Chronique

Uniformiser la nationalité des Européens au Maghreb, un enjeu français

le 29/08/2022 par Hugo Vermeren
le 23/02/2021 par Hugo Vermeren - modifié le 29/08/2022

À l’égard de la diversité européenne qui résidait en Algérie, en Tunisie et au Maroc, les administrations coloniales menèrent une politique d’assimilation qui se démarqua des formes d’exclusion des populations colonisées. Toutefois cette politique rencontra des résistances.

Cet article est paru initialement sur le site de notre partenaire, le laboratoire d’excellence EHNE (Encyclopédie pour une Histoire nouvelle de l’Europe).

Dans les territoires du Maghreb, au cours des périodes dites coloniales, celles de l’Algérie (1830-1962), de la Tunisie (1881-1956) et du Maroc (1912-1956), la France s’efforce d’homogénéiser les appartenances étatiques. Les catégories nationales sont importées par la France et plaquées sur des groupes d’individus qui, s’ils peuvent être définis par leur allégeance à un État, naviguent bien souvent entre une pluralité d’appartenances et de statuts juridiques.

Ces rattachements ne sont pas nécessairement déterminés par le droit du sol ou le droit du sang. Ainsi, de nombreux Européens relèvent d’un statut hybride, celui de « protégés », qui leur confère, dans le cadre du régime des capitulations, la protection du sultan de l’Empire ottoman ou d’un consul qui n’est pas celui de leur État d’origine.

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Il convient toutefois de distinguer l’Algérie, dont le territoire est divisé en trois départements à partir de 1848 (hors territoires du sud, sous administration militaire), placés sous administration civile et sur lesquels la seule nationalité française est souveraine. Les populations colonisées y possèdent un statut de « sujets français » amputé de la citoyenneté pleine et entière.

En revanche, dans les protectorats tunisien et marocain règne un principe de cosouveraineté avec le maintien des entités étatiques précoloniales. Du point de vue du droit de la nationalité, la Tunisie et le Maroc demeurent pour la France des pays étrangers, comme le rappellent à l’époque les textes de lois et les nombreuses jurisprudences sur le sujet. C’est en partie pour résoudre les conflits d’identification qui concernent les protégés européens, que la nationalité tunisienne est créée en 1914. Au Maroc, la nationalité n’est codifiée qu’en 1958 bien que l’usage du terme soit antérieur.

Des Européens nombreux au Maghreb

S’ils restent minoritaires par rapport aux populations arabes, kabyles et berbères, les Européens s’installent de manière croissante au Maghreb. Sur la longue durée, la colonisation ouvre des brèches pour ces « Européens migrateurs » dont certains fréquentent déjà la région, comme les pêcheurs de corail italiens ou les négociants maltais et espagnols. En Algérie, les Européens recensés sont près de 15 000 au milieu des années 1830, 138 000 en 1851, 615 000 en 1906 et plus de 800 000 en 1931. La même année, 186 500 Européens résident en Tunisie et 160 800 au Maroc.

Ces chiffres sont considérables et témoignent de l’important déplacement depuis l’Europe vers la rive sud de la Méditerranée, sans compter les nombreuses circulations de travailleurs temporaires et saisonniers. La conquête militaire et le maintien de l’ordre d’abord, l’exploitation coloniale des eaux, des sols et des sous-sols ensuite, l’urbanisation croissante et ses besoins en service, le commerce, l’artisanat et le développement de l’industrie enfin, sont autant de moteurs de ces migrations transméditerranéennes.

La population européenne regroupe une grande diversité de profils économiques et sociaux, recomposant de véritables microsociétés européennes, souvent hermétiques aux populations colonisées même si les « zones de contacts » sont nombreuses, en particulier dans les milieux ruraux. Cette minorité européenne est également loin d’être homogène du point de vue des origines géographiques : France, Espagne, Italie, Malte, Grèce sont les principales régions de provenance.

La distribution des « Euro-étrangers » sur les territoires est très inégale : forte concentration espagnole au Maroc et dans le département d’Oran, large dominante italienne et dans une moindre mesure maltaise sur les littoraux de l’Algérie orientale et de la Tunisie.

Ouvrir la nationalité française au plus grand nombre

Face à cette diversité d’appartenances et de nationalités, et surtout face au poids démographique des Espagnols et des Italiens dans certaines régions (par exemple, dans le département d’Oran, en 1881, les étrangers, majoritairement espagnols, représentent plus de la moitié de la population européenne), le pouvoir colonial français affirme sa volonté d’assimiler et de franciser les étrangers européens conformément à la nouvelle orientation donnée à sa politique de peuplement à partir des années 1860.

Est adoptée une législation libérale de la nationalité, en Algérie d’abord, avec l’instauration d’une procédure de naturalisation simplifiée par le sénatus-consulte du 14 juillet 1865, dont les principes ne seront adoptés en métropole qu’en 1927, et par l’application de la loi métropolitaine de 1889 sur le double droit de sol. En Tunisie ensuite, avec le décret du 8 novembre 1921 instaurant le droit du sol pour les étrangers européens et la loi du 20 décembre 1923, qui élargit au protectorat les dispositions algériennes en matière de naturalisation.

Cette ouverture du cercle national hors métropole pousse de nombreux étrangers à solliciter la naturalisation : 23 000 naturalisations individuelles en Algérie entre 1868 et 1898, 24 000 naturalisations en Tunisie entre 1924 et 1933. Enfin, au Maroc, le décret du 29 avril 1920 ouvre la procédure de naturalisation aux étrangers, celui du 8 novembre 1921 instaure le droit du sol pour leurs enfants.

Résistances et jeux d’appartenances

L’adoption de ces lois rencontre plusieurs formes de résistances. De la part des États d’abord, comme l’Italie fasciste qui refuse que ses ressortissants résidant en Tunisie soient concernés par la loi de 1923 et dont les consuls entravent les procédures de naturalisation engagées par leurs ressortissants. La perte de nationaux est souvent perçue par les États comme un recul de leurs intérêts économiques et territoriaux.

Car la naturalisation à marche forcée des Européens étrangers, chrétiens et blancs, qui acte en même temps une démarcation nette à l’encontre des populations colonisées du Maghreb, s’accompagne d’un protectionnisme économique dans de nombreux secteurs d’activités. La nationalité française est comme imposée aux individus comme elle l’avait été collectivement aux populations juives d’Algérie avec le décret Crémieux du 24 octobre 1870. Le ressort utilisé est le même qu’en métropole, celui du protectionnisme qui se traduit par la fermeture de nombreux droits et de nombreuses professions aux étrangers.

Plusieurs travaux historiques ont mis en évidence les usages de la nationalité faits par les étrangers et les étrangères du Maghreb pour contourner ou détourner les législations : naturalisations sans résidence, refus des femmes de suivre la nationalité de leurs maris, accouchement hors du territoire, répudiation de la nationalité par les enfants, etc. Individuellement ou collectivement, les étrangers européens se mobilisèrent pour conserver leur nationalité d’origine. Les « Français du 8 novembre » par exemple, ces Maltais sujets britanniques qui contestèrent le décret tunisien du 8 novembre 1921 qui leur accordait d’office la nationalité française, obtinrent le droit de conserver leur nationalité d’origine.

Au moment des indépendances, les codes de la nationalité adoptés en Tunisie (1956), au Maroc (1958) et en Algérie (1963), sont essentiellement fondés sur le droit du sang et les conditions d’accès pour les non-nationaux sont très restrictives. Les Européens restés au Maghreb, peu nombreux, conserveront pour la plupart la nationalité qu’ils avaient à la veille des Indépendances.

Pour en savoir plus :

Oualdi, M’Hamed, « La nationalité dans le monde arabe des années 1830 aux années 1860 : négocier les appartenances et le droit », in : Revue des mondes musulmans et de la Méditerranée, 137, 2015, p. 13-28

Parolin, Gianluca P., Citizenship in the Arab World. Kin, Religion and Nation-State, Amsterdam, Amsterdam University Press, 2007

Urban, Yerri, L’indigène dans le droit colonial français (1865-1955), Paris, Fondation Varenne, 2011

Hugo Vermeren est historien, spécialiste du Maghreb colonial, des migrations internationales et du fait communautaire italien. Il est l’auteur du livre Les Italiens à Bône. Migration méditerranéenne et colonisation des peuples en Algérie (1865-1940), paru en 2017.