Interview

Le Vestiaire de la littérature, promenade dans la garde-robe des écrivains

le 30/10/2019 par Martine Boyer-Weinmann, Marina Bellot - modifié le 05/11/2019
L'écrivain dandy et auteur des « Mystères de Paris » Eugène Sue par François-Gabriel Lépaulle, 1837 - source : WikiCommons
L'écrivain dandy et auteur des « Mystères de Paris » Eugène Sue par François-Gabriel Lépaulle, 1837 - source : WikiCommons

À la fois frivole et savant, l'ouvrage Vestiaire de la littérature explore les multiples liens entre mode et littérature. De Balzac à Aragon, de Mallarmé à Cocteau en passant par Colette et George Sand, promenade dans la garde-robe littéraire des plus grands écrivains. 

C'est un petit ouvrage volontairement décousu, à la fois savant et frivole. Dans leur Vestiaire de la littérature, deux professeurs de littérature française, Denis Reynaud et Martine Boyer-Weinmann, se sont penchés sur la garde-robe littéraire des plus grands écrivains français. Une promenade qui permet de prendre la mesure de l'importance du vêtement dans la littérature mais aussi dans la société, qu'il soit instrument de contrôle du corps, marqueur social, symbole subversif ou encore outil de revendications politiques. 

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Comment vous est venue l'idée de ce livre ?  

Martine Boyer-Weinmann : Le point de départ a été un séminaire que nous avons effectué à deux, en 2017, devant un public universitaire large, autour de la littérature et du vêtement dans une perspective transéculaire et à la croisée de plusieurs disciplines.

Devant le succès de ce séminaire et l’intérêt qu’offre cet objet, est venue la question : pourquoi ne pas le transformer en un ouvrage – sachant que le champ est déjà très travaillé, que ce soit du côté de l’histoire (Georges Vigarello et la silhouette corporelle, Michel Pastoureau et le rôle des couleurs, Nicole Pellegrin pour les vêtements de l’Ancien Régime…), de l’ethnologie, de l’anthropologie (les fashion studies en plein essor depuis les années 2000 dans les pays anglo-saxons) ou encore de la sémiologie (le fameux Système de la mode de Barthes)… La revue universitaire Modes pratiques (revue d’histoire du vêtement et de la mode) en est le symptôme, à laquelle nous allons être prochainement associés pour un numéro sur les affects.

Il nous semblait en effet que la littérature et la presse restaient assez souvent instrumentalisées ou considérées comme de purs supports documentaires (ce qu’elles sont aussi) dans ces perspectives, alors qu’elles sont un lieu encore à explorer dans un souci de mises en relation originales, peut-être plus déroutantes. D’où la question de la forme à donner à ce matériau culturel de la sensibilité avec des textes qui jouent sur les émotions singulières et collectives. Nous ne nous sommes donc pas restreints aux textes les plus attendus et, par ailleurs, et avons essayé de trouver une forme ou mode d’emploi qui ne relève ni du dictionnaire, ni de l’anthologie ni du recueil de textes, mais plutôt de la promenade dans la bibliothèque/armoire à vêtements.

C’est un livre frivole et savant, qui s’adresse à un public plus vaste qu’un public de chercheurs : savant par le travail documentaire et la circulation interdisciplinaire mais aussi frivole – je citerai Paul Valéry : « ce qu’il y a de plus profond, c’est la peau », et Cocteau, qui s’est tant intéressé à la mode : « la frivolité est la plus jolie réponse à l’angoisse ». 

En 1753, dans sa comédie de La Frivolité, Louis de Boissy invente le verbe frivoliser. (« Ne pensez donc qu’à l’agréable, / Et ne faites, je cherche un terme favorable, / Ne faites que frivoliser, / Si de ce mot il m’est permis d’user ») Le terme de frivolité a trait à la mode puisque Littré rappelle qu’une frivolité est une fanfreluche ou un feston ajouté sur un vêtement. La frivolité peut dire beaucoup d’une société, d’un individu, d’une économie, mais aussi d’une esthétisation du paraître, d’un style. Texte et tissu sont donc étymologiquement reliés par la matérialité des supports, et aussi par l’idée de légèreté trompeuse qu’ils peuvent convoyer...

Vous écrivez qu'il n'y a « pas de récit sans garde-robe ». Comment expliquer que le vêtement soit si présent dans la littérature ?

En effet, pas de récit sans garde-robe, d’abord parce qu’il faut vêtir cette peau – du plus loin que l’on remonte, dans la Bible et autres mythologies, on retrouve cette fonction, et l’absence ou la présence du vêtement, qui dit la pudeur ou l’outrage, le respect ou l’infraction à la loi, le goût ou son contraire permettent de jouer sur un clavier d’affects considérable.

Dans les textes littéraires, une des premières fonctions du vêtement auxquelles on pense, c’est son rôle indiciel : telle robe, telle redingote, tel chapeau signalent le surgissement d’un personnage individualisé, le qualifient. Par exemple, dans les récits de Modiano – dans le dernier, Encre sympathique : tel personnage est « l’homme à la veste en peau de mouton retourné », on n’a pas d’autres indices extérieurs sur lui pour en construire une représentation mentale et une trace mémorielle. À ce titre, une de nos principales références, c’est évidemment Balzac : l’inventeur de la vestignomonie, l’auteur aussi de Théorie de la démarche.

Il y a aussi, et c’est un enjeu plus littéraire, de nombreux textes romanesques où le vêtement a une fonction narrative cardinale : c’est un facteur de malentendu, de péripétie, de dédoublement, d’accident, de drame, de tragédie…

Il y a un facteur formel enfin : la poésie du récit vestimentaire, dès qu’une grande plume s’en empare, ou même une philosophie, un langage, quasi une herméneutique du vêtement (chez Proust, le manteau de Fortuny, relu comme un palimpseste aussi par l’écrivain contemporain Gérard Macé). Nous avons ainsi laissé la parole à Cocteau qui, dans une seule phrase à cadence accélérée, évoque le rythme et la frénésie des modes. Il enferme dans sa langue toute une méditation sur la vitesse des métamorphoses esthétiques et historiques.

Un poète réputé aussi hermétique que Stéphane Mallarmé, en 1874, s’est lancé dans une entreprise extraordinaire qui dura deux ans et 8 numéros : inventer un journal de mode, La Dernière Mode, une gazette, dont il écrivait sous pseudonyme tous les articles, produisait toutes les rubriques attendues dans un journal d’élégance. Un de nos plus grands poètes s’est ainsi intéressé à des rubans, des plis, des robes du soir, des vêtements d’enfants… Il appelle cette proposition faite au lecteur un « rêvoir ». Le terme est magnifique. Quand il doit renoncer à l’entreprise pour des raisons économiques, il écrit à Verlaine qu’il ne cesse de rêver à ce rêvoir.

Quand la presse féminine s’est démocratisée, les plus grands écrivains du XXe ont collaboré à ces journaux (Marie-Claire notamment) : Colette, Cocteau, Montherlant…

Le vêtement a-t-il toujours été un marqueur social ? 

Il l’est devenu très fortement après la Révolution. Sous l’Ancien Régime, les personnes ne pouvaient pas s’habiller comme elles l’entendaient et leur mise était réglée par l’étiquette et les hiérarchies. Il faut attendre un décret de la Convention du 8 brumaire an II (octobre 1793) pour que les simples citoyens aient accès à la « liberté du costume » dans certaines limites, relatives au genre notamment.

Mais c’est surtout au XIXe siècle que ce marqueur social s’est accentué avec la puissance croissante de la bourgeoisie : désir d’afficher les signes d’une appartenance de classe mais aussi désir corollaire de distinction et d’individualisation des apparences de plus en plus grand – d’où d’ailleurs, la richesse de vestiaire qu’on peut voir dans les romans de Balzac, par exemple.

Prenons l’exemple de la casquette : le roman Aurélien d’Aragon montre que la casquette est véritablement un marqueur social. L’histoire se passe dans les années 1930. Deux personnages se croisent dans une piscine, un endroit normalement démocratique où l’on se dépouille de ses vêtements. L’un a une casquette, c’est un prolétaire ; l’autre, c’est Aurélien. Le « détail » est significatif dans l’économie narrative du roman.

Au XXe siècle, Aragon est celui qui sans doute, à des fins romanesques, a le plus puisé dans la ressource d’histoires de la garde-robe – il avait travaillé pour Jacques Doucet, couturier et bibliophile, il était lui-même dandy, amateur de Beau jusque dans son expression quotidienne... Dans ses romans, le langage du vêtement est proliférant : par exemple, dans un roman « réaliste » comme Les Cloches de Bâle (1934) où Aragon s’attache aux mouvements sociaux des classes laborieuses, les vareuses des ouvriers imprimeurs, les blouses des femmes... en opposition avec les robes des bourgeoises de la Belle Époque qui sont entichées du couturier Worth…

À partir du milieu du XIXe siècle, on remarque une plus grande plasticité pour se jouer des codes vestimentaires et les déjouer (on peut penser à George Sand, qui voyage incognito dans une sorte de redingote-guérite qui la masculinise). Pour revenir à l’exemple de la casquette, il existe un photomaton célèbre où on voit Aragon poser « à l’apache » avec une casquette, alors que c’était plutôt un homme de la cravate…

Quand apparaît le mot « mode », d'ailleurs ?

Le mot mode (dans son sens moderne de : goût général passager principalement dans le domaine vestimentaire) apparaît au XVIIe siècle, et on le voit s’installer dans le dictionnaire de Furetière en 1682. Il prend de l’expansion dans les textes littéraires au XVIIIe, avant la Révolution – il s’impose nettement chez Crébillon, par exemple, en 1742 (Le Sopha).

Au-delà de cet usage lexical ancien, c’est l’avènement de la presse qui permet au mot mode et aux modes de se développer. La mode est ainsi indissociable de l’apparition de la presse : Le Mercure galant paraît dès 1672 et propose des rubriques de mode et des gravures de vêtements. C’est vraiment là, à la fin du XVIIe et surtout au cours du XVIIIe siècle, que la mode et ses effets sont apparus.

Un personnage clé à la fin de l’Ancien régime focalise les haines et les fascinations : Marie-Antoinette, à qui l’on reproche d’avoir « frivolisé » la France. Elle était censée ruiner l’État par ses achats somptuaires frénétiques de bijoux et de robes – ce qui n’est pas totalement exact puisqu’elle faisait reprendre ses vêtements favoris par sa couturière Rose Bertin.

La mode en tant que cycle, circuit économique et lieu d’invention de formes, se développe quant à elle plutôt au XIXe. Et cet essor s’amplifie d’un point de vue de l’histoire des idées avec Baudelaire, le grand peintre, pendant la période 1850-60, de la modernité poétique, modernité du sentiment du « transitoire  » et du « fugace  »… C’est lui qui donne les définitions les plus extraordinaires de la mode, en lien avec la modernité, comme expression d’une conjonction d’éphémère et d’intemporalité.

Dans quelle mesure le vêtement a-t-il été un instrument de contrôle, notamment du corps des femmes ? 

De nombreux historiens et surtout historiennes se sont penchés, par exemple, sur l’histoire du port du pantalon chez les femmes (notamment les travaux de Christine Bard).

Le pantalon n’a pas été interdit totalement aux femmes : il a été concédé dans certains cas (notamment médicaux) et dans la mesure où, au XIXe siècle, il pouvait être commode dans certains métiers, il fallait en justifier l’utilité – la peintre Rosa Bonheur dans son atelier, par exemple.

Ce sont plutôt les conventions et les stéréotypes liés au genre qui ont bloqué ou empêché le port de certains vêtements. Cela relève plus de l’injonction morale que de la contrainte juridique. Souvent, on mettait en avant des préceptes « d’hygiène » : les médecins collaboraient ainsi à l'utilisation de ces vêtements de pression ou de contention du corps.

Pour les maillots de bain, c’est encore une autre histoire : des censures ou des expulsions de plage ont eu lieu [voir notre article]. Il faut citer le rôle vraiment pionnier de l’Australienne Annette Kellermann, parfois interdite de plage aux États-Unis, qui a fini par faire triompher le port du maillot féminin une pièce (on en trouve des traces dans le roman populaire). À la fin des années 1970, on a vu deux femmes ministres se présenter en pantalon à l’Assemblée nationale. Encore aujourd’hui, le fait de ne pas avoir de cravate dans l’hémicycle peut soulever des débats…

Quand les vêtements commencent-ils à se transformer, accompagnant l'émancipation des femmes ?

Après la Première Guerre mondiale, les femmes accèdent à une forme d’émancipation forcée par la nécessité du travail substitutif : elles s’habillent alors différemment pour travailler différemment.

Les matériaux changent, deviennent peut-être plus accessibles, et la mode se démocratise à partir de 1920-1930. Les grands couturiers – Lucien Lelong, Madeleine Vionnet, Coco Chanel... – sont les premiers à se rendre compte de cette transition. Outre le fait de libérer la femme du corset, ils simplifient les lignes. Dans le sillage de cette haute couture, la presse propose des modèles plus accessibles de confection, de prêt-à-porter pour Madame-tout-le-monde. 

Un peu plus de liberté donc, mais toujours des injonctions et des prescriptions... La mode libère-t-elle vraiment les femmes ? 

Certes, il faut être de plus en plus mince, et cette injonction d’hygiène s’adresse aux femmes mais aussi aux hommes – le développement du sport et du tourisme valorise la mobilité, la vitesse. Je pense que ces mutations de la silhouette sont à mettre en relation avec les moyens de communication nouveaux : il faut pouvoir entrer sans peine dans les voitures, voire apprendre à conduire ! Il faut être plus rapide, plus « efficace ».

Dans certaines revues féminines, il faut également être une bonne mère de famille, savoir confectionner soi-même des vêtements pour ses enfants… On le voit très nettement dans l’entre-deux-guerres ou sous l’Occupation, où l’effort de guerre passe pour les femmes par le recyclage et la récupération.

D’un point de vue stylistique, la presse féminine s’exprime alors le plus souvent au futur – « on aura soin de s’habiller de telle couleur... » – chose qu’on trouvait déjà dans les textes de Mallarmé et dans Le Mercure galant. L’énonciation oscille entre prédiction et prescription.

Le vêtement est enfin un possible instrument de revendications politiques et militantes.

L’exemple qu’on a en tête aujourd’hui, l’emblème le plus parlant, c’est bien sûr celui du gilet jaune. Le port obligatoire (pour des raisons de sécurité) du gilet jaune est apparu en 2008. Karl Lagerfeld a alors cette phrase : « c’est laid mais ça peut sauver une vie », ouvrant peut-être un espace à investir pour les créateurs. Mais simultanément, le gilet jaune à l’image sécuritaire est refusée par des groupes de motards. À leurs yeux, ce gilet qui sauve des vies se fait surtout l’ emblème d’un pouvoir contraignant liberticide. Il est amusant de constater l’ambivalence du message contraignant et contestataire de ce nouvel avatar vestimentaire de la protestation… Mais il y a eu dans le passé les « gilets rouges » sous les Romantiques.

La chemise est sans doute l’exemple le plus marquant de la contestation : cela vient littéralement des habits des Camisards, les protestants cévenols vers 1700. La chemise devient noire sous le fascisme. Le langage des chemises passe dans la rue.

On pourrait aussi citer le bonnet rouge, bien sûr (toujours d’actualité dans les jacqueries et phénomènes protestataires bretons).

Le haut du corps, la partie la plus visible, est là où peuvent également s’afficher les opinions, s’inscrire les messages, voire des slogans. 

Vestiaire de la littérature est paru aux éditions Champ Vallon au mois d'août 2019. 

Denis Reynaud est professeur de littérature française du XVIIIe siècle à l’université Lumière-Lyon 2. Martine Boyer-Weinmann est professeure de littérature française contemporaine à l’université Lumière-Lyon 2.