Au printemps 2026, l’illustre tapisserie de Bayeux quittera le continent pour la première fois. Actuellement entreposée dans un lieu de conservation provisoire, elle sera prêtée au British Museum à compter de septembre prochain. Cette décision, controversée à cause de la fragilité et l’ancienneté des matériaux, s’ancre dans une histoire au long cours où la possession de la tapisserie a constitué non seulement un enjeu historique et culturel mais aussi, et surtout, une question diplomatique de première importance.
On comprend de fait pourquoi : la broderie du XIe siècle évoque en une succession de scénettes la conquête de l’Angleterre en 1066 par Guillaume le Conquérant, duc de Normandie. A quel territoire « appartient-elle » puisqu’elle narre une histoire partagée ?
En octobre 1837, le journal Le Monde revenait déjà sur l’histoire de la tapisserie et sa transformation progressive en relique nationale. L’auteur, badin, n’hésite pas à rire des qualités artistiques de la vénérable œuvre puis se risque à évoquer ses possibles auteurs et commanditaires – dont on ne sait toujours que peu de chose près de deux-cent ans plus tard…
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FEUILLETON
Histoire de la Tapisserie de Bayeux
Livraisons 1, 2, 3, 4, 5 des Anciennes Tapisseries, publiées par MM. A. Jubinal et Sansonnetti. Planches in-folio avec texte.
(Au bureau des Anciennes Tapisseries, rue de Seine, n° 23.)
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Certaines périodes de l'histoire ont laissé après elles des souvenirs de tout genre. Leur importance et les révolutions politiques ou sociales dont elles furent accompagnées ou suivies déterminèrent les contemporains à transmette aux âges futurs les circonstances diverses qui signalèrent ces grandes crises, toujours fécondes en avènements remarquables. La conquête de l’Angleterre, par Guillaume-le-Bâtard et ses Normands, est un des faits les plus curieux de l'histoire du Moyen Âge. Il est aussi, sans aucun doute, un de ceux que les monuments contemporains aient le mieux fait connaître. Indépendamment des chroniques et des biographies latines, plusieurs poèmes en vers français, du douzième siècle, ont révélé une foule de petits détails qui ne seraient jamais parvenus jusqu’à nous.
A tous ces monuments écrits, dont l'ensemble est difficile à apprécier, il faut en joindre un autre unique dans son genre, et qui, avec les faits historiques qu’il révèle, nous a transmis la fidèle image, du costume, des armes et de tous les objets de la vie civile et militaire eu usage à cette époque. Malheureusement, cette image est imparfaite ; l'art déployé dans cette peinture est grossier sous le rapport des formes et du dessin ; mais sous le rapport historique, il est naïf et reproduit les objets avec une grande vérité.
La tapisserie de Bayeux ainsi nommée, parce qu’elle est aujourd’hui conservée dans la ville de Bayeux, et qu’elle servait autrefois de décoration à son église, représente la conquête d’Angleterre, en 1066.
« Elle est faite en laine de couleur sur une toile brune ; elle a dix-neuf pouces de haut et environ deux cent vingt-six pieds de long. Le sujet se compose d’une suite de scènes expliquées par une inscription latine. Les couleurs ne sont pas appropriées aux objets, mais elles varient selon le besoin d'ombre et de lumière. »
L’art de cette courte notice, empruntée à un des critiques qui se sont occupés de la tapisserie de Bayeux, on comprend de quelle importance il était pour MM. A. Jubinal et Sansonetti de reproduire ce curieux monument dans son ensemble. C'est pourquoi M. Sansonetti, le dessinateur, a dû s'empresser d'en faire une copie nouvelle, et M. Jubinal, l'archéologue, de réunir tout ce qui avait été écrit à ce sujet. Peut-être aurait-il été digne de la belle collection entreprise par ces deux amis de nos antiquités nationales, de nous donner un fac-simile complet de la tapisserie. La reproduction de cette curieuse peinture y aurait singulièrement gagné. L’absence de tout art du dessin se serait peut-être fait sentir. Cette proposition, qui d’ailleurs n’est pas une critique, nous est indiquée par l'examen de la dernière planche de la cinquième livraison, représentant le fac-similé de deux figures de la tapisserie.
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« Pendant l’entretien de Widon et Harold, un fou qu’il est facile de reconnaître à sa cote bigarrée de couleurs tranchantes, semble les écouter, caché derrière une colonne. Plus loin, les chevaux des seigneurs […] sont tenus par un nain ayant une barbe et revêtu d’un costume qui n’est qu’une imitation grossière de celui des Africains. »
Nous avons dit que c’était l’histoire de la conquête de l’Angleterre par les Normands. Voici comment ce fait est tracé ; Edouard, roi, Harold, duc des Anglais et ses chevaliers se dirigent vers Bosham. Tel est le sens des deux premières inscriptions latines qui se trouvent sur la tapisserie, inscriptions au-dessous desquelles on voit Edouard dans son palais, assis sur son trône. Puis, quelques cavaliers sans armes, se dirigent vers une église et un palais dans lequel plusieurs personnes assises sont occupées à boire dans des cornes et dans des coupes ; le premier de ces cavaliers marche seul et porte sur son poing un faucon ; il est précédé par deux hommes à pied qui paraissent annoncer sa venue, et par plusieurs chiens courant ; c’est Harold, duc des Anglais.
La manière dont ces deux scènes sont représentées, tous les détails qu’on peut y saisir font aisément comprendre la multiplicité des objets reproduits sur ce curieux monument. Vient ensuite un embarquement ; hommes et chiens, Harold, avec son oiseau de proie, sont montés sur deux navires qui ne tardent pas à jeter l'ancre, après avoir touché la terre de Bretagne, où le duc Widon fait Harold prisonnier.
Toutes ces actions, clairement représentées, sont encore expliquées par des inscriptions latines qui ne laissent aucun doute à cet égard. Après un entretien de Widon et d’Harold, quelques cavaliers vont prévenir Guillaume, duc de Normandie, auquel Widon ne tarde pas à amener lui-même son prisonnier. Guillaume les reçoit dans son palais : puis il les conduit à une expédition en Bretagne. On voit l'armée, au mont Saint-Michel, passer le Couesnon, où Harold sauve des soldats tombés dans le fleuve, arriver à Dol, faire le siège de Dinan qui capitule, et dont Conan, chef breton révolté, présente lui-même les clefs au bout d’une lance.
Nous voyons encore Harold chevalier armé par Guillaume, qui le conduit à Bayeux, où ce dernier lui fait prêter serment sur des reliques. Harold s'embarque, retourne en Angleterre où se trouve le roi Edouard malade et près de mourir.
Nous assistons à ses funérailles et nous voyons Harold choisi par les Anglais, couronné roi et assis sur son trône. Ces diverses peintures, introduction nécessaire au grand fait qui va suivre, sont accompagnées de détails nombreux qui complètent l’ensemble de ce monument.
C’est que pendant l’entretien de Widon et Harold, un fou qu’il est facile de reconnaître à sa cote bigarrée de couleurs tranchantes, semble les écouter, caché derrière une colonne. Plus loin, les chevaux des seigneurs envoyés par Widon à Guillaume sont tenus par un nain ayant une barbe et revêtu d’un costume qui n’est qu’une imitation grossière de celui des Africains. Il y aurait encore bien des remarques à faire sur tous les objets qui composent les différentes scènes que nous avons analysées plus haut. Mais nous nous empressons d'arriver au fait principal, dessiné sur la tapisserie.
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« Les compagnons d’Harold sont massacrés, lui-même tombe, frappé de mille coups ; aussitôt les Anglais fuient de toutes parts et les Normands sont maîtres du pays. »
A côté d’Harold assis sur son trône, la couronne sur la tête, tenant d'une main le sceptre, de l’autre le globe du monde, ayant à sa droite son porte-glaive, à sa gauche l'archevêque Stigant, on voit plusieurs hommes considérant avec surprise une comète, dont les rayons menaçants sont tournés vers l’Angleterre ; un navire annonce à Guillaume la mort d'Edouard et l’élévation d'Harold au trône, sur lequel il avait juré de ne jamais monter.
Guillaume donne l’ordre de construire une flotte et nous voyons les arbres tomber sous la hache, se séparer en plusieurs parties et former bientôt des navires qui sont lancés à la mer, remplis d’armes, de chevaux, de munitions de tout genre. Bientôt Guillaume, avec une armée nombreuse, débarque en Angleterre. Les Normands s’emparent au plus vite d’Hastings, afin d'y trouver des provisions, et la tapisserie nous les représente maitres de la ville, tuant bœufs et moutons, les faisant bouillir dans des chaudrons grossièrement suspendus par un pieu qui repose sur deux fourches fichées en terre.
Nous voyons le duc assis à une table en forme de croissant, avec son frère Odon, l'évêque, bénissant les mets qui sont présentés par un serviteur à genoux. Mais les Normands quittent les murs d’Hastings qu’ils livrent aux flammes ; Harold est prévenu de leur arrivée, et les deux armées marchent l’une contre l’autre. On annonce à Guillaume l'approche de l'ennemi ; il harangue ses troupes, le combat s’engage aussitôt. Le premier choc est terrible et de nombreux guerriers tombent de part et d’autre. Lewine et Gurth, frères d’Harold, sont tués, la mêlée devient surtout terrible au bord d'un fossé ou les Normands et les Anglais se précipitent les uns sur les autres.
L’évêque Odon cherche à rallier les combattants ; Guillaume jette bas son casque et fait connaître aux siens qu’il est encore sain et sauf. Les Anglais sont attaqués avec fureur. Les compagnons d’Harold sont massacrés, lui-même tombe, frappé de mille coups ; aussitôt les Anglais fuient de toutes parts et les Normands sont maîtres du pays.
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« Sans doute [la tapisserie] est grossière, et il ne faut pas y chercher l’art qui n’existait pas à cette époque. »
Telle est l’esquisse rapide de la grande bataille représentée sur la dernière partie de la tapisserie de Bayeux, partie dont les nombreux détails nous étonnent, nous épouvantent même par l’expression et le mouvement du dessin. Que d’agitation, que d’ardeur belliqueuse dans la naïve peinture de tous ces hardis guerriers.
Ce qui frappe c’est la hardiesse avec laquelle chaque scène est conçue, et l’intelligence développée dans sa composition. Une bordure chargée d’arabesques, de chimères d’animaux, et où l'on distingue même, au commencement, quelques sujets des fables d’Esope, encadrent horizontalement la première partie et toute celle qui représente l’arrivée de Guillaume en Angleterre. Dans la dernière partie où est figurée la bataille, cette bordure est couverte des corps, des bras et des têtes des chevaliers vaincus ; on y a peint également un nombre infini de ces archers normands, qui, on le sait, furent très utiles à Guillaume.
Il faudrait plus d’étendue que nous ne pouvons en donner à cet article, pour étudier les nombreux détails qui font de cette œuvre inappréciable une parfaite image des temps qu’elle représente. Sans doute elle est grossière, et il ne faut pas y chercher l’art qui n’existait pas à cette époque. Ce que nous devons principalement étudier, c’est la représentation naïve de tous les objets en usage avant le douzième siècle ; c’est la réunion de tout ce qui était employé dans les combats à cette époque de guerre continuelle.
Ferons-nous connaître l’histoire de cette tapisserie célèbre ? Dirons-nous toutes les opinions, tous les système émis sur l’époque où elle a été composée ? Rien ne serait plus facile avec les excellentes notices classées et mises en ordre par M. A. Jubinal. Nous y renvoyons les personnes curieuses d’entrer dans ces détails, et nous nous contenterons de résumer en quelques lignes les faits essentiels.
En 1814, M. de Boxe, secrétaire de l’Académie des inscriptions, communiqua à M. Lancelot un dessin enluminé, provenant du cabinet de M. Foucaut, intendant de la province de Normandie, homme fort éclairé et amateur de nos antiquités nationales.
Au mois de juillet de la même année, M. Lancelot lut à I ’Académie une notice sur ce dessin qu’il intitula : Explication d'un monument de Guillaume-le-Conquérant. Ce dessin représentait une partie de la tapisserie ; mais M. Lancelot ne put d’abord déterminer si le dessin qu’il avait sous les yeux venait d'un bas-relief, d’un vitrail ou d’une tapisserie. Montfaucon, qui travaillait à son grand ouvrage des Monuments de la monarchie française, fit prendre en Normandie des renseignements plus précis, et il sut bientôt à quoi s’en tenir. Ayant reçu des détails sur la tapisserie, il envoya un dessinateur, M. Antoine Benoit, pour prendre copie du monument complet, en lui recommandant surtout de ne rien changer dans le goût de la peinture.
MM. Lanrelot et Montfaucon purent alors chercher quels étaient l’âge et l’auteur de ce précieux monument. Ces deux savants ne tardèrent pas à constater que la tradition nommait comme auteurs de la tapisserie : 1° la reine Mathilde, femme du Conqnérant ; 2° la reine Mathilde ou Mahaut, comtesse de Flandre, femme de Henri V, empereur d’Allemagne, et mariée en secondes noces à Geoffroi Plantagenet.
Ils apprirent encore que cette tradition donnait à la tapisserie le nom de Toilette au duc Guillaume, désignation fort mal expliquée, suivant nous, par certains antiquaires, qui, prenant le mot toilette dans son acception moderne, crurent y trouver une allusion aux exploits du Conquérant, sans comprendre que ce mot signifiait tout simplement petite toile, parce qu’en effet la tapisserie est sur un canevas très long, mais assez étroit.
Les deux antiquaires, Lancelot et Montfaucon, cherchèrent à prouver que Mathilde, femme du Conquérant, était l’auteur de la tapisserie. Ce fut aussi le sentiment de Ducarel et de quelques autres savants anglais.
En 1803 la Tapisserie de Bayeux fut, par ordre de Bonaparte, exposée au Louvre. Le but du premier consul était de populariser I ’expédition projetée contre l’Angleterre. Nous lisons à ce sujet, dans le Journal de Paris du 14 frimaire an 12 (6 décembre 1803) :
« Le premier consul est allé voir, avant-hier, au Muséum, la broderie de la reine Mathilde. On remarque une partie de ce monument historique employée à représenter Harold sur ton trône au moment où l’apparition d’un météore lumineux vient effrayer ce prince et lui présager sa défaite. Le premier consul a demandé de combien de mois ce phénomène avait précédé la descente de Guillaume. MM. Denon et Visconti lui ont répondu que c'était de deux mois et demi ou trois mois. Le premier consul a continué à examiner la broderie de la reine Mathilde. »
En note, il y a : « A la fin de brumaire dernier, le météore qui a fait trembler Harold a reparu sur l’Angleterre et a couvert de sa lumière plusieurs comtés. »
La reine Mathilde, femme du Conquérant, était donc à peu près reconnue comme auteur de la célèbre tapisserie, quand un mémoire, publié en 1802, chercha à lui enlever cette gloire ; il était l’œuvre de l'abbé de La Rue, connu depuis par ses recherches sur la ville de Caen, et sur les anciens poètes français. Le sentencieux abbé chercha à prouver que Mathilde de Hainaut, femme de Henri Plantagenet, et non pas Mathilde, femme du Conquérant, était l’auteur de la tapisserie.
Ce mémoire donna lieu a plusieurs réponses, et une polémique, qui dure encore aujourd’hui, s'engagea entre les savants et les antiquaires de France, d’Angleterre et de Normandie. Dans le cours de cette discussion fort curieuse, et qui eut pour résultat une étude approfondie du monument qui en était l’objet et, deux opinions nouvelles furent émises ; la première conciliait les partisans des deux Mathilde, en ôtant à ces princesses la gloire d’avoir entrepris la tapisserie. Elle en attribuait le mérite à l'évêque Odon, frère de Guillaume, et acteur dans cette représentation figurée de la conquête. L'autre opinion, émise tout nouvellement par un Anglais, tendait à prouver que la tapisserie, œuvre de la fin du treizième siècle, avait été composée par les moines de Bayeux. Sans chercher à établir laquelle de ces opinions est la véritable, nous dirons que ce monument doit avoir été élevé par les vainqueurs et par des hommes contemporains des faits qui y sont retracés.
Nous ne saurions trop louer le projet que paraissent avoir quelques hommes studieux et persévérants de publier les dessins de toutes les anciennes tapisseries. C’est une source féconde ouverte à l'historien, à l'antiquaire et principalement aux artistes. Ainsi la première livraison de l’ouvrage que nous voulons faire connaître, contient la représentation d’un mystère allégorique joué au quinzième siècle, et dont M. Jubinal nous a fait une curieuse analyse ; cette représentation est remarquable par les nombreux et magnifiques costumes qu’il est facile d’y étudier. Ces figures, conservées à Nancy, formaient la tente de Charles-le-Téméraire.
On le voit, toutes les époques de l'histoire se trouveront représentées dans la collection des tapisseries historiques. Avec la description de l’Armoria réal de Madrid et de notre Musée d’artillerie, aussi entreprise par MM. Jubinal et Sausonnetti, nous aurons pour l’étude de l’art au Moyen Âge et à l’époque de la Renaissance, des documents nouveaux et curieux à consulter.
Ecrit par
Le Monde Artiste était l'un des plus importants (et respectés) journaux culturels français de la fin du XIXe siècle puis de la Belle Époque.