Écho de presse

1788-1791 : la Société des Amis des Noirs face aux esclavagistes

le 18/02/2024 par Pierre Ancery
le 20/02/2019 par Pierre Ancery - modifié le 18/02/2024
« Sonthonax distribue des armes aux esclaves, 29 août 1793 », tableau d'Eddy Jacques - source : Collection Haïti-500 Ans
« Sonthonax distribue des armes aux esclaves, 29 août 1793 », tableau d'Eddy Jacques - source : Collection Haïti-500 Ans

Fondée en 1788, la Société des amis des Noirs militait pour la fin de la traite et l'abolition de l'esclavage. Elle se heurta au puissant lobby des colons esclavagistes, qui l'accusa d'être « anti-française », voire de chercher à « exterminer les Blancs ».

Fondée en février 1788 par Jacques Pierre Brissot, Etienne Clavière et l'abbé Henri Grégoire, la Société des amis des Noirs eut dès le départ la réputation, chez les colons et les partisans de l'esclavage, d'être une société « anti-française ».

 

Modérée (elle n'était pas anticolonialiste), elle se donnait pour but l'égalité des Blancs et des Noirs libres dans les colonies, la fin de la traite des Noirs et l'abolition progressive de l'esclavage.

 

À une époque où elle était quasiment seule à se préoccuper de ces questions, ses idées contribuèrent à populariser l'antiesclavagisme en France et dans les colonies et à légitimer les droits des Noirs et des Métis au sein même de ces populations.

RetroNews c’est plus de 2000 titres de presse française publiés de 1631 à 1952, des contenus éditoriaux mettant en lumière les archives de presse et des outils de recherche avancés.
Une offre unique pour découvrir l’histoire à travers les archives de presse !


Abonnez-vous à RetroNews et accédez à l’intégralité des contenus et fonctionnalités de recherche.

Newsletter

Mais dans un contexte où l'exploitation commerciale des colonies assurait à la France une prospérité économique sans précédent, ce projet se heurta immédiatement aux intérêts des riches colons de Saint-Domingue (Haïti) et des Petites Antilles. Lesquels, regroupés au Club de l'Hôtel de Massiac, s'opposèrent violemment à la Société des amis des Noirs, qui comptait parmi ses membres Condorcet, La Fayette ou encore Mirabeau.

 

La presse de 1789 à 1791 est riche en témoignages de cette violente confrontation. La Société se distingue en effet par ses nombreuses publications en faveur de l'abolition. En août 1789, La Gazette nationale reproduit ainsi un texte de Mirabeau :

« Elle est enfin venue cette époque glorieuse pour la France où ses représentants, dans un acte destiné à rappeler à tous les Peuples leurs droits naturels, inaliénables et sacrés, ont déclaré que tous les hommes naissent et demeurent libres et égaux en droits, que les distinctions sociales ne peuvent être fondées que sur l’utilité commune [...].

 

Ce qu’elle [l'Assemblée nationale] dira aux nègres, ce qu’elle dira aux planteurs, ce qu'elle apprendra à l'Europe entière, c'est qu’il n'y a, c’est qu’il ne peut y avoir ni en France, ni dans aucun pays soumis aux lois de France, d'autres hommes que des hommes libres, que des hommes égaux entre eux ; c'est que tout homme qui en retient un autre dans une servitude involontaire, agit contre la loi , blesse la grande charte nationale, et ne peut plus en espérer ni appui ni protection. »

Commémorations des mémoires de l’esclavage, des traites et leurs abolitions

Entretiens en direct « Sortir de l’esclavage »  

A partir du 13 mai, la BnF propose une série d’entretiens sur le thème « Sortir de l’esclavage » avec des philosophes, chercheurs et personnalités du monde de la culture. Ces entretiens sont diffusés en direct sur la page Facebook de la BnF.

 

Plus d'informations

En décembre 1789, c'est l'abbé Grégoire, membre fondateur de la Société des Amis des Noirs et auteur d'un Mémoire en faveur des gens de couleur ou sang-mêlés de Saint-Domingue et des autres îles françaises de l'Amérique, qui s'exprime dans les Annales patriotiques et littéraires de la France sur les droits des « sang-mêlés », c'est-à-dire des Métis :

« L'exercice des Arts, de la Médecine, de la Chirurgie, leur est interdit ; défense de manger avec les Blancs, d'user des mêmes étoffes que les Blancs, de se servir de voitures comme les Blancs […] ; exclusion de tous les emplois civils et militaires, etc., etc.

 

Tel est le tableau adouci des lois tyranniques de nos colonies ! Et les Blancs parlent de leur bienfaisance envers ces infortunés ! Et de lâches écrivains ont eu la bassesse de justifier ces lois ! […] Quel pays, grand Dieu ! Que celui où les hommes de lettres et les magistrats font les apôtres du brigandage et de la tyrannie !

 

Il est temps d'y mettre un terme, de restituer aux sang-mêlés leurs droits. Vivre n'est rien, […] vivre libre est tout. »

En juin 1790, la Société des Amis des Noirs publie une Adresse aux amis de l'humanité [à lire sur Gallica], puis deux Adresses à l'Assemblée nationale, en février 1790 et mars 1791.

 

Du côté des opposants, la presse publie de multiples récriminations envers la Société émanant des esclavagistes. À partir de 1789, elle est en effet accusée par ses adversaires d'être responsable, par ses publications, des diverses révoltes et agitations d'esclaves qui ont lieu dans les colonies.

 

Ainsi cette lettre d'un colon de Saint-Domingue parue en février 1790 dans la Gazette nationale, et qui résume bien les craintes des esclavagistes, dont la moindre n'est pas de se retrouver décimés par leurs esclaves révoltés :

« Nous sommes dans les plus grandes craintes dans ce pays au sujet des nègres. Est-il possible que la Nation puisse demander leur liberté ? On veut donc renoncer aux colonies, à leurs produits, à la masse d'impôts qui en résulte pour la métropole [...] ? on veut donc mettre tous les colons à la mendicité, et les exposer à être tous égorgés ?

 

Si vos Amis des Noirs n'ont pas voué exclusivement tout leur attachement à cette partie de l'espèce humaine, leur humanité les engagera sans doute à jeter aussi un œil de pitié sur l'immense quantité de leurs concitoyens qui deviendraient la victime du zèle aveugle qui dirige leur société. »

Argument récurrent des esclavagistes : leurs esclaves ne sont pas si malheureux que le prétendent les abolitionnistes, moins, en tout cas, que nombre de paysans français vivant dans la misère, et les rendre à la liberté ne feraient qu'aggraver leurs peines – en plus de coûter cher aux colons.

 

C'est le sens de cette lettre virulente adressée par le député de la noblesse de Saint-Domingue Louis-Marthe Gouy d'Arsy à Brissot, principal animateur de la Société des Amis des Noirs, et publiée dans la Gazette nationale en janvier 1791 :

« Apprenez , J. P. Brissot, que les Noirs que vous chérissez, et qui vous pendraient à cent pieds en l’air si vous paraissiez à Saint-Domingue, n’ont jamais eu d’amis plus officieux, plus tendres, que mes collègues et moi-même ; que j’en porte 500 dans mon cœur ; que je les regarde comme mes enfants, et que j’avais pourvu à tous leurs besoins en santé, en maladie, dans tous les âges, avant de savoir qu’il existât au monde un Brissot, qui se déclarerait un jour leur inutile patron, comme Don Quichotte était celui des orphelins de la Manche.

 

Apprenez que cent mille créoles, en dépit des assertions fausses de nos philolophes à longue vue, s'étaient chargés du bonheur d'un million d’africains, avant que quelques esprits timbrés enfantassent dans leur cerveau creux le damnable projet qui, sous leurs auspices, s'exécute à présent dans nos îles, de faire égorger cent mille citoyens français, en égarant l'esprit faible d’un million d'ouvriers industrieux.

 

Apprenez que la misère et le besoin n’ont jamais été connus dans les colonies, par ce peuple noir qui ne saurait envier la prétendue félicité des mendiants qui couvrent nos campagnes, et qu’il n’appartenait qu’à la propagande de chercher à replonger ces infortunés dans la barbarie de leur pays natal […]. »

« C'est une étrange humanité », dit encore un député du camp esclavagiste en mai 1791, « que celle de la Société des amis des Noirs, qui veut exterminer les blancs. » On les accuse aussi d'être les agents de l'Angleterre en vue de déstabiliser la France.

En août 1791, le grand soulèvement des esclaves de Saint-Domingue leur est reproché. Le 2 décembre 1791, Brissot lance à l'Assemblée nationale :

« On accuse la société des amis des noirs ; eh bien, messieurs, ses principes sont ceux de tous les philosophes ; ils ont imprimé ce qu’ont dit tous les amis de l’humanité ;

 

et si vous voulez faire le procès aux amis des noirs, faites-le à tous les philosophes, faites le procès à la déclaration des droits, l’écrit le plus philosophique qui eût encore paru ; faites le procès à l’assemblée constituante elle-même ; faites le procès aux colons eux-mêmes qui ont juré avec nous, qui ont écrit dans leurs temples : vivre libres ou mourir : voilà la maxime le plus capable de soulever les noirs ; si les écrits peuvent quelque chose sur eux, et si du moins, ils savent lire !

 

Mais je fais plus, je provoque la sévérité des lois contre les amis des noirs ; prouvez-nous que nous avons des correspondances dans les colonies, prouvez-nous que nous y avons envoyés des émissaires, et nous marchons à l’échafaud. (Applaudissements.) »

L'activité de la Société des amis des Noirs déclinera à partir de 1791, ses membres, dont beaucoup faisaient partie de l'Assemblée constituante, étant de plus en plus absorbés par leurs tâches institutionnelles.

 

Brissot sera conduit à l'échafaud en 1793. L'abbé Grégoire poursuivra son combat contre « l'infâme trafic ». L'esclavage sera aboli le 4 février 1794 par la Convention.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Marcel Dorigny et Bernard Gainot, La Société des amis des Noirs, 1788-1799 : contribution à l'histoire de l'abolition de l'esclavage, Éditions de l'Unesco, 1998

 

Marcel Dorigny, Les Abolitions de l'esclavage, Presses Universitaires de France, « Que sais-je ? », 2018

 

Christian Delacampagne, Une histoire de l'esclavage, Le Livre de poche, 2002