Interview

« La photographie a été l’un des outils de la domination coloniale »

le 29/11/2022 par Daniel Foliard, Marina Bellot
le 26/01/2021 par Daniel Foliard, Marina Bellot - modifié le 29/11/2022

Dès la fin du XIXe siècle, l'appareil photo a été l'un des instruments privilégiés de l'expansion de l'Europe, servant non seulement à la documenter mais aussi à contrôler les populations colonisées. Entretien avec l'historien Daniel Foliard autour de son ouvrage Combattre, punir, photographier.

RetroNews : Comme vous le relevez dans votre livre, on s'imagine souvent que les conflits d'avant la Grande Guerre n'ont pas été documentés par la photographie, alors qu'en réalité, ils l’ont été dès la fin du XIXe. Peut-on considérer que l'appareil photo, dès lors qu'il devient abordable, devient aussi l’un des outils de l'expansion coloniale des Occidentaux ? 

Daniel Foliard : Il y a vraiment une articulation intime entre les deux. Dans les espaces où l’expansion des empires coloniaux est la plus intense, on va trouver des officiers, des médecins et des correspondants envoyés par des journaux pour couvrir des campagnes militaires qui vont utiliser très tôt la photographie de manière pionnière et parfois expérimentale. Ce sont des situations où l'équilibre des forces est très favorable aux forces mobilisées par les Européens, au point où il devient possible de prendre des photographies de combat pour certains participants. Les conflits qui éclatent régulièrement à la fin du XIXe siècle sur la frontière nord des Indes, dans le Pakistan actuel, donnent lieu à des couvertures photographiques qui seront extrêmement novatrices en termes esthétiques. On retrouve très tôt, dès les années 1860, des images en prise directe avec la bataille dans des albums privés.

Très vite, il va apparaître à beaucoup d’acteurs de l’expansion des empires coloniaux européens que la photographie est effectivement un outil. Tout d’abord parce qu’elle permet de construire une image de la colonisation qui soit encadrée par la technologie. La photographie d’une campagne publiée dans la presse de l’époque ne documente pas seulement des événements. Elle est en elle-même l’incarnation d’une modernité proclamée. On le voit bien dans la masse de photographies prises par les membres de la fameuse mission Marchand (1896-1898). On y documente une Afrique exoticisée, perçue comme primitive, mais avec un medium, la photographie, qui exprime en contraste une autre forme de supériorité supposée des Européens. De grands coloniaux comme Hubert Lyautey en France ou George Curzon en Grande-Bretagne vont ainsi très tôt comprendre l'utilité de la photographie comme outil de communication en direction des métropoles impériales.

Mais la photographie est aussi utilisée comme un outil au niveau local, dans les espaces colonisés ou en cours de colonisation. Cela peut passer par des expérimentations en matière d’identification de chefs ou de rebelles. Dans plusieurs cas, il s’agit aussi tout simplement d’utiliser l’appareil photographique lui-même comme une manifestation de la technologie et du pouvoir occidental. Les récits de l’époque regorgent ainsi de clichés sur des populations terrifiées par la présence de la chambre noire, parfois confondue avec une arme.

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Précisément, quels sont l'objectif et la destination de ces photos ?

Il existe différents niveaux de circulation et d'utilisation. Une même image va avoir plusieurs significations en fonction de son insertion dans un album ou dans la presse – métropolitaine comme coloniale. Une large part de la production privée vise à construire une mémoire, un récit des expériences coloniales et guerrières. De nombreux officiers vont entretenir une relation presque compulsive à la photo, et vont accumuler d’albums d'énormes quantités de plaques. Le général d’armée Henri Gouraud (1867-1946) rapporte 10 000 plaques photographiques dont beaucoup documentent sa carrière d’officier colonial. C'est considérable. Nombre d’individus impliqués d’une manière ou d’une autre dans le processus d’expansion coloniale  vont choisir de documenter ce qui s’apparente à un moment exceptionnel dans leur vie.

Au début, il s’agit plutôt de ceux qui ont des revenus assez élevés pour se payer du matériel et les moyens de circuler avec. Mais à mesure que la photographie devient plus abordable et plus facile à utiliser – Kodak sort son appareil Brownie, très abordable, en 1900 – des soldats du rang vont saisir l'opportunité d’enregistrer leurs propres expériences. Le phénomène est particulièrement spectaculaire chez les Britanniques lors de la seconde guerre des Boers (1899-1902), où des dizaines de milliers d’appareils et bien plus de clichés circulent parmi les troupes. Dans certains cas, cela vient compenser une absence d'écriture. Pour une partie de ce personnel militaire qui a sans doute moins de facilité avec l'écrit que leurs officiers, la photographie devient parfois un moyen d'inscrire sa mémoire par la vision plutôt que par l’écrit, le journal intime.

Il faut aussi souligner qu’il existe un marché pour des photographies prises sur des lieux d’expansion coloniale agressive. Soldats, officiers, explorateurs, missionnaires trouvent souvent l'opportunité de vendre des clichés, à des journaux notamment. Plusieurs des membres de l’expédition militaire britannique au Tibet de 1903-1904 sont armés d’un Kodak ou d’un équivalent. Certains d’entre eux vont chercher à vendre des clichés envoyés, hors de tout contrôle de leur hiérarchie, en Grande-Bretagne par exemple. Ce n'est évidemment pas de l'information visuelle immédiate car il faut parfois plusieurs semaines pour que les négatifs parviennent en Europe, mais il y a un lien entre le développement de la photographie amateur et la couverture journalistique qui se développe. Et donc, il y a toute une masse un peu cachée.

Le livre essaie d'explorer cette masse difficilement visible et jette des jalons pour reconstruire ces réseaux de circulation et l’économie de cette production, qui est en fait très conséquente. En outre, comme je l’ai souligné plus tôt, l’un des publics envisagés se situe bien sûr dans les espaces de l’expansion coloniale. L’un des grands objectifs est donc aussi d’utiliser la photographie comme l’un des outils du contrôle et de la domination.

Les liens entre violence et images sont au cœur de votre livre. Comment la photo va-t-elle servir d'instruments complémentaires au contrôle et à la répression dans les colonies ?

La photographie crée une sorte de continuum entre les différents moments du choc de l'expansion : le moment de la conquête, le moment ce qu’on appelle avec euphémisme la « pacification », puis les épisodes qui voient se succéder révoltes et répressions. Elle accompagne et enregistre ces phases et, par sa présence souvent invasive, matérialise un lien entre ces temps qui ne sont, au fond, pas si différents l’un de l’autre. La violence et la coercition s’expriment simplement différemment.

Pour comprendre comment la photographie, en tant qu’image mais aussi, encore une fois, en tant que mécanique visible aux yeux de ceux qu’on va combattre ou punir, on peut prendre l’exemple de l’affaire de Denshawi (Égypte) en 1906. Des soldats britanniques partis chasser des pigeons furent repoussés par les villageois qui les élevaient. L’un des militaires mourut d’un coup de chaleur lors de sa fuite et plusieurs des habitants de Denshawi furent arrêtés, jugés puis exécutés quelque temps plus tard. Vue la nationalité des victimes, une juridiction spécifique s’appliqua et les autorités organisèrent la pendaison aux abords du village, pratique spectaculaire liant le lieu du crime et celui de la punition qui avait alors complètement disparu en Grande-Bretagne. De façon informelle, les soldats britanniques qui encadrèrent la scène laissèrent plusieurs photographes couvrir le châtiment. Des clichés parvinrent rapidement à Londres pour être publiés dans la presse en une mise en images publique de l’ « ordre » rétabli. Mais il faut aussi souligner à quel point l'appareil photographique fut partie prenante de la punition : la tragédie se déroule dans le monde musulman qui entretient alors un rapport complexe à la photographie. On voit d’ailleurs sur les photos qui sont publiées dans les journaux les femmes des condamnés se cachant, fuyant l’objectif.

Un autre exemple frappant est celui de Bambatha, qui mène l’une des dernières grandes résistances zouloues à l’empire britannique en 1906, en Afrique du Sud. Les troupes britanniques et locales vont tuer près de 600 personnes en quelques dizaines de minute. Le cadavre de Bambatha est décapité et sa tête montrée aux populations locales pour signifier la défaite. Une photographie est prise puis développée à destination cette fois d’un public local, mais dans la même logique. De façon significative dans ce cas, certains des proches du chef défunt refusent alors la preuve européenne et mécanique. On raconte que Bambatha a pu fuir et survivre : l’articulation entre violence et photographie peut ainsi être neutralisée et la victimisation surmontée.

Ce n’est pas un cas isolé. On retrouve le même type de pratiques à plusieurs endroits, en Afrique et ailleurs. Des photographies matérialisant la défaite sont produites pour une circulation sur place. Mais c’est très dur à documenter parce que ce sont des photos qui, souvent, sont perdues, cachées, et qu'il faut exhumer.

Toutefois la photographie a aussi servi à dénoncer les conflits. Par qui, et avec quelle efficacité ?

S’il ne faut pas exagérer l’importance du médium photographique à l’époque par rapport à d’autres supports (écrit, dessin, gravure), il faut retenir que les guerres coloniales et leurs conséquences ne sont pas invisibles pour les Français et les Britanniques comme pour les opinions publiques des autres puissances coloniales. Ce type de thématique est même assez populaire au tournant du XXe siècle. Or certains des acteurs qui vont prendre ces photographies et les faire n'ont pas toujours conscience de l'impact qu'elles pourrait avoir face à un public beaucoup plus varié que, par exemple, celui d'une société coloniale qui est en train de se créer, où des formes de distinctions raciales très marquées peuvent rendre l’existence d’images brutales assez peu problématiques. Il faut comprendre qu’il est dans la nature même de la photographie d’avoir un sens très instable. Un même cliché peut très vite prendre une signification radicalement différente de celle que son créateur lui attribue au départ.

On a plusieurs exemples de basculement de ce type dès les années 1890 qui se transforment en véritables scandales photographiques. C’est le cas des photographies du massacre de Bakel (1891). Joannès Barbier, un photographe qui accompagne des officiers français lors du conflit contre l’empire toucouleur, réalise plusieurs vues particulièrement dures de la mort de supposés fuyards de l’armée ennemie. Elles sont apparemment destinées à rejoindre les albums privés des militaires. Des tirages sont ensuite envoyés assez imprudemment au frère du photographe en France qui les vend au journal L'Illustration. Ce titre, peu critique de la politique coloniale pourtant à ce moment-là, va publier un article acide contre les pratiques de l’armée  en Afrique de l'Ouest en l’accompagnant de gravures d’après les photographies terribles de Barbier. Par le biais de la photographie, on peut ainsi voir surgir une multiplicité de résistances et de contre-discours, à la fois en Europe et dans les colonies.

Or il existe une tendance, dans l'histoire française, à considérer ces premières contradictions aux colonialismes modernes comme étant minoritaires et désordonnées. Elles sont en réalité beaucoup plus audibles et structurées qu’on ne le pense. Très tôt la construction d'un discours, visuel notamment, se développe contre certaines politiques impériales – même si c'est encore plus vrai en Grande-Bretagne qu'en France. Au Royaume-Uni, l’utilisation de la photographie pour dénoncer des atrocités dans l’empire s’inscrit dans une longue tradition, cultivée notamment par les protestants évangéliques. Dès la fin du XVIIIe, ils mobilisent la gravure et l’imprimé pour montrer et critiquer ce qu’ils considèrent comme des choses inacceptables comme le maintien de l'esclavage, les violences coloniales ou encore certains rituels jugés comme obscurantistes comme le sati dans les Indes, où la veuve se jette dans le bûcher funéraire du défunt. Ils mobilisent des images très frappantes, où le spectaculaire et la violence sont instrumentalisés pour rendre leurs campagnes plus efficaces. Des décennies plus tard, l’une des campagnes de dénonciation par la photographie les plus précoces, celle des mains coupées du Congo belge, est en partie le fait de missionnaires.

Certes, on observe des exceptions à cette logique, comme au Maroc à partir de 1907, où les opérations menées par des troupes françaises et coloniales sont documentées de façon très directe. Mais c'est alors un choix. Il s’agit de projeter l’image de l'armée française agressive, capable d’aller au feu au moment où l'Allemagne devient un adversaire de plus en plus menaçant. En règle générale toutefois, les discours réformistes en matière coloniale se développent à partir du milieu des années 1900, en partie en réaction à cette prise de conscience que la première phase coloniale a été très brutale, très déstabilisatrice. Le contrôle des images devient plus fort.

Aujourd'hui, la photo est-elle prise en compte à sa juste valeur en tant qu’archive ? Y a-t-il encore beaucoup à faire pour explorer les albums, les collections d'images ? Vous parlez d'une vaste matière noire archivale…

Depuis que le livre est sorti, j’ai eu des retours de lecteurs et c'est étonnant de voir combien de fonds familiaux surgissent, qui sont loin d'être purement anecdotiques ou inutilisables. La question, c'est précisément comment les exploiter, comment traiter cette matière. On peut imaginer énormément d’approches possibles, toutes susceptibles d’écrire de l’histoire avec la photographie et non pas simplement comme illustration. Une des pistes que je tente de poursuivre, c'est celle de l'intelligence artificielle et les outils qui doivent permettre de traiter de grandes quantités d'images. Il est possible notamment de reconstruire les circulations d'une même image même en l’absence de documentation écrite. Il est aussi possible par ce biais de retrouver des régularités, des sous-genres structurés, des obsessions visuelles. Toutes ces informations permettent de mieux connaître les usages et les imaginaires liés à ces productions visuelles.

Pour le faire, il faut pleinement se saisir des outils théoriques souvent développés en Allemagne, aux États-Unis et en Grande-Bretagne où l’image tient parfois une place plus importante qu’en France. C'est encore une matière qui reste à traiter dans son intégralité pour faire l’histoire de la période coloniale. La photographie permet notamment de compléter et de déstabiliser les archives écrites, européennes et souvent circulaires, afin de documenter des angles morts et de retrouver une histoire à plusieurs voix. Car il ne faut pas oublier que la production photographique locale constitue une autre masse encore inexploitée. Le livre mentionne plusieurs des pionniers de la photographie en Afrique et en Asie dont l’œuvre permet de ne pas observer le temps colonial avec une seule optique, centrée sur l’Europe. En Inde, la fondation Alkazi conserve par exemple une énorme masse de photos vernaculaires. De tels fonds permettent à la fois de visualiser, mais aussi de raconter des histoires différentes.

Comment utiliser ces photographies montrant des atrocités pour pouvoir les penser et faire histoire ?

Il faut tout d’abord ne pas considérer que l’image extrême écrase toute possibilité d’analyse. La violence photographiée provoque bien sûr une émotion. Mais on peut, et doit à mon avis, dépasser ce premier temps. Car rouvrir de tels dossiers permet aussi de neutraliser la part la plus sombre de ces documents et, au fond, de casser en partie leur pouvoir de victimisation. Sinon on perd par exemple de vue comment une photographie d'atrocité peut très vite se transformer en un document anticolonial. Certaines des vues des pendus de Denshawi que j'évoquais plus tôt, furent publiées dans un pamphlet en arabe qui circula en Égypte et peut-être dans l’empire ottoman. Ces clichés, a priori outils de domination, furent donc réinventés pour dénoncer l’impérialisme britannique. De tels processus restent invisibles si l’on n’embrasse pas la photographie comme une archive essentielle et complexe et si l’on n'essaie pas d’aller exhumer ces documents visuels parfois un peu écrasés par l’archive écrite, mais toujours dépendants d’elle. 

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Daniel Foliard est maître de conférences en civilisation britannique à l’université Paris Ouest Nanterre. Il travaille sur la façon dont l’image, notamment photographique, a accompagné l’expansion de l’influence européenne au XIXe siècle et au début du XXe siècle. Son ouvrage Combattre, punir, photographier est paru aux éditions La Découverte en 2020.