Ultime roman du célèbre écrivain britannique David Herbert Lawrence (1885-1930), L’Amant de Lady Chatterley fut longtemps considéré comme un livre sulfureux, voire carrément érotique.
En cause : son intrigue, choquante au regard des bonnes mœurs des années 1920. Le livre raconte l’histoire de Constance, Lady Chatterley, une femme mariée à un aristocrate devenu paralysé et impuissant à la suite d'une blessure reçue pendant la Première Guerre mondiale. Frustrée et déçue par son existence monotone, l'héroïne trouvera une échappatoire dans les bras de Mellors, le garde-chasse du domaine de son mari.
Récit d’un éveil à la sensualité, mais aussi roman de la transgression sociale, L’Amant de Lady Chatterley comporte nombre de scènes sexuellement explicites. On y trouve aussi à plusieurs reprises des mots vulgaires (comme « cunt » et « fuck »), chose très rare à l’époque dans la littérature britannique dite « sérieuse ».
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Lorsqu’il termine en 1928 la troisième version de son livre, D. H. Lawrence sait qu’il sera automatiquement censuré s’il tente de le faire publier en Angleterre. Aussi l’imprime-t-il à ses frais à Florence et organise-t-il une vente par souscription au Royaume-Uni et aux États-Unis la même année.
Mais l’œuvre, alors désignée par le Sunday Chronicle comme « l’un des romans les plus répugnants et abominables jamais écrits », y est aussitôt interdite et saisie par les autorités en raison de son « obscénité ».
Atteint de tuberculose pulmonaire, Lawrence meurt à Vence en mars 1930. A cette occasion, Le Crapouillot mentionne le destin de son roman scandaleux :
« Ce livre passe pour le plus obscène qui ait jamais été écrit et l’éditeur français qui pensait en donner une traduction hésite tout d’un coup devant les conséquences. Ce roman est l’histoire d’un homme et d'une femme, et tous les détails de leur vie sont racontés avec simplicité et sans aucun détour [...].
Dans cent ans, la chose paraîtra peut-être aussi curieuse que le procès de Mme Bovary. »
Il faut attendre 1932 pour que Gallimard publie une traduction (par Frédéric Roger-Cornaz) de L’Amant de Lady Chatterley, alors même que le livre est toujours censuré en Grande-Bretagne. Tous les journaux en font aussitôt la critique. Certains, comme Le Quotidien, lui reprochent évidemment ses descriptions sexuelles :
« D.-H. Lawrence a voulu choquer jusqu'au bout ses lectrices. Il la jette aux bras d'un valet et il démontrera que cet épisode est nécessaire [...].
Un livre fait pour des adultes n'a pas besoin d’appuyer ainsi. Il y a des choses que tout le monde comprend sans qu’on les décrive. »
Le Carnet de la semaine, de son côté, estime que « les passages scabreux sont là pour pousser la vente ».
Mais ce que la plupart des critiques français vont reprocher au livre n’est pas tant son caractère explicite ou vulgaire, que la vision de la sexualité qui y est déployée.
Celle-ci s’avère en effet très éloignée d'une philosophie de l'érotisme telle qu'on peut la trouver, par exemple, dans les œuvres libertines du XVIIIe siècle. Chez Lawrence, le sexe est un moyen de réconcilier le corps et l’esprit, séparés par le monde moderne et en particulier par l’industrialisation – un divorce symbolisé dans le roman par le personnage du mari, dont le corps ne fonctionne plus et dont l’esprit est tout occupé à faire prospérer les mines dont il est le propriétaire.
Le Soir trouve toutefois le principe du roman idiot et l’écrit :
« S’il ne faut en ce monde que des mâles et des femelles, pourquoi ne pas souhaiter aussi le retour général à l’inceste et à la promiscuité, toutes choses naturelles chez les animaux et les primitifs ?
Vivrons-nous en clans, vêtus de peaux de bêtes, et faudra-t-il que nous chassions la proie pour notre subsistance ? »
Le Figaro renchérit :
« Je crains bien que Lawrence [...] n'ait voulu élever une sorte de protestation contre la corruption élégante, la débauche raffinée (ou ce qu'il devait nommer ainsi) de certaines classes de la société. Si bien qu'on peut supposer que les passages les plus licencieux de son livre ne sont qu'une manière de prêche, de prêche à rebours, si vous voulez, mais assurément une déclamation comme une autre.
Aussi bien avons-nous moins envie, devant ces pages violentes et naïves, de nous indigner que de sourire. En dépit des grands dons d'écrivain de Lawrence, il y a là beaucoup plus de ridicule que de sensualité [...]. Ce roman ne peut troubler que des âmes encore incultes. »
Dans le journal d’extrême droite Je suis partout, Robert Brasillach se demande en titre : « Peut-on monter un scandale avec de l’ennui ? ». Moqueur, son article s’efforce de ridiculiser l’œuvre de D. H. Lawrence :
« L’Amant de Lady Chatterley n'est pas un livre qu'on a envie de relire : on s'aperçoit bien que celui que Lawrence tenait pour son testament spirituel est vide et n’aboutit à rien. Ce qu’il faut dire surtout, et répéter, c’est que ce livre n’est ni obscène, ni profond, ni horrible, ni admirable. Il est puéril et ennuyeux.
Il n’est d'ailleurs à aucun degré malsain : c’est à la santé, santé impossible à atteindre, que rêve Lawrence. Ce livre ne nous trouble pas, et, s'il nous émeut parfois, c’est d’une manière que Lawrence n’aurait pas soupçonnée, aurait refusée, c’est d'une sorte de pitié. »
Même l’écrivain Victor Margueritte, qui avait lui-même fait scandale dix ans plus tôt avec son roman La Garçonne et sa protagoniste aux mœurs sexuelles très libres, assassine L’Amant de Lady Chatterley dans les colonnes de La Volonté :
« Depuis la publication du dernier roman qu’il écrivit avant sa mort, le conteur anglais David Herbert Lawrence est à la mode. L’amant de Lady Chatterley, avec ses froides audaces érotiques, lui a valu l’étonnante fortune de devenir, au regard de certains snobs, "le plus grand romancier anglais contemporain." [...]
Qu’on pense ce que l’on voudra du "génie" de Lawrence, je pense moi que si son talent est curieux, une tare morbide ravageait l’homme. Impuissance ? Refoulement ? En tout cas cérébralité déréglée. »
L’un des seuls à défendre le livre de Lawrence est le critique anglophile Henri Fluchère, dans les colonnes de la revue littéraire Les Cahiers du Sud. Pour Fluchère, Lawrence a voulu créer un mythe nouveau : celui « de la sexualité », que le critique oppose au mythe « de la sensualité », présent dans la plupart des œuvres contemporaines.
« Le crime de Lawrence, ce n’est pas tellement d’avoir usé de mots que, jusqu’à lui, on ne livrait pas à l’impression (bien que chacun les connaisse et les ait prononcés, pensés ou entendus) [...], c’est surtout d'avoir jeté la réprobation sur la tentative d’avilissement des choses sexuelles par toute une littérature séculaire qui en tirait par ailleurs son plus ample profit, c’est d’avoir entrepris une campagne d’ennoblissement en faveur d’un élément humain ravalé au rôle de prétexte et d’agent provocateur [...].
Que les affranchis des contraintes sexuelles eux-mêmes prennent garde au dessèchement. Car la connaissance scientifique, comme la libération par l’intelligence, conduisent, aux yeux de Lawrence, au même forfait : elles détruisent la vie, elles tuent l'amour, c’est-à-dire peut-être le seul moyen humain de se joindre, de se comprendre, de réaliser cette unité supérieure de deux êtres différents et autonomes, que la solitude accable, ou que la haine, née du mensonge, rend assez semblables à des bêtes vicieuses. »
Le scandale de L’Amant de Lady Chatterley connaîtra un nouveau rebondissement en 1960 : l’éditeur britannique Penguin, qui voulait publier la version intégrale du roman, subit un procès à Londres. Mais les jurés se prononcent pour l’acquittement et le livre pourra enfin être commercialisé.
Peu à peu reconnu comme un classique, le roman de D. H. Lawrence connaîtra plusieurs adaptations au cinéma. Il est désormais considéré comme un jalon dans la manière de représenter la sexualité en littérature.
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Pour en savoir plus :
Henry Miller, Le monde de D.H. Lawrence, une appréciation passionnée, Buchet-Castel, 1990 (édition américaine, 1980)
Anthony Burgess, D. H. Lawrence ou le feu au cœur, Grasset, 1990 (édition américaine, 1985)
Catherine Millet, Avec D. H. Lawrence, Flammarion, 2017
Frances Wilson, Burning Man : The Ascent of D. H. Lawrence (en anglais), Bloomsbury Circus, 2021
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.