Interview

L’école dans les colonies françaises, un instrument de domination ?

le 25/02/2021 par Carole Reynaud-Paligot , Arnaud Pagès - modifié le 29/11/2022
Religieuse enseignant à des enfants nord-africains, illustration de L. Mouligné, circa 1890 - source : Réseau Canopé-Creative Commons
Religieuse enseignant à des enfants nord-africains, illustration de L. Mouligné, circa 1890 - source : Réseau Canopé-Creative Commons

De la première moitié du XIXe siècle aux années 1960, l'école de la République a enseigné à des centaines de milliers d'enfants en AOF, en Afrique du Nord et en Indochine. Corollaire de la « mission civilisatrice », un tel projet éducatif avait-il pour but de former des citoyens ou de conquérir les esprits ?

Diplômée de l'Institut d'études politiques de Grenoble et de l’EHESS, Carole Reynaud-Paligot est historienne et professeur d'Histoire et de sociologie à l'université de Bourgogne. Elle est également chercheuse au Centre de recherche en histoire du XIXe siècle.

On lui doit notamment La République raciale 1860-1930 en 2006, Races, racisme et antiracisme dans les années 1930 en 2007 et De l’identité nationale en 2011, toutes parues aux Presses universitaires de France. Dans L'École aux colonies, qui vient de paraître aux éditions du Champ Vallon, elle décrypte les mécanismes pluriels et paradoxaux de l'enseignement pendant la période coloniale et les effets de « racialisation » des populations colonisées.

Propos recueillis par Arnaud Pagès

RetroNews : A quel moment le système éducatif a-t-il été mis en place dans les colonies ?

Carole Reynaud-Paligot : Dès 1816, lorsque les français reprennent possession du Sénégal, Louis XVIII envoie sur place des militaires, du personnel administratif, des scientifiques, et un instituteur, qui s'appelle Jean Dard, afin de créer la première école publique à Saint-Louis. C'est symbolique. Dès le départ, il y a une volonté de civiliser les « Indigènes ». Mais qu'entend-on par civiliser ? En réalité, la dimension philanthropique passe au second plan. Il s'agit avant tout d'une conception utilitariste de l'éducation.

C'est-à-dire ?

L'école est pensée pour être l'auxiliaire de la conquête coloniale. Il faut diffuser la langue française pour pouvoir communiquer avec les colonisés afin que ceux-ci aident à l'exploitation des territoires conquis. Il fallait que ces hommes et femmes soient parties prenantes pour fournir matières premières et produits agricoles à la France. Il était très important également de leur transmettre le « goût » des Européens. Ils devaient apprécier et consommer les produits français. Ces objectifs sont restés les mêmes sous tous les régimes politiques.

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Cette école était-elle obligatoire ?

Elle l'a été uniquement pour les enfants de colons français et seulement à partir de 1883 avec les lois Jules Ferry. Le caractère obligatoire de l'instruction ne concernait pas les indigènes, sauf si le gouverneur général en décidait autrement pour sa circonscription, mais ce cas de figure n'est jamais advenu.

En quoi consistaient les programmes scolaires ? 

Ils étaient extrêmement simples. C'était un savoir tout ce qu'il y a de plus basique. La France avait besoin de main-d'œuvre, et notamment d'ouvriers agricoles... Pour cela, quelques rudiments de français, un peu de calcul, un peu d'hygiène et un peu de civilisation étaient suffisants. Il fallait également transmettre l'amour de la patrie colonisatrice.

Assez vite cependant, un projet un peu plus ambitieux a vu le jour. Il s'agissait de former une petite élite destinée à occuper des emplois dans les secteurs du commerce et de l'administration, mais toujours dans une position subalterne... Assez vite également, l'idée de former en priorité les fils de chefs a pris forme. Le but était qu'ils puissent servir d'appui à l'expansion coloniale.

La fameuse « méritocratie » républicaine ne s'appliquait donc pas.

Non, en effet. Mais il y a eu certaines évolutions notables... Sous la IIIe République, les écoles régionales, qui étaient l'équivalent du collège, ont vu voir le jour, puis plus tard, après la seconde guerre mondiale, la France a développé un enseignement technique supérieur, notamment en AOF, pour répondre à une demande grandissante en personnels formés. Il fallait par ailleurs compenser la dette du sang car les tirailleurs sénégalais s'étaient courageusement battus sur les champs de bataille.

Une constante a cependant demeuré... L'école coloniale avait un fonctionnement schizophrénique. D'un côté, il ne fallait pas trop instruire par peur que les colonisés ne remettent en cause leur domination. De l'autre, il fallait donner satisfaction à ceux qui aspiraient à profiter de l'enseignement français par peur des mouvements de révolte. Il y a toujours eu  l'école des Français, et ce deuxième réseau, l'école des Indigènes.

Peut-on dire qu’il s’agissait d’un système éducatif pratiquant la ségrégation ?

Oui, car c'était le cas. Et paradoxalement, la France ne voulait pas être accusée de cela. Rappelons qu'il faudra attendre les années 1950 pour que le principe de l'égal accès à l'éducation soit établi ; notamment parce qu'à partir des années 1910, les colonisés ont manifesté une frustration grandissante car ils n'acceptaient plus ce fonctionnement. Ils aspiraient au même enseignement.

Petit à petit, l'administration coloniale a desserré l'étau. Certains jeunes ont alors manifesté le désir d'aller faire des études universitaires en France, mais les bourses étaient accordées avec parcimonie et à la suite d’un examen implacable de chaque dossier. Ce fut le cas notamment pour Léopold Sédar Senghor, qui a pu devenir agrégé de grammaire après avoir étudié à  la faculté des lettres de l'université de Paris. Mais pour cela, il a dû faire une demande de citoyenneté car il était considéré, en métropole, comme un « sujet » français.

Quel bilan peut-on tirer de ce processus d’éducation coloniale ?  

L'école dans les colonies aura surtout permis d'asseoir la domination des colonisateurs. Finalement, il n'aura jamais été question de « former des citoyens éclairés » mais plutôt de simples auxiliaires à la domination française. Il faut souligner que les populations indigènes n'ont été que très partiellement instruites... Au lendemain de l'indépendance, le taux d'analphabétisme était de 85 % en Algérie. Et en 1946, Senghor dénonçait le fait que seulement un enfant sur 24 était scolarisé en AOF.

Pour autant, il faut nuancer... Il ne faut pas oublier qu'il y a eu des positions divergentes et de nombreux débats. Georges Hardy par exemple, un agrégé d'histoire et de géographie qui a été administrateur colonial en Algérie, en AOF et au Maroc, est connu pour avoir été le partisan d'une école très rudimentaire sans accès à l'enseignement secondaire. D'autres administrateurs ont, en revanche, œuvré en sens inverse.

L'École aux colonies de Carole Reynaud-Paligot est publié aux éditions du Champ Vallon.