Qu’est-ce que le vaudeville ? L’image qui vient à l’esprit de nos jours est celle de pièces de théâtre tournant autour du thème de l’adultère, reposant sur le comique de situation et les quiproquos amoureux, et poussant jusqu’à l’absurde la complication de ses situations. Des pièces dont l’auteur archétypal serait Georges Feydeau, l’auteur d’Un fil à la patte (1894) et du Dindon (1896).
Le vaudeville « à la Feydeau » n’est pourtant que l’aboutissement d’une très longue tradition théâtrale. L’origine du terme « vaudeville » est ancienne : d’origine normande, il désigne sous l’Ancien régime un type de chansons gaies et satiriques à la mélodie facile à retenir. Ce n’est qu’au XVIIIe siècle qu’il se fond avec le théâtre : proche de la parodie, les dialogues y sont chantés.
En 1792, à Paris, Pierre-Antoine-Augustin de Piis et Pierre-Yves Barré fondent ce qui deviendra une véritable institution, le Théâtre du Vaudeville. D’emblée, l’intention est claire : faire rire le public, comme le note alors Le Journal général de la cour et de la ville :
« Vouloir dérider le front rembruni des Français, placer le trait malin du Vaudeville à la place des pavots de la politique du coin, briser les augustes sonnettes de nos graves présidents nationaux avec la marotte de la folie, est un projet aussi louable que méritoire. MM. Piis et Barré se sont chargés de l’exécution de cette joyeuse entreprise. »
A Paris également, le Théâtre des Variétés, inauguré en 1807, sera un haut-lieu du vaudeville. Le XIXe siècle verra le triomphe du genre, qui de simple pièce chantée évolue vers la comédie légère, parfois grivoise, mais toujours pleine de rebondissements burlesques. Sous la Restauration, un public nouveau, issu de la bourgeoisie, se presse dans les théâtres.
L’auteur-phare, à cette époque, est Eugène Scribe (1791-1861), dont les pièces à la mécanique millimétrée, empruntant parfois au genre surnaturel ou historique (Le Somnambule, La Dame blanche...), mais transformant surtout le vaudeville en comédie à la fois sentimentale et satirique, remportent un immense succès. Dans la France des années 1820, les pièces « à la Scribe » fleurissent, au point d’agacer une partie de la critique. Ainsi lit-on en 1828 dans Le Messager des chambres :
« Puisque l’occasion s’en trouve (deux vaudevilles nouveaux en un seul jour !) nous nous plaindrons encore des encouragements prodigués à cette littérature envahissante.
Le règne du vaudeville ne prépare-t-il pas en effet des jours de décadence pour l’art dramatique ? Tous les sujets, toutes les données comiques ne sont-ils pas dévorés par cette industrie qui réduit tout en jolis mots, et escompte ainsi l’action et les caractères ? [...]
D’ailleurs le règne du vaudeville ne ruine pas seulement l’art dramatique, en dissipant en petites monnaies sa fortune de vices et de ridicules ; le vaudeville agit aussi sur le public, qu’on finit toujours par influencer, en agissant sur lui longuement, et à la façon de la goutte d’eau, qui peut même creuser la pierre. »
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Genre populaire, sans intention politique ou morale, le vaudeville se heurtera pendant toute son existence à la question de sa légitimité culturelle. Exemple : en 1836, en pleine période romantique, l’auteur de vaudevilles et d’opéra-comiques Emmanuel Dupaty est élu à l’Académie française en obtenant plus de voix que son adversaire, un certain... Victor Hugo. Le prestigieux Journal des débats politiques et littéraires grince des dents :
« Ô vaudeville ! ô toi le parangon littéraire, ô mon doux opéra-comique ! [...]
Jusqu’à présent, je m’étais imaginé que vous étiez tout simplement de faciles et futiles bagatelles d’un jour [...] ! Je vous avais toujours regardé l’un et l’autre comme de très jolies petites fantaisies d’esprits ingénieux et médiocres [...] !
Pardon, messeigneurs ! pardon, excellences ! je vois que je m’étais trompé. Vous êtes en effet toute la poésie de la France ; vous êtes le drame, vous êtes l’ode, vous êtes le roman. La Demoiselle à marier vaut Le Dernier jour d’un condamné, et La Leçon de botanique l’emporte sur Notre-Dame de Paris [...]. »
Malgré les atermoiements de la critique, le genre continue de prospérer dans les décennies suivantes : entre 1836 et 1845, sur 2 802 pièces nouvelles, 1924 sont des vaudevilles. Les parties chantées disparaissent au profit de la pure virtuosité du dialogue. Sous le Second Empire, les pièces signées Eugène Labiche (Un chapeau de paille d’Italie en 1851, Le Voyage de monsieur Perrichon en 1860...) raillent de façon gaie et mordante les travers et les bassesses de la bourgeoisie de son époque : elles triomphent auprès d’un public venu rire de lui-même.
Le futur polémiste anticlérical et républicain Henri Rochefort clame son admiration, en 1861, pour l’auteur de La Poudre aux yeux :
« Cette pièce, dont la donnée est, comme on voit, d’une simplicité tout à fait exempte d’artifice, est pleine de gaîté, de mouvement et de saillies. Elle a obtenu un succès complet [...].
L’observation, un des éléments principaux du talent de MM. Labiche et Edouard Martin, y a été semée avec profusion et un à-propos charmant. Les mots éclatent à toute minute dans le dialogue comme des fusées dans une fête publique. »
Sous l’impulsion de Labiche, le vaudeville atteint un degré de perfectionnement inédit. D’autant plus qu’il sait jouer à merveille avec les attentes d’un public de plus en plus rompu à ses codes, comme le note en 1870 dans Le Temps le célèbre chroniqueur Francisque Sarcey, inusable défenseur du « bon sens » populaire :
« Il eût fallu jadis aux vieux vaudevillistes des préparations sans fin pour amener ces revirements. Ici, ils se font d’une minute à l’autre, sur un mot imprévu [...].
Ce n’est pas seulement que nos vaudevillistes soient devenus plus habiles que leurs devanciers, c’est que le public lui-même connaît mieux le métier et ses plus secrets ressorts.
Avez-vous quelquefois vu jouer aux échecs ou aux dames deux forts joueurs ? Ils sont tellement habitués l’un et l’autre aux commencements de parties, qu’ils poussent leurs pièces et se les prennent sans réflexion [...].
Eh bien ! il y a de même aujourd’hui entre les vaudevillistes et le public une stratégie convenue de mouvements et d’effets. Quand le vaudevilliste pousse un pion, d’une certaine façon, et en de certaines positions, il n’est pas un spectateur qui ne comprenne ce que cela veut dire, et qui n’attende la suite. Nous devinons tous à demi-mot ; car nous savons le jeu. »
A la Belle Époque, le genre a évolué définitivement vers la comédie de mœurs : on parle désormais de « théâtre de boulevard » (en référence aux spectacles représentés boulevard du Temple, à Paris). Et si beaucoup de critiques considèrent à présent le vaudeville comme une forme vieillotte et usée jusqu’à la corde, il continue d’attirer le public. La pièce Madame Sans-Gêne de Victorien Sardou et Émile Moreau met ainsi en scène une des plus grandes stars de l’époque, Réjane : elle triomphe en 1893. Le Petit Journal note alors :
« Aussi l'intrigue n'est-elle ici qu'un prétexte, suffisant pour permettre à Madame Sans-Gêne de montrer toutes les faces de sa curieuse originalité, en la mêlant à une action dont les ressorts, d'autant plus flexibles qu'ils sont plus ténus, sont mis en mouvement avec une rare souplesse.
De l'histoire ? non pas. Du roman, oui [...].
L'interprétation ne le cède en rien à la mise en scène. Mme Réjane, servie mieux que jamais, cette fois, par un rôle, dont elle réalise la vivante incarnation, a fait de Madame Sans-Gêne une création inoubliable qui lui a valu, et lui vaudra, longtemps de véritables triomphes. »
Les années 1890 puis 1900 sonnent aussi l’heure de la gloire pour Georges Courteline (1858-1929) et Georges Feydeau (1862-1921). En 1894, après une représentation d’Un fil à la patte de Feydeau, comédie survoltée qui gardera l’affiche pendant 129 représentations, le critique du Matin s’avoue vaincu par la mécanique implacable de la pièce :
« C’est un grand succès – et nous en sommes fort heureux pour le jeune auteur, M. Feydeau, et pour le genre si décrié – mais si florissant – du vaudeville. Car ce n’est qu’un vaudeville, le Fil à la patte, et même, parfois, une simple bouffonnerie.
Mais il nous semble qu’au Palais-Royal, quand un auteur fait rire son public durant trois heures, il a gagné la partie sans qu’il soit besoin de se demander si la pièce part d’une comédie ou non, et s’il se trouve des scènes de psychologie dans l’ouvrage : on a ri, donc on est désarmé. »
Déjà décadent au tournant du XXe siècle, le vaudeville perdra de sa superbe après la Première Guerre mondiale, concurrencé par de nouvelles formes de divertissement comme la radio ou le cinéma. Ce dernier tentera d’ailleurs d’absorber la formule à succès du vaudeville en l’adaptant sur les écrans. Avec plus ou moins de réussite, comme le notait en 1936 un chroniqueur du Matin :
« Le malheur est que le résultat n’est pas très cinématographique. Ces entrepreneurs de films ne font pas toujours du neuf avec du vieux mais refont du vieux avec du vieux.
L’action que l’auteur avait conçue pour l’étroite superficie d’un plateau est étranglée et le cinéma conçu pour évoluer et galoper piétine consciencieusement. »
Le vaudeville renaîtra pourtant après la Seconde Guerre mondiale. Sur les scènes, mais aussi à la télévision : l’émission Au théâtre ce soir, qui diffusera de 1966 à 1986 des représentations théâtrales enregistrées, aura beau être décriée par la critique, elle attirera des dizaines de millions de spectateurs. Les pièces de Feydeau ou de Courteline, elles, sont devenus des classiques, toujours joués sur les scènes françaises.
Pour en savoir plus
Violaine Heyraud et Ariane Martinez (dir.), Le vaudeville à la scène, UGA Éditions, 2017
Céline Hersant, L’apogée du vaudeville, En scènes, fresques.ina.fr
Patrick Berthier, Le Théâtre au XIXe siècle, « Que sais-je ? », PUF, 1986
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.