Écho de presse

Emily Dickinson, une icône de la poésie américaine longtemps ignorée en France

le 05/02/2024 par Pierre Ancery
le 18/01/2024 par Pierre Ancery - modifié le 05/02/2024

Aujourd’hui révérée dans le monde anglo-saxon, la grande poétesse Emily Dickinson (1830-1886) n’accéda à la reconnaissance qu’après sa mort. La critique française, elle, commença à s’intéresser à la « recluse d’Amherst » dans l’entre-deux guerres seulement.

Objet d’un véritable culte aux États-Unis, où elle est considérée comme l’une des géantes de la poésie du XIXe siècle, Emily Dickinson n’y aura pourtant connu la gloire que de façon posthume.

Née à Amherst, en Nouvelle-Angleterre, en 1830, elle ne quitta pratiquement jamais cette ville jusqu’à sa mort en 1886. Ayant grandi dans un milieu profondément puritain, elle mena une vie introvertie et retirée dans la maison familiale, composant dans sa chambre des centaines de poèmes dont seuls douze furent publiés de son vivant. On doit à sa sœur cadette Lavinia, à qui elle avait demandé de détruire ses textes, de les avoir préservés.

L’œuvre d’Emily Dickinson est colossale à la fois par son ampleur (près de 1 800 poèmes) et par sa dimension novatrice : rythmée par une ponctuation et une métrique inhabituelles pour l’époque, sa poésie s’attache à saisir la beauté de l’infime, du quotidien, tout en reflétant la complexité de la vie intérieure de la poétesse. Sans jamais séparer ce travail d’un subtil questionnement métaphysique.

Lorsqu’une première édition de ses poèmes paraît en 1890, quatre ans après sa mort, ceux-ci sont modifiés par les éditeurs afin de coller aux règles poétiques de l’époque. Ils connaissent aux États-Unis un succès considérable, dont l’écho retentit jusqu’en France, où La Revue politique et littéraire note avec condescendance, le 31 octobre 1891 : 

« Le public des États-Unis est en train de s’enthousiasmer pour les poésies d’une dame, miss Emily Dickinson, qui vient de mourir. Six éditions de ses poésies viennent d'être enlevées en quelques mois ; succès d’autant plus étonnant que les vers de miss Dickinson n’ont ni rimes ni rythmes et sont plus dénués de sens que les plus incompréhensibles produits de nos symbolistes. »

La poésie d’Emily Dickinson sera à peu près ignorée de la critique française pendant plusieurs décennies. Il faut attendre mars 1918 pour que son nom resurgisse dans la presse. Dans La Grande revue, René Brancour parle alors, au détour d’un article sur « l’héroïsme de la poésie américaine », du « génie si particulièrement pénétrant d’Emily Dickinson » et traduit deux de ses poèmes.

Mais c’est dans l’entre-deux guerres que la poétesse sera véritablement introduite auprès du public français. L’Ouest-Eclair lui consacre ainsi en 1926 un grand article fondé sur une conférence de l’essayiste Albert Feuillerat.

Élogieux, son portrait de Dickinson ne va pourtant pas sans un certain nombre de clichés et de réductions : « frêle jeune fille », elle se serait réfugiée dans la poésie à la suite d’une désillusion amoureuse (dont on ne sait en réalité pas grand-chose), son œuvre aurait été écrite en réaction à son éducation puritaine typiquement américaine, etc.

« Car elle était, cette frêle jeune fille, un véritable génie poétique [...].

C’est une poésie spontanée, une poésie de tiroir, toute d’introspection. Emily a noté dans ses vers les réflexions que dans sa mélancolie, dans son repliement sur elle-même, le spectacle des choses et l’analyse des sentiments lui inspiraient [...].

C’est un exemple extrêmement typique de ce qu’était l’âme puritaine au milieu du siècle dernier. Cet aspect du sentiment tend heureusement à disparaître. Une aussi farouche rigueur du sentiment religieux, une rigueur allant jusqu’au refoulement du sentiment le plus naturel, jusqu’à la proscription du plaisir, même innocent, la Nouvelle-Angleterre ne l’a pas conservée. »

Dans un article paru dans Le Figaro en juin 1929, le même Albert Feuillerat insiste à nouveau sur la supposée « grande douleur » amoureuse à l’origine de la vocation de la « recluse d’Amherst », « fantôme glissant à la nuit tombante entre les arbres de son jardin ».

En 1931, Le Mercure de France glose encore sur l’amour contrarié de Dickinson pour un mystérieux officier (« Emily avait vécu en elle-même un rêve atroce d’amour brisé »), tout en reconnaissant un grand mérite à sa poésie :

« Elle possède tant de vibration et tant de vérité que la jeunesse s’y reconnaîtra, tandis que les cœurs anciens croiront entendre leurs propres battements. »

A la même époque, Jean Catel, spécialiste français de la poésie anglo-saxonne, fera beaucoup pour la reconnaissance d’Emily Dickinson en France. Dans un grand article paru en 1933 dans la Revue des cours et conférences, il la place au même rang que le célèbre poète Walt Whitman, compatriote et contemporain de l’Américaine (1819-1892).

« A un pays nouveau il fallait des âmes neuves. Walt Whitman et Emily Dickinson furent ces âmes neuves [...]. Emily Dickinson nous a aussi prouvé que la fraîcheur d’une âme neuve n’est pas seulement fantaisie et grâce ; elle est aussi tristesse, souffrance, désillusion [...].

Emily Dickinson, c’est un Baudelaire, un Verlaine plus réservé et plus pudique ; c’est, je vais plus loin, un Arthur Rimbaud qui se dissimule et clarifie [...].

Walt Whitman et Emily Dickinson, côte-à-côte, nous ont prouvé que les États-Unis étaient aussi capables d’avoir une poésie autochtone avec des caractères suffisamment particuliers pour qu’elle ne se confondît pas avec la poésie européenne, et surtout pas avec la poésie anglaise, son ancêtre glorieuse. »

En 1948, alors que ses poèmes sont réédités, le Mercure de France note encore :

« Ces centaines de courts poèmes sont le fruit d’une vie recluse et d’une exquise recherche intérieure. Les mots et les images sont simples, toujours adéquats à un sentiment intense et profond.

L’expression, parfois trompeusement limpide, est aisée, économe, chargée d’ironie, de pathétique, d’une expérience incroyablement riche. Il y a rarement eu poésie aussi nécessaire et condensée. Ce livre est un classique. »

En 1950, dans la revue féministe L’Union nationale des femmes, le romancier Christian Murciaux rend lui aussi un long hommage à la poétesse :

« Elle les éprouve [les mots] longuement, elle les choisit compacts et durs, elle maçonne son poème avec violence [...]. De là viennent l’accent extraordinaire, la solennité du moindre octosyllabe et la grandeur monumentale de ces poésies de quelques strophes [...].

Cette femme, qui ne reçoit pas d’autres conseils que ceux de la Bible et de Shakespeare, violente la langue, dissocie les mots, reforge avec une audace insensée de créateur ses moyens d’expression poétique. Ce côté sur lequel je ne peux insister explique que, depuis 1918, toute la poésie américaine se réclame d’une recluse qui, bien malgré elle, fait école. »

Dès lors, la notoriété de Dickinson ira croissant en France – même si elle n’atteindra jamais son niveau d’outre-Atlantique, sans doute parce que sa poésie pâtit nécessairement de sa traduction en français.

C’est seulement en 1955 que paraît aux États-Unis une édition complète, non modifiée, de ses poèmes, laquelle assiéra définitivement son statut d’icône de la poésie anglo-saxonne.

Pour en savoir plus :

Emily Dickinson, Poésies complètes, trad. Françoise Delphy, Flammarion, 2020

Dominique Fortier, Les villes de papier, une vie d’Emily Dickinson, Grasset, 2020

Claire Malroux, Chambre avec vue sur l’éternité, Emily Dickinson, Gallimard, 2005