser américaine (ce sera chose faite en 1939), Ce Soir évoque en 1937 ses relations houleuses avec le régime d’Hitler :

« La décision de Marlène d'abandonner la nationalité allemande est considérée comme causée par ses vifs sentiments antinazistes maintes fois exprimés en privé. Marlène dédaigna même de répondre, voici deux ans, à la sommation qui lui fut faite par Hitler de rentrer en Allemagne [...].

Depuis lors, Marlène Dietrich reçut de nombreuses lettres de menaces attribuées aux nazis locaux annonçant l'enlèvement de sa fillette, Maria, âgée de douze ans, qu'elle est obligée de faire entourer constamment d'une garde sévère. »

Quand le conflit mondial éclate, elle met sa célébrité au service de l’effort de guerre, comme d’autres acteurs hollywoodiens – elle obtiendra en 1947 la médaille de la Liberté, plus haute distinction militaire qu’il soit possible d’accorder à un civil aux États-Unis. En France, la presse collaborationniste préfère parler de ses frasques amoureuses (notamment de son aventure avec Jean Gabin) que de son engagement aux côtés des Alliés.

Après-guerre, elle tourne encore avec de grands réalisateurs (Le Grand alibi d’Hitchcock en 1950, L’Ange des maudits de Fritz Lang en 1952 ou La Soif du mal d’Orson Welles en 1959). Mais son étoile a quelque peu pâli, comme l’écrit déjà avec une pointe de cruauté Cinévie en avril 1946, et alors même que le magazine offre à Dietrich sa Une :

« Les années passèrent, qui n’osèrent effleurer Marlène. Mais nos collégiens d’antan ont pris du ventre et ne vont plus guère au cinéma. Les jeunes gens d’aujourd’hui, ont décidé de ne plus s’arrêter devant ces simagrées de la séduction, et préfèrent les filles fraîches et plus accessibles ; en outre, Marlène n’a jamais fait la cuisine ni dansé le jitterbug : c’est ce qui l’a perdu.

Elle abandonne, aujourd'hui, son Himalaya de fanfreluches, joue les bonnes filles à cow-boys, jette son bonnet à paillettes par-dessus les palaces internationaux, et déclare qu’elle va jouer la comédie. »

Épaulée par son compagnon de l’époque le musicien Burt Bacharach, elle se lance à partir des années 1960 dans une carrière de chanteuse, se produisant triomphalement sur les plus grandes scènes mondiales, où elle interprète systématiquement son tube « Lili Marleen ». Son dernier film, C’est mon gigolo de David Hemmings, paraît en 1978.

A la fin de sa vie, vivant cloîtrée dans son appartement de la rue Montaigne, à Paris, l’actrice mythique refuse désormais de se laisser photographier. Elle s’éteint dans la capitale française le 6 mai 1992, laissant derrière elle une filmographie exceptionnelle s’étalant sur cinq décennies.

Pour en savoir plus :

Jean-Paul Bled, Marlene Dietrich, la scandaleuse de Berlin, Perrin, 2019

Louis Bozon, Marlene Dietrich, Michel Lafon, 2012

Donalad Spoto, L’Ange bleu : mythe et réalité, Belfond, 2003