Carte Blanche

Malika Rahal : « il y a toujours, dans les familles, une personne qui se sent responsable de l’histoire familiale »

le 16/12/2022 par Malika Rahal , Alice Tillier-Chevallier - modifié le 03/01/2023
Carte blanche à Malika Rahal sur RetroNews - source photographie : copyright Charlotte Krebs

RetroNews lance ses cartes blanches. Pour cette première édition, nous recevons Malika Rahal, spécialiste de l’Algérie contemporaine. Pour RetroNews, elle revient sur son métier d'historienne, sur les chemins qui l'ont conduite à l'histoire, son usage de la presse et plus largement des archives.

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RetroNews : Comment êtes-vous devenue historienne ?

Malika Rahal : Il est difficile d’expliquer comment se décide un métier de vocation… C’est d’ailleurs en rencontrant des témoins dans le cadre de mes recherches que j’ai réalisé qu’il y avait toujours, dans les familles, une personne qui se sentait responsable de l’histoire familiale – et qui n’était ni toujours l’aîné, ni toujours le garçon. Dans ma famille, cette responsabilité par rapport au passé, c’est à moi qu’elle est échue.

Pourtant, le choix de la discipline historique n’allait pas de soi : j’avais commencé des études pluridisciplinaires, mêlant économie, sociologie, histoire, géographie – pour laquelle j’avais d’ailleurs un goût prononcé. Les historiens étaient à mes yeux, à Bordeaux où je faisais mes études, trop conservateurs, plus que les sociologues en tout cas. Étonnamment, je me suis accrochée à l’histoire – peut-être pour lui donner un caractère plus social, plus critique et non fatalement réactionnaire.

Et vous avez fait le choix de l’« histoire du temps présent »… Comment se définit ce champ historique ?

Il s’agit, comme première définition, de l’histoire d’un temps dont les témoins sont encore vivants : l’historien peut les rencontrer, les interviewer, et en retour, ces témoins peuvent le lire, lui répondre, l’appeler au beau milieu de la nuit, voire comme me l’a dit justement Henry Rousso, le poursuivre en justice pour diffamation !

Cette dimension d’histoire orale fait la spécificité de notre discipline au sein de la recherche historique ; elle la rapproche à la fois de la sociologie, de l’anthropologie et du slow journalism. À ceci près que nous sommes encore plus lents que les slow journalists et que nous traitons les témoignages oraux, les tweets et les posts d’une page Facebook avec la même distance critique que nos collègues antiquisants le font pour une inscription romaine ou un tesson de poterie. La particularité de notre travail est que nous sommes co-auteurs des entretiens : la distance critique est moins évidente, mais elle s’apprend. À la différence des journalistes, nos sources aussi, une fois collectées, devraient être intégralement conservées pour constituer un corpus consultable par d'autres.

Avez-vous personnellement été confrontée à des échanges difficiles avec les témoins ?

J’ai eu quelques coups de fil délicats, comme celui passé à la veuve d’Ali Boumendjel avant la publication de la biographie que j’avais écrite sur son mari. J’évoquais ce qui a été présenté par l’armée comme deux tentatives de suicide et dont la deuxième, qui a conduit à sa mort est, en toute certitude, non pas un suicide mais bien un assassinat. En revanche, à l’issue de mes recherches, et au vu de la torture psychologique à laquelle Ali Boumendjel avait été soumis, je ne pouvais exclure que le premier épisode avait été bel et bien une tentative de suicide. Mme Boumendjel, quand je lui en ai fait part au téléphone, m’avait répondu : « Alors, les parachutistes ont gagné ». Pour la famille, la thèse du suicide était exclue et mon hypothèse restait, à ses yeux, difficile à accepter.

Ces témoins attendent-ils donc de l’Histoire une réparation ?

L’Histoire n’est pas la justice, mais il est indéniable que les objectifs des familles ne sont pas ceux des chercheurs et qu’elles nourrissent des attentes qui peuvent être déçues. À nous historiens de prendre toutes les précautions nécessaires pour bien les informer et ne pas leur donner de faux espoirs.

C’est ce que nous avons essayé de faire pour le site 1000autres, consacré aux disparus de ce qui a été bien mal nommé « la bataille d’Alger ». Plutôt que de chercher la preuve des disparitions forcées du côté de l’armée, et en tirant parti de l’expérience des historiens de l’Amérique latine où les listes de disparus n'ont pas attendu les archives militaires pour être constituées, nous avons souhaité nous tourner vers les témoins pour aborder la bataille d’Alger par le vécu des Algérois et la replacer dans une histoire longue des familles.

Le site conçu comme un appel à témoignages est devenu, pour les familles, une sorte de mémorial en ligne, consultable partout et notamment en France, ce qui lui donne à leurs yeux une valeur symbolique forte : le déni est désormais impossible. Cette fonction de monument est un bénéfice involontaire, pour les familles, de notre travail d’historiens.

Au-delà des témoignages, avez-vous accès aux archives pour cette histoire récente ?

Il est très fréquent que les entretiens conduisent les témoins à sortir leurs propres archives : on a ainsi accès à des journaux, des tracts, des documents internes aux groupes de militants, des photos de familles, des lettres – par exemple, pour les disparus de la bataille d'Alger, des réponses de l’administration. On peut alors tirer le fil, rechercher dans les archives de l’administration le courrier initial et croiser les deux types de sources, en profitant de cette complémentarité entre archives privées et archives publiques – quand ces dernières sont accessibles.

Car depuis plusieurs années, malgré les grandes annonces récurrentes sur une meilleure accessibilité des archives en France, nous ne faisons pas de grands progrès. Les recherches des particuliers se heurtent souvent à la très grande technicité du classement en France. Nous sommes ralentis par le manque d’archivistes pour inventorier le contenu de cartons laissés en attente et nous permettre de savoir ce qu'ils contiennent. Certaines archives restent inexplorées : celles de la DST qui concernent l'Algérie – la direction a participé activement aux disparitions forcées – seraient très précieuses, mais à ce jour, elles ne sont pas accessibles. Nous sommes mobilisés en tant qu’historiens pour que la culture des archives se transforme et que des initiatives de guichets citoyens soient relancées pour aider les particuliers à enquêter sur leurs histoires familiales, même lorsqu’elles concernant l’ancien empire colonial.

En Algérie, où est restée une partie des fonds coloniaux, l’accès aux archives est très variable. En ce moment, aux archives nationales, la complexité des démarches les rend presque inaccessibles. Là aussi, les historiens sont mobilisés pour améliorer l’accès.

Et les journaux ?

Même quand les archives sont accessibles, la presse reste l’une des premières sources de l’histoire du temps présent. Celle de 1962, par exemple, aura été une caisse de résonance des émotions qui ont entouré l’indépendance. Après six années d’interdiction de la presse nationaliste, les journaux sont à nouveau autorisés et c’est Alger Républicain, de tendance communiste, qui est le premier à paraître à nouveau.

Son retour en kiosque suscite une très grande émotion, dont le journal lui-même se fait l’écho deux ou trois numéros après : certains Algérois ont pleuré, embrassé le journal, d’autres l’ont placardé au mur pour en faire une lecture collective, témoignant non seulement de l’attachement à ce titre du parti communiste mais aussi de la portée symbolique forte d’une parution qui incarne véritablement la fin de la guerre.

Très vite, à partir de juillet 1962, les journaux voient leur rubrique de petites annonces croître avec d'innombrables recherches de personnes disparues. Ils deviennent alors un outil essentiel de la quête des morts, déroulant le fil macabre de la Guerre d’Indépendance algérienne – des lycéens partis au maquis en vague en 1956 à la répression de la bataille d’Alger ou aux enlèvements d’Européens et d'Algériens en 1962.

Cette histoire du temps présent peut aller jusqu’à l’actualité immédiate, que vous vous employez parfois à décrypter, notamment sur Textures du temps, carnet de recherche en ligne dans lequel vous vous êtes lancée en 2010….

La création de ce carnet de recherche répondait à un objectif de restitution aux témoins, dans une forme plus accessible que les revues savantes, sans barrière payante et en leur offrant la possibilité de réagir. Puis le blog est devenu également un outil de recherche, permettant de toucher de nouveaux témoins, et un espace où, en tant qu’historienne, je peux expliciter certaines résonances historiques, par exemple, lors du mouvement de manifestations du hirak de 2019 : le parallélisme avec les festivités de 1962 était évident, non seulement pour moi, mais également pour tous ceux qui étaient dans la rue. La joie collective, impressionnante, de 2019 semblait réveiller un pays quelque peu endormi et venait réparer le corps collectif des Algériens. Les manifestants faisaient d’ailleurs explicitement allusion à 1962. Au fil des semaines, certains conflits des années 1990 ont été réactivés, notamment lors de la mort d’Abassi Madani, fondateur du Front islamique du Salut : il était indispensable de décoder les références historiques souvent implicites pour aider à saisir ce qui se jouait là.

En donnant une place importante aux témoins, cette histoire récente évolue avec le passage des générations. Quelle est l’histoire qui s’écrit avec les témoins d’aujourd’hui ?

Ceux qui peuvent témoigner désormais de la guerre d’Algérie étaient trop jeunes au moment des faits pour avoir participé aux combats. On assiste donc à l’émergence d’histoires plus intimes, plus familiales, plus locales, notamment des histoires d’enfances. On s’aperçoit aussi que les familles se sont fabriquées leurs propres récits de la guerre, en accumulant ici et là des bribes de savoir. Ce processus narratif sert de sous-bassement à la vie familiale.

La Guerre d'Indépendance algérienne n’a pas l’apanage de ces récits, qui se retrouvent aussi à la suite d’autres guerres qui ont décimé les populations dans des proportions comparables, comme la Première Guerre mondiale ou la Guerre de Sécession. Ces guerres plus anciennes, déjà beaucoup mieux connues, doivent aider à se poser les bonnes questions pour écrire ces pans méconnus de l’histoire de l’Algérie.

Spécialiste de l’Algérie contemporaine, Malika Rahal est chargée de recherche HDR au CNRS, et directrice de l'Institut d'Histoire du Temps Présent. Auteure d’une biographie d’Ali Boumendjel, militant assassiné durant la Bataille d’Alger, en 1957, elle s’est vu décerner en octobre 2022 le Grand prix des Rendez-vous de l'Histoire de Blois pour son dernier ouvrage, Algérie 1962 – Une histoire populaire (éditions La Découverte)