Interview

Le « Merveilleux-scientifique », retour sur un genre littéraire oublié

le 19/03/2024 par William Blanc, Fleur Hopkins-Loféron - modifié le 09/04/2024

A rebours d’une conception uniquement divertissante de la littérature « scientifique » incarnée par Jules Verne, le merveilleux-scientifique français se voulait, au début du XXe siècle, un mode de fiction sérieux rendant compte des nouvelles possibilités offertes par la science – annonçant certains récits plus tardifs de science-fiction.

Narrant des récits mettant en scène des hommes augmentés et des machines extraordinaires, le merveilleux-scientifique avait, au début du XXe siècle en France, les honneurs de la presse à grand tirage. Jean de la Hire publiait notamment ses textes en feuilleton dans les colonnes du Matin. Pourtant, ce genre a été en grande partie oublié aujourd’hui.

Fleur Hopkins-Loféron vient fort heureusement de lui consacrer un livre, (Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique (1909-1930) , (Champ Vallon, 2023) et a accepté de nous éclairer sur ce qu’elle appelle une « Atlantide littéraire ».

Propos recueillis par William Blanc

RetroNews : Dans une publicité pour La Roue Fulgurante de Jean de la Hire dans les colonnes du Matin, on explique qu’« EDGAR POE a créé le roman fantastique. JULES VERNE a vulgarisé le roman d’aventures. H.G. WELLS a renouvelé le roman scientifique. Avec LA ROUE FULGURANTE, JEAN DE LA HIRE les synthétise tous les trois et de plus il n’oublie pas que, sans l’amour, les merveilles de la science et la fantasmagorie des aventures ne sont qu’un leurre ». Est-ce une bonne définition du merveilleux-scientifique ? 

Fleur Hopkins-Loféron : Jean de la Hire constitue un cas bien particulier, car Le Matin façonne une expression qui lui est propre, « roman scientifique d’aventures », pour la sortie de La Roue fulgurante en 1908. Destinée à concurrencer celle de « roman scientifique » présente dans La Science illustrée tout en mettant en évidence le rythme haletant et souvent enchevêtré de ses romans-feuilletons, elle ne sera que rarement réemployée par la suite, exception faite du Petit Parisien.

Si je devais donner une définition du merveilleux-scientifique, je partirais plutôt de celle de l’auteur champenois Maurice Renard (qui précisions-le, n’a pas inventé le terme). Renard publie en effet en octobre 1909, dans Le Spectateur, un texte qu’il qualifie de « manifeste », de « profession de foi ». Il déclare que se développe depuis un certain temps une littérature qu’on pourrait qualifier de « merveilleux-scientifique », dont il n’est pas le fondateur, mais plutôt le prosélyte. Il cite à l’appui certains de ces prédécesseurs (comme Auguste de Villiers de l’Isle-Adam avec L’Ève Future en 1885-1886, Robert-Louis Stevenson avec L’Étrange Cas du docteur Jekyll et de M. Hyde en 1886 ou H. G. Wells dès La Machine à explorer le temps en 1895), mais aussi plusieurs homologues contemporains (comme Jules Hoche ou André Couvreur).

Reste que dans son texte, il y a un ennemi déclaré, et c’est Jules Verne, qu’il affirme vouloir « démolir ». Pourquoi ? Disons qu’il voit en Verne un auteur prolixe qui écrit des œuvres de divertissement, plutôt à destination de la jeunesse, dans une démarche didactique et pédagogique, en décalage parfait avec son projet qui se propose comme une nourriture pour l’esprit, une réflexion philosophique sur la nature humaine à travers l’exploration des transformations scientifiques, technologiques et pseudoscientifiques de son temps.

Renard s’oppose-t-il à Verne sur d’autres points ?

Oui, et c’est en partie à partir de cette opposition qu’on peut définir le merveilleux-scientifique. Dans le roman d’aventures scientifiques de Verne, on fait le tour du globe, on traverse des terres hostiles, on extrapole sur des innovations scientifiques déjà en germe comme le sous-marin. Chez Maurice Renard, au contraire, on fait ce qu’il appelle un « voyage immobile ». Nul besoin de déterritorialiser son personnage. Il le conserve au contraire dans son monde connu, et c’est dans ce cadre qu’il se propose d’altérer une seule et unique loi physique, chimique ou biologique. Toute la suite de son roman procède de manière crédible, vraisemblable, en embrassant la méthode scientifique.

Pour lui, le romancier merveilleux-scientifique est semblable au scientifique penché sur sa boîte de Petri : il opère un petit bouleversement et observe scrupuleusement les conséquences et changements induits par son intervention. Partant de cette définition, Renard va rapidement s’éloigner de H. G. Wells, dont il critique le manque de rigueur scientifique et auquel il n’apprécie guère qu’on le compare sans cesse. Renard fait remarquer que le protagoniste de L’Homme invisible (1897), parfaitement perméable aux rayons lumineux, devrait en toute logique être aveugle. Il y a une forme de rigorisme chez lui, qui peut parfois mener jusqu’à l’absurde. Le roman se doit d’être une expérience de pensée s’appuyant sur une méthode sérieuse.

Mais y a-t-il, comme dans la science-fiction, une volonté d’imaginer le futur ?

Non, et d’ailleurs dans un texte de 1925 paru dans Paris-Soir, Maurice Renard rejette le terme concurrent d’« anticipation », car il ne souhaite pas qu’on associe les écrivains du merveilleux-scientifique à des prophètes. Il veut plutôt outiller la pensée, dessiller les yeux. Il emploie d’ailleurs un grand nombre de métaphores optiques pour qualifier l’expérience de lecture : vision à travers des vitraux colorés ou un aquarium, poirier, lanterne de projection, etc.

En somme, le merveilleux-scientifique ne propose ni de regarder en ailleurs, ni en avant, mais de faire un pas de côté.

Absolument. Maurice Renard ne veut pas deviner ce qui sera, mais ce qui pourrait être. Le voisinage d’un roman merveilleux-scientifique doit transformer son lecteur, faire évoluer sa vision du monde, sacré programme pour un genre littéraire !

Ce terme de « merveilleux-scientifique » semble aujourd’hui étrange, tant elle associe deux termes qui paraissent opposés ?

Oui, mais cela s’explique mieux si l’on s’intéresse à la période qui voit son apparition. Le physiologiste Joseph-Pierre Durand de Gros emploie notamment ce terme (sans trait d’union) pour son essai Le Merveilleux scientifique (1894), dans le but de désigner la métapsychique et l’intérêt de savants réputés, comme Camille Flammarion ou le couple Curie, pour des phénomènes dits parascientifiques (lecture des auras et des pensées, vision extra-rétinienne, etc.), ne trouvant pas encore d’explication dans la science de son temps.

Cette investigation des franges de la science, ce que Renard appelait le « duvet », est vraiment le produit de son temps, comme le montre cet article de Camille Flammarion paru en 1922 dans Je sais tout.

Dès 1895, les horizons scientifiques, conceptuels et sensitifs des Français sont bouleversés par des innovations touchant aux sciences de l’invisible : d’une part, la cinématographie qui se propose d’arrêter ou de rejouer le temps, et de l’autre les rayons X qui permettent de voir à travers les corps opaques. Ces avancées ouvrent le champ des possibles. On se plaît à rêver que les esprits avec lesquels communiquent les médiums ne sont rien d’autre que des créatures dans la quatrième dimension. Camille Flammarion parle à cet endroit de « forces inconnues » :

« Le monde invisible nous enveloppe, les forces inconnues sont plus nombreuses que les forces connues ; les sciences ne sont qu’à leur aurore, et ce que l’on sait ne représente qu’une île minuscule au milieu de l’océan de l’inconnu et des apparences superficielles.

Depuis un quart de siècle, les découvertes inattendues de la physique et de l’occultisme nous font deviner l’existence de panoramas observés désormais accessibles à notre esprit mieux informé, trop endormi pendant tant de siècles sur l’oreiller de l’indifférence. »

En lisant ce passage, on comprend mieux pourquoi Maurice Renard a élu cette expression pour son genre littéraire : elle désigne aussi bien la normalisation du surnaturel que la possibilité d’un « réenchantement du monde » par la science.

La réception du merveilleux-scientifique a-t-elle été à la hauteur des ambitions de Maurice Renard ?

Non. Maurice Renard rêvait d’être édité au Mercure de France ou à La Nouvelle Revue française, alors que dans les faits, nombre des récits merveilleux-scientifiques ont été publiés dans des collections populaires (Tallandier, Ferenczi, Lafitte, Méricant, etc.), sur du papier à faible coût et sous des appellations (« voyages et aventures », « romans mystérieux », etc.) qui, d’ailleurs, ne reprennent pas celle proposée par Renard. Il n’en demeure pas moins que le genre a connu un succès important, notamment dans ses versions feuilletons qui, éditées dans des journaux à grand tirage comme Paris-Soir, L’Intransigeant ou Le Matin, ont circulé dans nombre de milieux.

En s’inscrivant dans la production populaire, le merveilleux-scientifique doit aussi beaucoup à l’illustration, comme le montre cet exemplaire du Matin.

Oui, il s’agit ici d’un très rare fascicule distribué par les camelots aux passants, dans le but de vanter la sortie d’un roman-feuilleton dans Le Matin – un peu comme on distribue aujourd’hui des flyers pour promouvoir un concert. Ce document date assurément de la sortie de La Roue fulgurante, soit 1908, et l’illustration de couverture, jamais reproduite dans le journal, a été réalisée exprès. Malheureusement, une grande partie de la culture visuelle qui entourait ces récits a disparu. Pensons aux énormes affiches dans la rue par exemple…

Tout cela fait quand même beaucoup penser aux pulps américains, qui connaissent un énorme succès durant l’entre-deux-guerres.

Certes, mais à plusieurs différences près qui ont leur importance. Le merveilleux-scientifique n’a ainsi jamais eu de magazine dédié, avec un rédacteur en chef qui donnerait des idées de synopsis, où il y aurait aussi un courrier des lecteurs suscitant des clubs et en fin de compte, ce que l’on appelle un fandom. Cela n’empêche pas que les auteurs se connaissent entre eux et qu’ils avaient conscience d’appartenir à une même nébuleuse : Jean Joseph-Renaud, J.-H. Rosny aîné, Maurice Renard, Jean de la Hire côtoient les mêmes cercles et les mêmes prix littéraires, dont un est lancé par Renard lui-même dès 1922.

De même, certains s’amusent à mettre en scène leurs confrères dans leurs récits. Sur cette page de L’Intransigeant, les protagonistes du Singe de Maurice Renard avec Albert-Jean (1925), une histoire de clonage, rendent visite à Rosny aîné pour l’interroger sur son roman L’Énigme de Givreuse (1916-1917).

L’autre problème que pose la comparaison avec les pulps est qu’elle tend souvent à subsumer le merveilleux-scientifique dans l’histoire globale de la science-fiction américaine. Cette vision téléologique me dérange car ces littératures sont le fruit d’une histoire visuelle, culturelle et sociale qui leur est propre. De même, nombre d’érudits, à partir des années 1960, ont eu tendance à englober sous le terme de « merveilleux-scientifique », sans doute pour son aspect poétique, tout ce qu’ils pensaient être une « proto-science-fiction », un « âge d’or », de Jules Verne à l’entre-deux-guerres.

Le merveilleux-scientifique apparaît dans un contexte d’espoir dans la science. La Grande Guerre, qui voit la technologie être utilisée à des fins guerrières, met-elle en partie fin à l’élan qui a porté ce genre littéraire ?

Non car l’anxiété et la mélancolie nées des avancées scientifiques figurent très tôt dans les récits de cette nébuleuse. Maurice Renard parlait ainsi, dès 1909, des « menaces imminentes du possible ». La guerre ne va faire que renouveler le stock thématique.

On va s’inspirer des champs de bataille, des armes et des blessés de guerre. Dans L’Homme truqué (1921) de Maurice Renard, par exemple, un soldat qui a perdu la vue est opéré par un savant allemand un peu fou, obsédé par la synesthésie, qui remplace ses yeux par des électroscopes. Ils lui permettent de voir l’électricité et dévoilent autour de lui une peuplade invisible qui manipule l’humanité. En fin de compte, même quand la science fait peur, elle reste merveilleuse : elle fascine, elle sidère.

Malgré tout, le genre finit par s’éteindre. Vous parlez même à son propos d’« Atlantide littéraire ». Pourriez-vous nous donner des raisons à cette disparition ?

Elles sont évidemment nombreuses. Mais revenons à l’expression d’« Atlantide littéraire ». Le merveilleux-scientifique n’a jamais été oublié. Depuis les années 1950, ces textes ont été soigneusement collectés, conservés, analysés par des érudits de science-fiction. Ils ont fait un travail de mémoire essentiel, avant même le monde universitaire.

En somme, malgré les ambitions de Maurice Renard, malgré l’existence d’un véritable mouvement littéraire autour de lui et d’autres auteurs à succès, et parce que le merveilleux-scientifique a été publié dans des collections populaires, il fait l’objet d’un mépris non dissimulé de la part d’une certaine élite intellectuelle et ce, depuis son apparition. La Nouvelle Revue française critique ainsi vertement Le Péril Bleu (1912) de Maurice Renard et cela le rend malade. À travers cette réception, se raconte aussi l’histoire du roman populaire. Pour des auteurs comme Jean de la Hire ou Léon Groc, cette terminologie n’a aucun sens. Pour eux, un roman populaire est un roman qui est lu et apprécié par son public, pas un récit de mauvaise qualité qui, de facto, serait destiné aux seules catégories populaires.

Mais, malgré tous les efforts de Maurice Renard, qui était quand même vice-président de la prestigieuse Société des Gens de Lettres, le genre entre en déclin. Ses auteurs, soucieux de publier en feuilleton dans la presse à grand tirage afin de s’assurer un revenu suffisant, se sont alors tournés vers d’autres genres populaires. Renard va tâtonner du côté du roman policier et d’amour par exemple, pastichant même le merveilleux-scientifique à cette occasion (une fausse découverte, l’impuissance de la science, etc.). Son roman le plus vendu est d’ailleurs La Jeune Fille du yacht (1930), une histoire sentimentale sans science aucune.

Cette distinction qu’on fait entre une littérature noble, sérieuse, éditée dans des livres à couverture muette et sans illustration, et les autres récits qui seraient des romans de consommation, de divertissement, qui feraient partie d’une société du spectacle, est clairement une forme de mépris de classe. Cela a tellement affaibli le merveilleux-scientifique que celui-ci n’a pas été en mesure de résister à la vague de la science-fiction venue des États-Unis, notamment après-guerre. Le genre produit outre-Atlantique avait aussi pour lui d’être plus aventureux, de se dérouler dans le futur, de diffuser une vision plus positive de la science et de l’avenir, ce qui l’a rendu sans doute plus attirant.

Même aujourd’hui, les littératures de l’imaginaire ont du mal à être chroniquées en France par les critiques littéraires dans la presse grand public. Bref, le merveilleux-scientifique nous raconte quelque chose d’une histoire qui s’écrit encore sur la difficulté à apprécier, à respecter et à considérer l’objet science-fictionnel dans son ensemble en France. 

Alors même que le merveilleux-scientifique a eu, et a toujours, des influences insoupçonnées…

Oui, notamment dans la bande dessinée franco-belge : Tintin, Blake et Mortimer, Adèle Blanc-Sec, etc. L’Étoile mystérieuse (1941) d’Hergé s’inspire ainsi nettement du Roc d’or (1927) de Théo Varlet, publié en feuilleton dans Le Figaro en 1927 et de L’Île tombée du ciel de H.-J. Magog, publiée dans Le Journal en 1923. Edgar P. Jacobs, quant à lui, possédait des exemplaires de Je sais tout dans sa bibliothèque, magazine encyclopédique qui publiait nombre de récits merveilleux-scientifiques. Pour preuve, une case de L’Énigme de l’Atlantide (1955-1956), qui représente une vague cataclysmique, transpose une illustration d’Henri Lanos, réalisée pour l’article « La Fin du monde » de Camille Flammarion, imprimée dans Je sais tout (n° 1, 15 février 1905, p. 55).

Le merveilleux-scientifique suscite encore l’intérêt aujourd’hui, sous la forme d’un âge d’or oublié de la science-fiction française, qui anticipe notamment sur les super-héros triomphants de l’édition américaine (je pense aux écrits des théoriciens Xavier Fournier ou Serge Lehman), mais aussi d’un univers rétromaniaque, dans lequel puiser une atmosphère et des sujets évocateurs pour des romans que l’on qualifierait de « rétrofuturistes ». Cette exploration d’un passé occulté ou désirable se donne comme l’envers d’un futur inquiétant, marqué par la fin des ressources naturelles et la généralisation des conflits armés.

Pour en savoir plus :

Fleur Hopkins-Loféron, Voir l’invisible. Histoire visuelle du mouvement merveilleux-scientifique, Paris, Champ Vallon, 2023