Interview

Corps noirs, médecins blancs : la science au service des préjugés raciaux

le 01/07/2021 par Delphine Peiretti-Courtis, Marina Bellot - modifié le 09/07/2021
Femmes et enfants mauritaniens en compagnie d'une médecin française, circa 1930 - source : Agence de la France d'outre-mer-Institut français d'Afrique noire
Femmes et enfants mauritaniens en compagnie d'une médecin française, circa 1930 - source : Agence de la France d'outre-mer-Institut français d'Afrique noire

Pendant deux siècles, les préjugés raciaux ont été érigés en vérités scientifiques. En mettant en lumière les mécanismes de construction de ces stéréotypes, l'historienne Delphine Peiretti-Courtis montre comment le corps noir est devenu un « outil de la colonisation ».
 

RetroNews : À partir de quand l’épiderme noir se voit-il affublé d’une identité particulière ? Quelles particularités physiques, morales, intellectuelles y sont associées ?

Delphine Peiretti-Courtis : La couleur noire se voit assigner une identité particulière notamment à partir de la réinterprétation biblique de la Malédiction de Cham. Dans la Genèse, Cham, l’un des trois fils de Noé, aurait été maudit et condamné à servir ses frères parce qu’il aurait regardé l’ivresse et la nudité de son père alors que ses frères auraient détourné le regard. Cette malédiction incarne, à l’origine, le péché présent en tout homme mais progressivement, durant le Moyen Âge, on commence à associer Cham à la couleur noire. C’est véritablement au moment des Grandes découvertes puis de l’esclavage que Cham est associé à l’Afrique et que l’idée d’un « peuple maudit » et donc condamné à l’esclavage est consacrée. L’épiderme de couleur noire est alors associé à l’idée d’asservissement.

Aux XVIIe et XVIIIe siècles, se diffusent, sous la plume d’esclavagistes, de grands planteurs et de missionnaires religieux, d’autres préjugés qui vont servir à l’exploitation des populations noires : la force, la robustesse, l'endurance…  On retrouve ensuite, chez les abolitionnistes des Lumières, d’autres stéréotypes, certes plus laudatifs mais toujours essentialisants : l’idée du bon sauvage chez Rousseau par exemple, de la pureté d’âme, de l’innocence desdits « sauvages ». C’est à ce moment-là que l’on assigne aux populations africaines un caractère bon-enfant que l’on retrouvera jusque dans les publicités contemporaines, comme Banania. 

C’est la science, à partir du milieu du XVIIIe et surtout au XIXe, qui va rationaliser ce savoir, authentifier ces préjugés en les érigeant au rang de vérités. C'est un moment où les études sur les races humaines se développent. Les populations noires africaines vont susciter le plus l'intérêt des naturalistes, des médecins puis des anthropologues car elles incarnent une altérité extrême face à ce qu’ils considèrent comme la « norme blanche ». 

Précisons que, dès l’Antiquité, on retrouve des préjugés qui seront ensuite relayés au XIXe siècle comme celui du sexe surdimensionné de l’homme noir alors utilisé pour animaliser les Éthiopiens. Le XIXe siècle entérine ces stéréotypes sur la base de conjectures. L’idée principale dans les textes savants est que le corps, ses manifestations et ses passions prédomineraient chez les populations noires africaines, tandis que pour la « race blanche » ce sont l’esprit, la rationalité, l’intelligence qui prédomineraient – surtout chez les hommes, les femmes étant associées de ce point de vue aux « indigènes ». 

Comment ces préjugés se transforment-ils en prétendus savoirs scientifiques au XIXesiècle ? 

Au XIXe siècle, on dépasse la théorie des climats et la théorie humorale qui étaient présentées, parmi d’autres facteurs, comme étant à l’origine des différences entre les humains. Les médecins, les anatomistes, les chirurgiens vont d’abord s'appuyer sur les récits d'explorateurs puis les travaux de naturalistes pour étudier l’humanité. A partir du début du XIXe siècle, on tente de prouver les différences entre les populations par des études jugées empiriques. L'anatomie comparée et les dissections sont présentées comme des moyens de prouver les spécificités raciales. La théorie précède l’étude, et l’étude la valide.

La dominante du poids du chiffre dans ce siècle du positivisme entraîne le développement d'une nouvelle science : l'anthropométrie, la mensuration des corps. Des médecins dans des laboratoires parisiens, puis sur le terrain dans les colonies, multiplient ces mesures. Là encore, il s’agit de démontrer les divergences physiques, morales, intellectuelles entre les populations. Il y a alors des intérêts scientifiques propres en jeu, des controverses très importantes entre ceux qui croient en l'existence de plusieurs espèces humaines, les polygénistes, et ceux qui croient au contraire en l’existence d'une seule espèce humaine, les monogénistes. On s’intéresse d’abord à la couleur de peau puis au crâne, aux membres, aux organes, à la couleur du sang, aux groupes sanguins, aux muscles, aux os…

En 1922, par exemple, un médecin de brousse pratiquant l’ostéologie, l’étude des os, analyse le col du fémur de trois individus peuls, d’Afrique de l’Ouest. Il en conclut, dans une revue scientifique à grande audience, à la paresse propre à ce peuple : l’ouverture du col de fémur témoignerait du fait qu’ils resteraient assis toute la journée… Ainsi une étude à partir d’un échantillon très restreint, sur la base de trois individus seulement, semble valider le préjugé commun de l’Africain indolent, paresseux. On voit bien comment le préjugé précède l'étude. Il faut attendre le milieu du XXe siècle pour que les scientifiques invalident les théories sur les races humaines et prouvent, grâce à la génétique, que l'humanité partage son patrimoine génétique à 99,9 %.
 

 

Quelles conséquences la doctrine évolutionniste qui apparaît au XIXesiècle a-t-elle sur la conception de la médecine ? 

La doctrine évolutionniste influence les médecins, monogénistes surtout, qui vont percevoir les différences humaines en termes d’évolution et de hiérarchie. La théorie de l'évolution contribue ainsi à entériner, pour beaucoup, la conception selon laquelle il existerait des populations supérieures et d’autres inférieures. Darwin lui-même n’a pas formulé la thèse du chainon manquant, mais de nombreux scientifiques s’appuient sur la doctrine évolutionniste pour conférer à la « race noire » une place inférieure sur l’échelle de l’humanité et considérer certains peuples africains comme les chaînons manquants entre le singe et l’homme blanc.

Les scientifiques tentent notamment d'étudier l’intelligence, par l'étude des crânes, avec le prisme de cette pensée évolutionniste, en expliquant que la supposée infériorité des populations noires africaines ne serait pas immuable. Ainsi, selon eux, l’apport de la civilisation pourrait permettre à ces êtres de s’élever au rang de la « race blanche ». La science vient ainsi justifier la politique coloniale. On retrouve là les liens avec le célèbre discours de Jules Ferry en 1885, dans lequel il parle du devoir de civiliser les « races inférieures ». Ces thèses scientifiques et l’idée d’un devoir de civilisation vont être reprises par les politiques et diffusées dans l'enseignement jusque très tard : on les retrouve dans des manuels scolaires jusqu'en 1950 !  

 

 

Concrètement, comment les médecins pénètrent-ils les milieux africains et servent-ils le projet colonial ?

Les médecins pénètrent les milieux africains de manière progressive. Au départ, ce sont des médecins de la marine qui accostent sur les côtes africaines, puis des médecins coloniaux qui s’engagent dans l'intérieur des terres. Ils s'installent dans des dispensaires en « brousse » ou dans les hôpitaux des grandes villes telles que Dakar, où ils collaborent au début du XXe siècle avec un personnel africain recruté au sein de l’Assistance médicale indigène. Ils pénètrent également les milieux africains par des tournées « en brousse », à l’intérieur des terres, développent des campagnes de dépistage et de vaccination et assurent des visites auprès des mères et de leurs nourrissons.

On considère alors que les médecins sont là pour connaître et soigner ces populations afin d’assurer la viabilité du projet colonial. Les médecins coloniaux vont se charger eux-mêmes d’être les auxiliaires indispensables du projet colonial.

 

Des voix s'élèvent-elles en vue de dénoncer les usages politiques de la science ? Et si oui, avec quelle audience ?

De manière régulière, tout au long du XIXesiècle, des voix de médecins s'élèvent pour remettre en cause le discours dominant et mettre en avant d’autres facteurs, comme la culture ou le climat pour expliquer les divergences entre les êtres… Ils s’insurgent ensuite contre le fait d’utiliser la science pour mettre sous tutelle des populations. Ces voix auront peu d'audience au cours du XIXe siècle et pourtant ce sont parfois des médecins renommés qui s’expriment pour réfuter, par exemple, la théorie selon laquelle la taille du crâne serait liée à l’intelligence.

Cependant elles commencent à se faire entendre dans la première moitié du XXe siècle. Les médecins de terrain eux-mêmes commencent à critiquer cette « mission civilisatrice », dans le sillage du député Georges Clemenceau qui en dénonce le caractère fallacieux, et prennent peu à peu conscience des intérêts politiques qui se cachent derrière leur mission. Ces voix seront reconnues et validées après 1945, quand les usages de la science et du concept de race à des fins génocidaires auront été découvertes et dénoncées.
 

Comment expliquer que de nombreux préjugés raciaux perdurent dans les marges en dépit des avancées scientifiques ?

Ces nombreux préjugés raciaux perdurent selon moi parce que l'effort de déconstruction n’a pas été engagé avec la même ferveur que cela a été fait lors de leur construction et de leur validation, pendant plus d’un siècle et demi. De nombreux vecteurs de diffusion du savoir et de la connaissance ont été utilisés pour relayer ces préjugés et ont pénétré en profondeur la société. En connaissant les finalités politiques, scientifiques et économiques qui ont présidé à la construction de ces préjugés, en abordant de front l'origine de certains, comme l’animalisation des femmes et des hommes noirs que l’on peut encore constater – dans les stades de football par exemple –, on pourrait déconstruire efficacement ces préjugés.

Agrégée et docteure en histoire, Delphine Peiretti-Courtis est enseignante à l'université d'Aix-Marseille et membre du laboratoire TELEMMe. Ses recherches portent sur la construction des stéréotypes raciaux et sexuels sur les corps noirs au sein de la littérature médicale. Son ouvrage Corps noirs et médecins blancs est paru aux éditions La Découverte en mai 2021.