Né en 1865 à Bombay, dans le Raj britannique, Rudyard Kipling en garda toute sa vie un amour immodéré pour l’Inde. L’écrivain passa pourtant la plus grande partie de sa vie loin de cette région qui fut le décor de nombre de ses récits les plus connus (Le Livre de la jungle, Kim...).
A six ans, il fut envoyé en Angleterre par ses parents, un traumatisme pour le jeune garçon. Revenu en Inde en 1882, il devient journaliste pour la Civil and Military Gazette de Lahore (actuel Pakistan), qui publie ses premières nouvelles.
Celles-ci sont réunies en un recueil, Simples contes des collines (1888), qui le lance dans le monde des lettres. Plusieurs autres volumes suivent. En 1889, il quitte l’Inde et voyage longuement aux États-Unis. Il y rencontre l’une de ses idoles, l’écrivain Mark Twain, et l’interviewe. L’entrevue est publiée dans plusieurs journaux, dont le New York Herald, qui paraît en France :
« J’ai vu Mark Twain en ce matin doré, je lui ai serré la main et fumé un cigare – non, deux cigares – en sa compagnie et j’ai parlé avec lui pendant plus de deux heures !
Les choses se sont déroulées à peu près dans cet ordre. Un grand salon sombre, un immense fauteuil, un homme aux yeux perçants, une crinière de cheveux grisonnants, une moustache brune couvrant une bouche aussi délicate que celle d'une femme, une main forte et carrée serrant la mienne, et la voix la plus lente, la plus calme et la plus posée du monde, disant :
‘Eh bien, vous pensez que vous me devez quelque chose et vous êtes venu me le dire. C'est ce que j'appelle régler une dette avec élégance.’ »
En Angleterre, Kipling se marie et continue de publier, enchaînant les succès. Sa renommée atteint la France où il commence à être traduit : en août 1893, La Revue des revues lui consacre un portrait.
« Il y a cinq ans [...], personne ne connaissait le nom de cet auteur qui alors n’en avait pas vingt. Élevé en partie dans l’Inde où son père était fonctionnaire civil, en partie à Londres ; gai compagnon, aimant à rire, à chanter, à jouer avec ses amis, la fantaisie lui prend d’envoyer un beau jour, une simple bluette, un simple petit récit de vie à Simla à la Civil and Military Gazette [...].
Ce succès inouï et inattendu excite le jeune auteur et l’engage à suivre avec ardeur sa voie triomphale. En moins de quatre ans, il a publié quatre nouveaux volumes de récits et contes, deux romans et un recueil de ballades militaires, Barrack-room Ballads.
Kipling devient au bout de ces quelques années le nouvelliste le plus populaire de l’Angleterre. Admiré et aimé, il compte à l’heure qu’il est des millions de lecteurs enthousiastes et des milliers de critiques qui s’inclinent devant ce jeune prodige. »
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Alors qu’il séjourne avec sa famille dans le Vermont, aux États-Unis, il imagine ce qui deviendra son œuvre la plus fameuse. Inspirés par les contes indiens de Bidpaï (un fabuliste indien du IIIe siècle avant J.C.), les deux tomes du Livre de la jungle mettent en scène une galerie de personnages inoubliables : l’enfant abandonné Mowgli, la panthère noire Bagheera, l’ours Baloo, le tigre Shere Khan...
Parus en 1894 et 1895 en Angleterre (et en 1899 en France), ces deux livres écrits à l’intention de la jeunesse connaissent un succès phénoménal. Vingt ans plus tard, le poète français Henri de Régnier en dira dans Les Annales politiques et littéraires :
« C'est un livre charmant et bizarre que ce Livre de la Jungle. Les animaux presque seuls l'emplissent de leurs formes terribles, gigantesques ou minuscules [...].
Ils sont les maîtres et intéressent à eux-mêmes ; pour cela, il leur suffit de se laisser voir vivre. N'imaginez point Le Livre de la Jungle comme l’œuvre d'un Michelet indien ou d'un La Fontaine birman. Ici, les animaux ne sont point, comme chez le fabuliste, une allusion à l'homme. »
En 1901, la parution de Kim, que beaucoup considèrent comme le chef-d’œuvre de l’auteur, va enfoncer le clou. Le roman raconte, sur fond de Grand Jeu (le conflit larvé opposant en Asie Centrale Russes et Britanniques), l’histoire d’un jeune orphelin livré à lui-même dans les rues de Lahore.
Dans cette évocation romanesque des paysages, des peuples et des castes de l’Inde du Nord, on retrouve toutes les thématiques chères à Kipling : l’enfance, l’aventure, l’exotisme, la franc-maçonnerie... Kim paraît en feuilleton dans Le Matin en 1902 :
« Il se tenait, au mépris des ordres municipaux, à califourchon sur le canon Zam-Zammah braqué au centre de sa plate-forme de briques en face la Maison des Merveilles, comme les indigènes appellent le Musée de Lahore.
Qui tient le Zam-Zammah, ce ‘dragon au souffle de feu’, tient le Punjab ; la grosse caronade de bronze vert, à chaque conquête, tombe toujours la première au butin du vainqueur. »
La carrière du Britannique connaît un point culminant en 1907, lorsque lui est décerné, à 42 ans seulement, le prix Nobel de littérature « en raison de la puissance d'observation, de l'originalité d'invention, de la vigueur des idées et du remarquable talent narratif qui caractérisent les œuvres de cet écrivain mondialement célèbre. »
En 1910, son poème If (traduit en français sous le titre Tu seras un homme, mon fils) achève de faire de Kipling l’écrivain britannique le plus connu au monde.
Une célébrité qui lui permet de s’exprimer très fréquemment, dans des essais, des articles ou des interviews. Du vivant de Kipling, sa glorification sans ambiguïté de l’impérialisme et du colonialisme britanniques n’est ainsi un mystère pour personne. Dès 1898, le Mercure de France écrit ainsi :
« La publication d'un livre nouveau de M. Rudyard Kipling est devenu en Angleterre, ou, pour mieux dire, dans tout l'Empire Britannique et les pays de langue anglaise, un véritable événement [...].
Il a su faire passer dans son œuvre tout le puissant et grandiose développement de la race anglo-saxonne, et il clame le chant de gloire de l’Impériale Angleterre ; il célèbre ses vaisseaux inlassables sillonnant les chemins de la mer, ses marchands et les pionniers de son commerce en tous les coins du monde et le soldat intrépide, toujours prêt à mourir sans phrases et sans cabotinage [...].
M. Kipling professe au-dessus de tout le culte de l’Action, de l’Energie ; il affirme la fraternité des Braves, le culte des Héros. »
Un culte des héros et une célébration de la supériorité occidentale qui apparaissent de façon explicite, par exemple, dans son fameux poème de 1899 Le Fardeau de l’homme blanc, le plus controversé de l’auteur.
Il faut toutefois noter que certains de ses récits viennent nuancer cette position : sa nouvelle de 1888 L’Homme qui voulut être roi, par exemple, peut être lue comme une critique des prétentions impérialistes occidentales (la nouvelle sera adaptée par John Huston en 1975 dans un film à succès avec Sean Connery et Michael Caine).
Quand le premier conflit mondial éclate en 1914, Kipling soutient sans réserve l’effort de guerre britannique. Alors qu’il vient visiter les tranchées en 1915, Le Petit Parisien cite en septembre son éloge de l’armée française – que Kipling et le journal, propagande de guerre oblige, idéalisent totalement.
« Il faut dire aussi que les officiers français traitent leurs hommes fraternellement, et ceux-ci se montrent un peu comme des frères à leur égard. Et ces soldats, ainsi que les soldats anglais, sont depuis des mois dans une fournaise.
Un officier m'a dit : ‘La moitié de nos ordres n'ont point besoin d'être donnés, l'expérience nous fait avoir la même pensée.’
Ce qui m'a le plus impressionné dans les soldats français, c'est leur brillante santé, leur vitalité et la qualité de leur éducation. »
Moins d’un mois tard, un drame terrible vient toucher l’écrivain : son fils, qu’il a poussé à s’engager dans l’armée, est tué au combat, à 18 ans. Rongé par la culpabilité, Kipling, qui avait déjà perdu sa fille aînée, morte d’une pneumonie en 1899, écrira :
« Si quelqu'un veut savoir pourquoi nous sommes morts, / Dites-leur : parce que nos pères ont menti. »
Dans les décennies suivantes, il poursuit sa carrière littéraire. Figure des lettres britanniques, respecté mais parfois détesté pour son conservatisme politique, il apparaît très régulièrement dans la presse. Fait docteur honoris causa de la Sorbonne en 1921, il est interviewé par Excelsior et vante les paysages français :
« — Je pars en automobile pour la Provence. Arles... Aigues-Mortes...
De l'or s'allume dans ses yeux.
— Connaissez-vous... ah ! C'est beau comme aucun pays au monde, même les Pyrénées. J'aime les Pyrénées à cause des grands contrastes noirs et blancs, des nudités soudaines et des charmantes richesses de la montagne [...].
Mais les Bouches-du-Rhône... Ah !... ah !.... ah ! le beau pays. Savez-vous, en France, ce beau pays... Ah ! quelle émotion... »
Mais quand le journaliste l’interroge sur la guerre, il élude :
« — Non, non, je n'écrirai rien sur la guerre, sinon l'histoire du régiment de la garde irlandaise où était mon fils...
L'impitoyable apôtre de l'impérialisme serra alors les mâchoires. Je vis les muscles de sa face faire effort pour que sa bouche ne laissât rien passer qu'il ne devait dire, lui, Kipling.
Il murmura seulement, comme il aurait dit Dieu, s'il avait voulu le nier : ‘La guerre !...’ »
Jusqu’au début des années 1930, il écrit à un rythme moins soutenu. Il meurt le 18 janvier 1936, à l’âge de 70 ans – deux jours avant le roi d’Angleterre George V. Toute la presse rend hommage au géant de la littérature. Ainsi dans les colonnes du Temps :
« Rudyard Kipling est mort, enlevé soudainement, quelques semaines après son soixante-dixième anniversaire que l’intellectualité mondiale avait fêté dans un unanime élan d’admiration. Il aura eu cette joie avant de disparaître.
L’empire britannique peut prendre le deuil. Son héraut s’est tu. »
Pour en savoir plus
Charles Zorgbibe, Kipling, Bernard de Fallois, 2010
François Rivière, Le Mariage de Kipling, Robert Laffont, 2011
Pierre Assouline, Tu seras un homme, mon fils, Gallimard, 2020
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.