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Huysmans au Salon de 1879 : un critique d’art à l’œil corrosif

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"Nos contemporains chez eux", J.-K. Huysmans par Dornac, circa 1890 - source : Gallica-BnF

Envoyé spécial du Voltaire lors de chaque édition du très prestigieux « Salon », l’écrivain Joris-Karl Huysmans en revient médusé par le manque d’ambition des peintres de la fin du XIXe siècle, et s’attaque, vengeur, à la médiocrité du tout-venant artistique.

Le génial auteur d’A rebours et de Là-bas fut d’abord un chroniqueur de premier plan des arts plastiques en France. Amateur des excentricités de Gustave Moreau comme des fausses naïvetés d’Edgar Degas, il rend compte au début des années 1880 de ses découvertes dans Le Voltaire, La Réforme ou la Revue littéraire et artistique.

Pour Le Voltaire, il traque chaque année au Salon les meilleurs peintres émergents et se fait un plaisir de déboulonner les nombreuses croûtes, « médiocrement conçues et péniblement peintes », qui constituent sans surprise le gros lot de chaque édition. Lors de celle de 1879, le jeune auteur, qui gravite alors près du cercle « naturaliste » de Médan, déploie sa verve acide sur le petit monde des arts bien sous tous rapports, qui imite selon lui ses aînés sans jamais se risquer à l’originalité. Mais il se rit aussi des peintures d’un Gustave Doré, qui du reste, « faisait des illustrations funambulesques, amusantes dans le temps »…

Attentif à la nouveauté mais reconnaissant les qualités des artistes reconnus – il semble apprécier les peintures de Puvis de Chavannes, auteur de fresques pour l’Hôtel de ville de Paris ou la Sorbonne –, méchant vis-à-vis des artistes injustement plébiscités, tout le credo du jeune Huysmans semble être résumé dans cette phrase, ode au risque et au non-conformisme : « sortez de là et essayez-vous, si vous avez tant soit peu de reins, dans le moderne ! »

M. J.-L. Laurens représente, m’a-t-on dit, le grand art en France. Nous commencerons donc par lui. La Délivrance des emmurés de Carcassonne est, selon moi, très inférieure à son Marceau, qui était déjà médiocrement conçu et péniblement peint. Ici, le dessin est lourd et lentement trouvé, et la couleur est discordante et aigre ; les deux pétards de vermillon et de jaune de chrome qu'il a jetés au milieu de sa toile détonnent désagréablement, et parmi tous ces personnages, qui font l’effet de poupées de Nuremberg grossies et vues comme au travers d'un microscope, la femme qui nous tourne le dos est plus que les autres encore une marionnette enluminée. Pas un type qui remue et qui vive dans cette toile. C’est banal et c’est froid. C'est un discours de professeur de rhétorique, des lieux communs mortellement ennuyeux, du genre qui a traîné partout.

Grâce à toutes ces qualités, qu’il avait prodiguées déjà dans ses tableaux des années précédentes, M. Laurens est arrivé à une haute situation dans l’art ; il a été promu à la dignité de conservateur du musée des vieilles traditions et des vieux clichés.

Mou Dieu ! nous ne nous en plaindrions pas, et cela nous serait même parfaitement égal si M. Laurens n’avait aussi négligemment rempli son office et si nombre de gens ne s'étalent faufilés dans le vestiaire confié à ses soins pour y dérober les vieux habits et les vieux galons qui servent, depuis des années, à parer la peinture d’histoire.

MM. Mélingue, entre autres, ont puisé dans le lamentable « décrochez-moi ça ». L’un d’eux nous montre Edward Jenner en train d’inoculer à un jeune garçon le virus recueilli sur une laitière atteinte de la picote. Hélas ! Le tout semble découpé dans de la tôle, à l’emporte-pièce, et l’on cherche le trou noir de la cible. L’Etienne Marcel de son frère témoigne d’un effort plus grand ; mais ici l’on étouffe et l’air manque. Ensuite, j’admets bien que le dauphin blêmisse devant cette invasion d’hommes qui viennent d’égorger devant lui deux maréchaux ; mais jamais, au grand jamais, même en n’étant point bouleversée par la peur, cette blafarde figure n’a pu avoir une goutte de sang sous le taffetas qui lui sert de peau. Ajoutez encore que ces étoffes n’emprisonnent aucune charpente d’être qui vive. Si l’air pénétrait dans la pièce où cette scène se passe, vous verriez les robes s’ouvrir et se creuser sur du vide; la tige qui les soutient apparaîtrait.

Lucien Etienne Mélingue, Le prévôt des marchands Étienne Marcel et le dauphin Charles, 1879 - source : Musée d’Orsay-WikiCommons

On la verrait peut-être bien aussi, couchée en long cette fois, dans l’Extatique de M. Moreau, de Tours. Sa femme a les chairs mal tendues, et ses torti...

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