Interview

« Colonisations, notre histoire » : d’aujourd’hui aux « mondes d’avant »

Sous la surveillance des colons, binage à la houe (la daba) d'un champ d'arachides par des travailleurs voltaïques de la station agricole de Bobo-Dioulasso en 1909 - Source : Gallica-BnF

Pour battre en brèche les clichés attachés à la colonisation, plus de 250 chercheurs se sont rassemblés sous la direction de l’historien Pierre Singaravélou pour produire un état des lieux des connaissances actuelles sur le fait colonial. Partant des héritages actuels, Colonisations. Notre histoire remonte le fil jusqu’à la période dite « pré-coloniale ».

Professeur d’histoire contemporaine à l’Université Paris 1 Panthéon-Sorbonne, Pierre Singaravélou est spécialiste de l’histoire des empires, du fait colonial et de la mondialisation aux XIXe et XXe siècles. Il est notamment l’auteur de Fantômes du Louvre. Les musées disparus du XIXe siècle (Louvre éditions/Hazan, 2023), Tianjin Cosmopolis. Une autre histoire de la mondialisation (Seuil, 2017), Pour une histoire des possibles (avec Quentin Deluermoz, Seuil, 2016), et a notamment dirigé Histoire du monde au XIXe siècle (avec Sylvain Venayre, Fayard, 2017).

Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier.

RetroNews : Cette vaste somme destinée au grand public, rassemblant 268 contributeurs et près de 1000 pages, était-elle une nécessité en 2023 ?

Pierre Singaravélou : Depuis de nombreuses années, l’histoire coloniale suscite de nombreuses controverses et fait l’objet d’une instrumentalisation politique croissante. Le plus souvent, elle est évoquée en termes de bilan comptable, à la fois dissymétrique – tourné vers les aspects « positifs » de la colonisation – et moralisateur, reprenant peu ou prou les catégories en usage à l’époque coloniale, comme celle de « mission civilisatrice ». Dans ce débat, les voix des historiennes et des historiens sont relativement inaudibles…

Or depuis trente ans, le travail de recherche a été considérable, à la fois dans le domaine de l’histoire mais aussi, au-delà, dans toutes les sciences sociales (études littéraires, anthropologie, géographie, sociologie, etc.) ainsi que dans la création contemporaine, à travers les romanciers et les artistes qui ont mis en lumière de nouveaux objets d’investigation. Il était donc essentiel à nos yeux de rendre accessible au plus grand nombre cette histoire du fait colonial telle qu’elle s’écrit, et de combler le fossé qui n’a cessé de se creuser au fil des ans entre les simplifications médiatiques et l’état de la recherche.

C’est un véritable changement de focale qui s’est opéré ces dernières années…

Un nombre croissant de chercheuses et de chercheurs ont en effet inversé le regard pour ne plus étudier la colonisation uniquement du point de vue des colonisateurs, des métropoles, et, au sein des métropoles, plus particulièrement des capitales – au premier rang desquelles Londres et Paris – où a été écrite l’histoire officielle de la colonisation. Il ne s’agit bien évidemment pas de réécrire l’histoire, mais bien plutôt de la compléter, de redonner une voix aux sans voix, comme le font les Subaltern Studies indiennes depuis les années 1980, d’étudier « par le bas » la domination coloniale dans les villages et les campagnes, et d’analyser les résistances comme les formes d’adaptation ou d’accommodement.

Ce changement de perspective va de pair avec l’exploitation de sources qui étaient négligées jusque-là. Au lieu de se contenter des seules archives produites par les colonisateurs européens, il faut se plonger dans les sources vernaculaires. Ce qui suppose de maîtriser les langues (arabe, wolof, bambara, tamoul, quoc ngu, créoles, etc.) et de bien c...

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