Interview

La prostitution coloniale au Maghreb, histoire d'une réalité taboue

le par

Femmes d'Alger, estampe d'Eugène Delacroix, circa 1850 - source : Gallica-BnF

La conquête coloniale du Maghreb par l'empire français s'est accompagnée d'un accaparement sexuel des femmes, qui a notamment permis l'assujettissement de la société entière. Une réalité longtemps occultée des deux côtés de la frontière coloniale.

Dès son arrivée au Maghreb, la France a mis en place un système réglementariste destiné à encadrer et organiser la prostitution, plaçant ainsi les femmes, catégorisées sous l'appellation de « filles soumises », sous le joug du colonisateur. Un accaparement sexuel accompagné d’autres formes de prédation : économiques, politiques, culturelles et religieuses... Pourtant, cette forme « intime » d’accaparement a été longtemps passée sous silence.

Comment a été mis en place ce système dans le Maghreb colonial ? En quoi a-t-il été un élément fondamental de contrôle et d’assujettissement de la société tout entière ? Comment les femmes ont-elles résisté ? Réponses avec l'historienne Christelle Taraud, spécialiste du genre et de la sexualité en contexte colonial, auteure notamment de La Prostitution coloniale. Algérie, Tunisie, Maroc, 1830-1962

Propos recueillis par Marina Bellot

RetroNews : Sous quelles formes la prostitution existait-elle au Maghreb avant l’invasion française ? 

Christelle Taraud : Jusqu’à la colonisation de l’Algérie qui débute en 1830, il y avait peu de prostituées stricto sensu parce qu’il existait d'autres modes, licites, de régulation de la sexualité masculine. D'abord la polygamie, qui permettait d'épouser quatre femmes, ensuite le concubinage légal (souvent avec une esclave qui pouvait être ensuite affranchie, en particulier si elle donnait naissance à un héritier mâle), et enfin la courtisanerie traditionnelle, notamment en milieu urbain. Ce monde de la courtisanerie féminine est assez extraordinaire et très peu connu : les courtisanes étaient, en effet, des femmes libres et souvent érudites. Elles portaient d’ailleurs le nom d’Almées, ce qui peut se traduire de l’arabe au français en « femmes savantes ». Ces femmes étaient essentielles aux sociabilités masculines urbaines.

Quant à la prostitution proprement dite, elle était interdite par la loi religieuse et limitée à des populations circonscrites : les hommes qui n’avaient pas les moyens d’épouser une femme ou bien de s’acheter une esclave, ceux qui étaient pourvus d’une déficience physique ou mentale, visible immédiatement, qui aurait pu entacher le futur de la lignée (le devoir de maternité et de production d’héritiers « sains » reposant, ici comme ailleurs, sur les femmes avant tout), et enfin ceux que les archives maghrébines elles-mêmes appelaient les « pervers » : c’est-à-dire la minorité d’hommes qui, sans aucune raison sociologique ou économique, faisaient le choix de se rendre chez des prostituées...  Parmi celles-ci – dont on sait en général fort peu de choses du fait que les archives sont très peu parlantes à leur propos - il y avait cependant un certain nombre de femmes en « rupture de ban » : rupture souvent liée à des violences intrafamiliales, que celles-ci aient lieu dans leur propre famille ou dans celle de leur époux après le mariage.

Quand on peut accéder à la (trop rare) parole de ces femmes, on retrouve chez elles une volonté nette d'échapper aux violences mais aussi de prendre leur destin en main. Au départ, dans l'acte qui conduit à la prostitution, il y a parfois une volonté d’émancipation très claire. Mais le système réglementariste, dans lequel les femmes vont souvent être incorporées dès les débuts de la conquête, n'est certainement...

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