Le 12 mai 1797 survenait un événement presque incroyable : la chute de la République de Venise. Après plus d’un millénaire d’indépendance, la Sérénissime s’inclinait devant les troupes de Bonaparte lors de leur campagne victorieuse en Italie.
Le destin de la cité, encore florissante au XVIIIe siècle, en sera changé pour les deux siècles suivants. En proie au déclin économique, devenue autrichienne en 1814 (elle le restera jusqu’en 1866), Venise devient au XIXe siècle une ville presque comme les autres.
Presque seulement : car dès les premières décennies du siècle, des peintres, poètes et écrivains vont façonner autour de Venise un puissant mythe littéraire et artistique qui perdure jusqu’à aujourd’hui. Lord Byron, Joseph William Turner, George Sand, Alfred de Musset, Maurice Barrès, Henry James, Marcel Proust, Thomas Mann, Ezra Pound, Ernest Hemingway, Paul Morand : tous contribueront à cette mythification de la Cité des Doges.
Capitale déchue, Venise est perçue, d’abord par les romantiques, puis par les décadents de la fin du XIXe, comme une ville d’histoire, dont la gloire appartient au passé. De là une série de motifs ambivalents faisant de cette « belle alanguie » un lieu de beauté et déliquescence, où les cicatrices sur les façades des palais contrastent avec la splendeur de la cité.
Dès 1838, on trouve par exemple dans cet article du Journal des débats politiques et littéraires la présence d’un thème amené à prospérer au fil du XIXe : celui de la « mort » de Venise. Ou plutôt de son agonie : ville longtemps à l’avant-garde du progrès, la Sérénissime se voit désormais reléguée dans les marges de la modernité, se désole le chroniqueur.
« Venise a été forte et puissante, et elle ne l'est plus ; pourquoi s'en étonner ? vous dit-on. N'est-ce pas là la commune destinée de toutes les choses humaines ? [...]
Cette lente agonie qui éteint peu à peu dans Venise tout principe vital, qui tarit les sources de la richesse, de l'activité, et qui décime la population de telle sorte qu’on a pu calculer à soixante ans le terme nécessaire pour amener Venise à n'être plus qu'un amas de pierres inhabité, une ruine comme celles que laissaient derrière elles les inondations de barbares dans le temps des guerres d'extermination. »
Un constat presque fasciné, qui n’est pas sans faire écho au goût de l’époque romantique pour les ruines. Venise est en effet perçue comme une sorte d’Atlantide en passe d’être engloutie – une image favorisée par la dimension aquatique de la ville et par la menace perpétuelle de submersion qui pèse sur elle, comme le relève ce voyageur de 1840 dans Le Constitutionnel :
« On croirait voir une ville submergée [...]. En voyant glisser sur ces canaux les gondoles tendues de noir, on dirait vraiment qu'elles portent le deuil de l'ancienne Venise.
Et puis, il est triste de penser que le peu qui reste passera bientôt ; cette Palmyre de la mer, reprise peu à peu par l'élément sur qui elle a été conquise, ne doit pas laisser de traces.
Elle aura passé sur les eaux comme un vaisseau sans sillage. Les épaves de ce grand naufrage d'une cité seront des tableaux et des statues. »
Dans L’Ordre, en 1850, point de nostalgie poétique mais le constat froid de l’affaiblissement économique de la cité. Et déjà l’idée que Venise, n’ayant plus que sa beauté pour elle, est en passe de se transformer en ville-musée pour flâneurs étrangers :
« Nous n'apprendrons rien à personne, en disant que la malheureuse ville est tombée dans la dernière détresse [...].
Loin de chercher à raviver par l’industrie ou le commerce les sources de sa fortune, le peuple de Venise demeure dans une apathie dont rien ne semble de force à le faire sortir. On dirait qu’il entend vivre toujours aux frais de sa gloire passée [...].
L’immortelle République est devenue une nation d’hôteliers, de gondoliers et de cicérone. L’occupation journalière du peuple de Venise est de montrer Venise. »
Venise a de tous temps attiré les visiteurs, depuis l’époque où elle régnait en maîtresse sur le commerce méditerranéen jusqu’au XVIIIe où elle constituait un passage obligé du « Grand Tour » des aristocrates européens en Italie. Mais la seconde moitié du XIXe siècle va voir s’accroître, le long des canaux vénitiens, le nombre de ceux qu’on appelle désormais les « touristes ».
A la suite de Byron et de George Sand, on y vient en esthète, pour admirer les palais, les ponts, les églises. Parmi les grands « passeurs » de Venise auprès des non-Vénitiens, un écrivain sort du lot : le Britannique John Ruskin, dont l’ouvrage Les Pierres de Venise, paru en 1853, aura une influence déterminante sur l’aura de la ville (et marquera profondément le jeune Marcel Proust). En 1905, un article du Figaro évoquait la parution de ce livre comme un tournant :
« Que fit cet Anglais pour Venise et pour le peuple épars des ruskiniens ? [...] Il ne donna pas de richesses à Venise : il lui dit quelles étaient ses richesses [...].
Il écrivit les Stones of Venice. Le lendemain du jour où l’œuvre fut achevée, Venise se réveilla non plus belle, mais plus consciente de sa beauté.
Pour tous les peuples de langue anglaise elle sembla surgir une seconde fois des eaux, parée de parures inconnues, plus riche de tous les anneaux de fiançailles qu'on croyait perdus au fond des mers. »
Popularisées par les gravures et les illustrations, et plus tard par les photographies, une foule d’images s’imposent désormais dans l’imaginaire collectif lié à la ville : le Rialto, les basiliques Saint Marc et Santa Maria della Salute, le Palais des Doges, le Pont des Soupirs... Et bien sûr l’incontournable Carnaval, qui fait l’objet de dessins parus dans Le Monde illustré du 29 février 1868.
Autre motif récurrent sous la plume des auteurs (masculins) qui écrivent sur Venise : celui d’une ville féminisée, une « fille des eaux » que l’on aime et quitte à regret comme une maîtresse. Aman Jean écrit en 1896, dans L’Observateur français :
« Venise, fiancée de la mer, est une sirène qui attire et retient, elle a sur les sens un charme étrange qu’on n’analyse pas et qui captive.
Quand on s’est dit pendant une longue semaine : « Je partirai demain, » et qu’enfin on se décide à s’en aller, on est surpris de revoir des chevaux, des arbres, des montagnes, on avait tout oublié, comme si en passant les lagunes on avait franchi ce fleuve antique dont les eaux charriaient de l’oubli, et ce n’est pas sans tristesse qu’on s’éloigne de cette ville [...]. »
Pour les chroniqueurs fin-de-siècle, Venise a la beauté de la mort – comme Bruges, autre ville figée dans le temps (Bruges-la-morte est le titre d’un roman de Georges Rodenbach paru en 1892). André Beaunier, dans un article de La Revue politique et littéraire de 1898, le dit explicitement :
« Toutes les couleurs du prisme t’embellissent, Venise, et varient à l’infini ta gloire et ton apothéose...
Mais je t’aime surtout, Venise, d’être une ville morte. »
L’amour et la mort, Eros et Thanatos... La décrépitude du cadre urbain se double parfois de dépravation morale. Dans le célèbre roman La Mort à Venise (1912) de Thomas Mann, la pourriture et la corruption gangrènent la ville sous la forme d’une mystérieuse épidémie qui fait écho à la fascination morbide du narrateur pour un adolescent. Le livre est traduit en français en 1926. Marcel Brion note à cette occasion dans Les Cahiers du Sud :
« Je connais peu de livres aussi ensorcelants que celui-là [...]. En le lisant, je ne peux m’empêcher de penser à ce terrible été vénitien pendant lequel Giorgione mourut de la peste à côté du cadavre de sa maîtresse.
Cette couleur de mort, de décomposition, d’anéantissement, qu’il y a souvent dans les tableaux du peintre de Castelfranco, se retrouvent ici avec une angoisse qui étreint presque physiquement le lecteur.
Ajoutez à cette atmosphère empestée [...] une passion équivoque et perverse, une sorte de désir mortel qui ne peut ni se détruire ni se satisfaire, et cette pestilence fatidique qui doit, en définitive, conclure seule cet insoluble amour, apparaît comme un dénouement presque bienfaisant. »
Cette Venise inquiétante et mortifère réapparaîtra à de nombreuses reprises au cinéma, que ce soit dans l’adaptation par Luchino Visconti du roman de Thomas Mann en 1971 ou dans les films Ne vous retournez pas de Nicolas Roeg en 1973 et Âmes perdues de Dino Risi en 1977, qui magnifieront à l’écran cette idée d’une ville double, lourde d’effrayants secrets.
Une représentation qui perdure dans le temps et que les écrivains vénitiens ont parfois contesté. La chercheuse Marguerite Bordry l’explique ainsi dans cet article : à côté de la Venise mythique des écrivains étrangers existe une Venise bien réelle et ancrée dans le présent, une Venise « forgée sur les ruines d’une autre Venise, celle de la Sérénissime qui n’a plus grand sens pour la plupart des Vénitiens un siècle après sa disparition ».
Pour en savoir plus
Alvise Zorzi, Histoire de Venise : la République du Lion, Perrin, Paris, 2004
Christian Del Vento et Xavier Tabet, Le mythe de Venise au XIXe siècle, Presses universitaires de Caen, 2006
Delphine Gachet, « Venise : une aporie littéraire ? », in : Apories, paradoxes et autocontradictions, Presses Universitaires de Bordeaux, 2013
Marguerite Bordry, « Venise, ville morte ou "capitale du XIXe siècle" ? Regards vénitiens sur la disparition de la culture vénitienne », in : Postures, La disparition de soi : corps, individu et société, n°26, 2017
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.