Écho de presse

« Des inconnus chez moi » : quand la France blanche rencontrait les tirailleurs sénégalais

le 25/10/2022 par Jean-Marie Pottier
le 24/10/2022 par Jean-Marie Pottier - modifié le 25/10/2022

En 1920, l’artiste-peintre Lucie Cousturier consacre un ouvrage remarqué à ces soldats « coloniaux » à qui elle a appris à lire et écrire dans sa maison du sud de la France, teinté d’un regard critique sur le colonialisme.

Chez Lucie Cousturier, après dîner, c’est l’heure de l’école. Pendant le repas de famille, les élèves envahissent le vestibule de sa maison avec leurs cahiers et livres, occupent déjà la cuisine voire la salle à manger. Une fois le couvert débarrassé, des petites tables sont installées et couvertes de bougies pour qu’ils puissent se mettre au travail, vêtus de leur uniforme bleu et de leur chéchia rouge. 

Car il ne s’agit pas d’écoliers comme les autres : ce sont des tirailleurs sénégalais venus participer aux combats de la Première Guerre mondiale, « des Africains intoxiqués par l’espéranto militaire » à qui cette artiste-peintre, autrice d’études sur les pointillistes, essaie d’apprendre à parler et écrire un autre français. Pour une bonne partie de la France, ce sont alors seulement des « singes », comme le dit crûment un jeune lieutenant de métropole dans Des inconnus chez moi (1920), l’ouvrage qu’elle a tiré de cette expérience. Ou encore des « nègres », terme que, note-t-elle, ils ont peut-être appris à définir comme suit dans une ancienne édition du Larousse : « Race d’hommes à peau noire, inférieure en intelligence à la race blanche dite caucasienne. »

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Depuis 1915, des camps ont été installés dans le sud de la France pour rassembler et entraîner cette « force noire » en attendant sa montée au front. L’un d’entre eux se trouve dans la région de Fréjus, où Lucie Cousturier, son père, son mari, critique d’art et frère du gouverneur colonial Paul Cousturier, et son fils sont installés. Les habitants protestent, s’attendent à ce que ces soldats chapardent fruits et volailles, à ce qu’ils agressent femmes et petites filles. Lucie Cousturier fait part elle-même de sa révolte à la vue des forêts d’oliviers qu’on détruit près de chez elle pour faire place nette à un camp militaire. 

« Les victimes ne sont-elles pas mes amis ? N’est-il pas quelque chose à faire pour elles ? Je ne trouve que de la haine à vouer aux soldats nègres qui les remplaceront.

Aurais-je pu croire, ce jour-là, que précisément ces tirailleurs noirs seraient assez peu soldats, assez vivants, pour remplacer des arbres ? Qu’ils le seraient au point que leur départ pour la guerre, un an après, me causerait les mêmes remords que l’immolation des beaux oliviers ? »

Par l’entremise d’officiers, Lucie Cousturier fait plus ample connaissance avec les tirailleurs. Pendant des mois, elle les accueille chez elle, leur apprend à lire et écrire, correspond après leur départ au front. 

Elle entretient avec eux une relation quasi-maternelle : en 2001, lors de la réédition de son livre, l’historien Philippe Dewitte y verra le symbole du passage d’une partie de la France du « racisme de l’ignorance et de la peur » au « paternalisme », certes « pesant », qui lui valut des comparaisons avec ce classique américain qu’est La Case de l’oncle Tom de Harriet Beecher Stowe. Quelques mois après sa mort en juin 1925, René Maran, le premier lauréat noir du Goncourt, saluera la mémoire de celle qui a « si bien pénétré l’âme de nos frères humains, ces nègres méprisés et dédaignés, chair à canon involontaire, soumise à l’infrangible orgueil d’un esclavage sans merci ».

À sa sortie déjà, Des inconnus chez moi est plutôt favorablement accueilli par la presse dans ses diverses sensibilités et ressentis. Dans le quotidien socialiste Le Populaire, l’autrice Renée Dunan se montre ainsi sensible à l’aspect critique d’un livre « plein de sève, de sensibilité et de profondeur », qui contient « des idées profondes et aiguës sur l’art, la vérité, la politique, l’armée, la guerre ». Le critique du Figaro, l’académicien Henri de Régnier, se montre tout aussi élogieux, mais différemment, de la façon dont l’autrice « montre ces Sénégalais, ces Toucouleurs, ces Bambaras [...] en la mélancolie de leur exil, en leur héroïque enfantillage, en leur naïveté de primitifs ». Dans sa lignée, l’écrivain franco-suisse Binet-Valmer, futur militant de l’Action française et Croix-de-Feu, y verra même dix-huit mois après sa publication une certaine défense du colonialisme :

« Il faut que l’on se penche sur le dévouement de ceux que les Lyautey, les Gouraud, les Marchand, les Mangin, ont acquis à notre cause en les civilisant. 

Il faut étudier le livre de Mme Lucie Cousturier afin de mériter davantage l’affection de nos amis les Africains, splendides soldats qui ont protégé l’Île-de- France. »

Une remarque qui offre un drôle d’écho à un dialogue de l’autrice avec le lieutenant Sandré, un officier de métropole :

« Confidentiellement, il ajoute encore :

– Au fond, moi, je ne sais pas pourquoi on ne les a pas laissés chez eux ; car, enfin, je suis bien embarrassé quand il faut que je leur explique pourquoi ils sont ici. Pour défendre qui ? Leurs bienfaiteurs ? »

Bien accueilli, Des inconnus chez moi ne passe pas loin d’être primé. À l’automne 1920, le livre se retrouve sur les listes de pronostics des principaux prix littéraires mais n’est finalement cité que lors du tour préliminaire de scrutin du Goncourt et obtient une voix lors du tour final d’attribution du Fémina.

Quelques jours plus tard, l’académicien Goncourt Lucien Descaves, auteur du roman antimilitariste Les Sous-offs (1889), qui ne participe jamais au déjeuner chez Drouant mais a fait parvenir son vote, prend la plume. Il déplore que ses collègues n’aient pas précisé que Des inconnus chez moi, « le meilleur roman paru dans l’année », avait obtenu une voix : la sienne. Il ne se faisait pas d’illusion sur le fait qu’il ne serait pas sacré mais avait obtenu des assurances sur le fait que le Fémina lui était promis. À tort : Lucie Cousturier aurait été victime de la réputation antimilitariste de son livre.

« Ainsi, nous en sommes encore là !

Il n’en est pas moins vrai que ce livre restera et sera lu, lorsqu’on ne lira plus depuis longtemps la plupart des livres dont on a parlé ces jours-ci. C’est un témoignage, le témoignage de l’intelligence unie à la bonté.

Des milliers de noirs sont venus mourir pour nous défendre. J’aime mieux ce livre sur leur tombe qu’une croix de bois. Le bois se dessèche ; le livre refleurit chaque fois qu’on l’ouvre. 

Des généraux se sont illustrés en broyant du noir. Il est bon qu’une femme s’honore en pleurant dessus. »

Si Lucie Cousturier entretient de bonnes relations avec les officiers dépeints dans son livre, ce dernier regorge en effet de critiques du colonialisme et de la guerre. Elle raconte ses discussions avec des soldats malgaches qui lui ont décrit (« Moi, jamais engager. Ils sont forcer moi pour faire soldat ») comment on leur a imposé d’entrer dans l’armée sous peine de prison pour leur famille. Elle compare les relations de l’officier et du tirailleur à celles d’un propriétaire et de son chien de garde ou d’une fermière au porcelet orphelin qu’elle nourrit au biberon pour mieux l’engraisser. 

Elle veut bien, certes, dire que la société française est « plus forte » que celle des colonisés mais alors comme « celle des Anglais, qui jouent si bien au football, surpasse la nôtre ». Elle qui écrira bientôt dans Le Paria, un journal anticolonialiste lié au PCF, espère que les « prochains dieux » seront plus doux pour les « nègres » :

« Qu’ils se nomment “communisme”, ou d’un autre nom, ils ne sauraient avoir autant d’âpreté que leurs devanciers. »

L’évocation des innombrables tirailleurs tombés au front après être passés par sa classe donne lieu à ses plus violentes tirades. C’est le cas de Gueye Saer, l’ordonnance du lieutenant Sandré, mort le 15 août 1917 :

« Qui donc me laissait là, sous des roses, et envoyait mourir le léger poète Saër Gueye ? Je dis bien : mourir, pas : se battre. Saër, notre esclave, ne pouvait se battre contre le militarisme prussien, ennemi de la liberté des peuples.

Qui l’envoie donc ? Ces grotesques personnages chamarrés qu’on voit déambuler dans les films d’actualité ? Qui encore ? Ces goinfres qui commandent la presse ? Ces misérables qui l’alimentent ? » 

Ou de N’Golo Trahoré, « l’agneau de [sa] classe », un jeune caporal tombé le 16 juillet 1918 : 

« S’il a été, comme on le veut, mon défenseur, je n’en suis pas fière. Mais que penser de ceux qui lui ont commandé de marcher pour la France et pour le Sénégal ?

La patrie de N’Golo, et les nouveau-nés n’en ont pas d’autre, c’est la chaleur solaire et maternelle que personne n’a menacées. »

Ce regard critique sur le colonialisme, Lucie Cousturier aura, à la fin de sa vie, l’occasion de l’exprimer de manière encore plus officielle. En 1921, elle est mandatée par Albert Sarraut, le ministre des Colonies, pour étudier le statut des femmes indigènes dans les colonies de l’Afrique-Occidentale française. Un voyage qui, relève l’historien Pierre Bouvier, débouche sur un rapport « peu du goût des autorités », qui y voient « la condamnation la plus sévère de l’effort accompli par la France en A.O.F. »

Elle en tirera aussi un ouvrage en deux tomes, parus quelques mois avant sa mort en juin 1925, et dont le titre réplique celui de son premier livre : Mes inconnus chez eux.