Elle fut la première femme en France à graver un 78 tours, en 1908. Mais surtout, Marguerite Boulc’h dite Fréhel (1891-1951) fut une immense star du music-hall de la première moitié du XXe siècle.
De sa vie tourmentée, de ses amours malheureux et de ses multiples addictions, elle tira des chansons poignantes qui, pour certaines comme « La Java bleue », entrèrent dans l’histoire. Elle fut aussi la reine d’un genre, la chanson « réaliste », qui eut après sa mort une longue postérité.
Née à Paris, cette fille d’un couple de Bretons chantait dès l’âge de neuf ans dans les rues de la capitale. C’est la célèbre artiste Caroline Otero, dite « La Belle Otero », qui lui met véritablement le pied à l’étrier. Elle la propulse sur scène, d’abord sous le nom de « Pervenche », puis de « Fréhel » (en hommage au cap Fréhel et à ses racines bretonnes).
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Fréhel se produit sur les scènes de music-hall parisiennes, où sa voix légèrement râpeuse séduit le public au même titre que les paroles sentimentales de ses chansons, inspirées de son expérience des faubourgs (« C’est une gosse », « Fanfan d’amour »…)
En 1907, elle se marie avec un comédien et ils ont un enfant. Mais celui-ci meurt en bas âge, ce dont la chanteuse ne se remettra pas. Puis elle vit une histoire d’amour passionnée avec Maurice Chevallier à partir de 1909. La même année, la presse commence à la remarquer. Ainsi le journal Paris qui chante qui écrit en décembre :
« Mlle Fréhel montre dans ses chansons une nature très originale. Quoiqu’elle interprète de joyeuses gaudrioles, je lui crois plutôt un tempérament dramatique ; son masque douloureux par instant, sa voix prenante aux intonations profondes en feraient une admirable jeune première dans une pièce réaliste et brutale [...].
Voulez-vous parier avec moi qu’elle triomphera d’ici quelques années à L’Ambigu ? »
Si elle connaît le succès sur scène, sa vie sentimentale est un désastre : lorsque Maurice Chevalier la quitte pour Mistinguett (une autre chanteuse de l’époque), elle tombe dans l’alcool et la drogue. En 1911 – elle n’a que vingt ans –, elle quitte la France. On la retrouve en Europe de l’Est, en Égypte, en Turquie, en Russie où elle s’enfonce un peu plus dans les excès. En juillet 1914, on annonce même sa (fausse) mort dans la presse française :
« Nous apprenons la mort, à l’âge de vingt-trois ans, dans une petite ville de la Roumanie, où elle était partie en tournée, de Mlle Fréhel, une de nos meilleures artistes de music-hall.
Devenue presque aveugle et paralysée, elle a succombé, au milieu d'étrangers, sans un ami pour adoucir ses derniers moments. Mlle Fréhel avait joué à la Scala, à l’Eldorado et dans divers cafés-concerts parisiens. »
A Constantinople, le consulat de France finit pourtant par la rapatrier alors qu’elle se trouve dans un état désastreux. Ayant repris des forces, en 1923, elle fait un retour fracassant sur la scène de l’Olympia. Physiquement métamorphosée, elle connaît une seconde heure de gloire. Le Carnet de la semaine écrit en novembre 1927 :
« La vibrante et malicieuse Fréhel était redevenue aussi grande que son ombre, que l’ombre de son souvenir. Elle nous a rendu son passé vivant, avec une admirable autorité instinctive et persuasive.
Elle n’a jamais mieux justifié, elle ne l’avait point encore fait à ce point, sa renommée d’avant-guerre persistante. Sans doute, elle a un répertoire parfois déplorable, où un rococo fané de la gigolette à la Jean Lorrain éclate, mais elle parvient toujours à le raviver du sentiment humain qui jamais ne l’abandonne.
Aucun artifice, aucune contrainte, aucune exubérance non plus. Toutes les nuances de la sentimentalité, jusqu’aux plus âpres, jusqu’aux plus comiques. D’un clin d’œil, d’accent, de doigt, la nuance est marquée. »
Le public de l’entre-deux guerres applaudit sa gouaille, sa vive personnalité, la vérité de ses interprétations. Ses chansons parlent du quotidien des filles du peuple, des voyous des « fortifs », mais aussi de ses propres addictions et de ses amours déçues.
Le cinéma lui ouvre les portes au début des années 1930 : elle jouera dans Cœur de lilas en 1932, Amok en 1934, Le Roman d’un tricheur en 1936 et surtout dans le célèbre Pépé le Moko, avec Jean Gabin, en 1936 également. Lors de ses débuts à l’écran, en 1932, Pour vous faisait ce portrait d’elle :
« Elle sait toutes les chansons populaires qui, depuis un quart de siècle, traînent les ateliers de mode et les chambres garnies [...].
Sa brusquerie bon enfant, sa verve populacière et qui ne recule pas devant les gestes robustes d’une obscénité sans détours, l'éclat direct de ses yeux étirés par le fard, enfin l’ampleur magnifique de sa voix grave qui roule et monte comme un orage, tout en elle arrête, séduit, subjugue.
Elle transporte avec elle son atmosphère personnelle, faite de violence, de compréhension, d’une certaine lassitude désespérée, et de douceur enfouie sous les casemates bétonnées de l’expérience. »
En janvier 1934, le quotidien de gauche Le Populaire renchérit : « Fréhel, c'est la chanson même, celle des rues et des carrefours, spontanée, vivante ». En avril 1937, le magazine Confessions fait d’elle un long portrait illustré, dans lequel la chanteuse raconte son histoire difficile à la première personne :
Ainsi livrée au public et constamment réinterprétée dans les paroles de ses chansons, la vie personnelle de Fréhel devient indissociable de celle de l’artiste. En 1938, le titre La Java bleue, écrite par Géo Koger et Noël Renard et mise en musique par Vincent Scotto, évoque sur un rythme de valse la nostalgie d’un amour perdu. Il deviendra culte.
Dans Paris-Soir, la même année, elle se confie :
« – Je crois au bon Dieu comme quand j'étais môme. Il sait bien ce que nous faisons le bon Dieu. […]. J'ai souffert comme une bête ; j'ai pleuré plus qu'aucune autre femme. On m'a laissée seule, tu te rends compte ? Seule. Mais j'ai été plus heureuse que n'importe qui. »
Interviewée la même année par La Dépêche de Toulouse, Fréhel raconte à nouveau sa vie amoureuse tourmentée, évoquant à demi-mot son histoire avec Maurice Chevalier :
« ‘La belle époque, dit-elle ! J'étais fêtée, j'avais mon petit succès et c'est dans ce milieu difficile pour une femme que je devais bientôt rencontrer le plus grand amour de ma vie, qui se transforma quelques années après en catastrophe... [...] Je m'étais lancée à corps perdu dans cet amour. Vous dire mon effondrement lorsqu'il partit, c'est impossible.’
Et d'un geste las, comme pour effacer un mauvais souvenir, Fréhel ajoute amèrement :
‘J'ai failli en crever. Je me suis sauvée, folle de douleur, comme une bête traquée qu'on poursuit... [...] J'ai vécu des années dans le pire dénuement et j'étais quotidiennement pourchassée par les créanciers... [...] Il m'a fallu du cran, car je dus repartir à zéro pour ne gravir la pente que petit à petit. Un véritable reclassement. Si je vous raconte, nous dit Fréhel, mes petites histoires, ce n'est pas pour me faire plaindre. J'ai souffert comme une bête et j'ai pleuré comme une fontaine. La source est maintenant tarie. Allez, au boulot !’ »
Quelque peu oubliée après la guerre, elle trouve moins d’engagements et connaît la misère. Elle remonte une dernière fois sur scène en 1950. Puis, victime de ses excès, elle finit ses jours seule, dans une chambre d’hôtel de Pigalle, le 3 février 1951, à l’âge de 59 ans. On lit alors dans le journal communiste Ce soir :
« Fréhel, la célèbre chanteuse réaliste, est morte ce matin à 8 h. 30 dans la chambre d’hôtel qu’elle occupait au 45, de la rue Pigalle. Prise de malaise dans l’après-midi, elle a probablement succombé, en dépit de piqûres faites dans la soirée par un médecin, à une crise cardiaque [...].
Muse du faubourg, elle avait brillamment débuté au ‘Caf’con’. Maurice Chevalier, dans ses mémoires, la décrit ainsi à ses vingt ans : ‘Beaucoup plus que belle. Son visage adorablement dessiné sur un long cou dominait un corps svelte dont la grâce élégante toute naturelle lui donnait un peu l’air d’une juvénile beauté anglaise.’
Elle perdit rapidement cette sveltesse, mais sa voix rauque et gouailleuse sut cependant garder jusqu’à ses dernières années un pouvoir d’émotion certain. »
Elle est inhumée au cimetière parisien de Pantin, où une foule importante assiste à son enterrement. Chef de file du genre « réaliste », Fréhel aura une longue postérité dans la chanson française : des artistes comme Charles Trénet, Serge Gainsbourg, Renaud, Mano Solo ou Jacques Higelin se revendiqueront de son héritage, à la fois cru et sentimental.
Pour en savoir plus
Nicole et Alain Lacombe, Fréhel, Belfond, 1990
Johann G. Louis, Fréhel, roman graphique, Nada, 2018
Ecrit par
Pierre Ancery est journaliste. Il a signé des articles dans GQ, Slate, Neon, et écrit aujourd'hui pour Télérama et Je Bouquine.