En plongeant dans les registres de la Martinique, l’historienne Jessica Balguy a découvert qu’au côté de nombreux « indemnitaires » blancs, se trouvait un nombre non négligeable de propriétaires de couleur, eux-mêmes anciens esclaves affranchis ou descendants d’esclaves. Elle a patiemment remonté le fil de leurs histoires pour mieux comprendre la réalité de la société coloniale esclavagiste.
Propos recueillis par Alice Tillier-Chevallier
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RetroNews : À quel moment émerge l’idée d’indemniser les anciens propriétaires d’esclaves ?
Jessica Balguy : Rien de tel n’avait été envisagé lors de la première abolition, en 1794. C’est dans les années 1830, au moment où le mouvement abolitionniste français reprend de l’ampleur, que cette idée se développe, dans le sillage de l’abolition anglaise de 1833, qui était elle-même assortie d’une compensation financière.
Le principe d’une indemnisation ne fait cependant pas consensus : pour un certain nombre d’abolitionnistes, que l’on peut qualifier d’humanistes, elle n’a pas de raison d’être, dans la mesure où la propriété de l’Homme par l’Homme est fondamentalement illégitime. D’autres se fondent sur le droit de propriété pour la justifier : l’abolition est assimilée à une expropriation par l’État. À cet argument juridique les colons ajoutent la menace de la perte des colonies : ils se posent en garants de l’ordre colonial et insistent sur le risque de leur dépérissement social, moral et économique suite à l’abolition. L’indemnité est alors présentée comme le moyen d’assurer la transition du travail forcé au travail rémunéré.
La position des abolitionnistes a pu varier. C’est le cas de Victor Schoelcher, d’abord hostile à l’idée, mais qui finit par voir dans l’indemnisation un outil permettant de mettre fin à l’esclavage. Comme le dit l’historienne Frédérique Beauvois qui a étudié les débats parlementaires de ces années-là, l’indemnité devient finalement la condition sine qua non de l’abolition. Elle est d’ailleurs mentionnée dès le décret d’avril 1848 – dans son article 5 – alors même que la loi d’indemnisation elle-même ne sera votée qu’un an plus tard.
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Comment l’indemnisation est-elle mise en œuvre ?
Si le principe est acquis, il faut d’abord fixer son montant et sa répartition. Quelques rares voix évoquent, au détour d’une phrase – par exemple le député Cyrille Bissette – l’idée d’indemniser non seulement les anciens propriétaires d’esclaves, mais également les nouveaux libres. Seuls les propriétaires seront au final concernés par l’indemnité. Domine alors l’idée selon laquelle, pour les anciens esclaves, l’abolition est, en elle-même, une réparation, et qu’elle suffit…
Pour fixer le montant de l’indemnité, une commission dédiée s’ouvre à Paris en juin 1848 et se lance dans les calculs. Il s’agit d’abord de compter le nombre total d’esclaves et de savoir si l’on prend en compte les « improductifs » », enfants et personnes âgées, ou encore les captifs arrivés illégalement après l’abolition de la traite de 1831... Se fondant, à partir des sondages réalisés dans les actes notariés, sur une valeur moyenne d’achat de 1 000 F par esclave, la commission aboutit à une somme astronomique – irrecevable et finalement revue à la baisse. La loi d’avril 1849 retient un montant de 126 millions de francs : 6 millions seront versés en numéraire la première année, le reste sous forme de rente échelonnée sur 20 ans.
L’objectif officiel de cette indemnité est de permettre aux colonies de se réorganiser, maintenir les colons sur les terres, rémunérer les travailleurs et également permettre aux anciens propriétaires d’esclaves de solder leurs dettes. Une partie de la somme est allouée à la création de banques coloniales. Des annonces, parues au Journal officiel, appellent les propriétaires à venir, auprès des bureaux de l’indemnité créées à partir de 1849-1850, faire reconnaître leurs droits. Si leur demande est acceptée, ils sont alors inscrits sur les registres de l’indemnité.
C’est en étudiant précisément les registres de la Martinique que vous avez découvert qu’une part non négligeable de ces « indemnitaires » étaient des libres de couleur – affranchis ou descendants d’affranchis. Ils avaient donc été eux-mêmes propriétaires d’esclaves… Cette réalité était-elle déjà connue ?
L’existence de propriétaires de couleur ne correspond évidemment pas aux représentations collectives du maître d’esclaves incarné par le colon blanc. Mais cette réalité n’était pas complètement ignorée non plus : elle était mentionnée par certains historiens, mais sans être interrogée ou approfondie.
Les registres de l’indemnité offrent une opportunité formidable d’étudier ce groupe de libres de couleur, et j’en ai fait l’objet de ma thèse : j’ai cherché à retracer, à partir de cette liste et en la croisant avec d’autres sources – notariales notamment –, leur histoire à la fois collective et individuelle.
J’ai pu établir, en me fondant sur un échantillonnage aléatoire de ces registres qui comptent des milliers de noms, qu’ils représentaient 35 % des indemnitaires.
Malgré tout, ce chiffre doit être considéré avec prudence. Il faut se méfier de l’effet-loupe que peut produire mon étude sur un groupe qui reste malgré tout marginal : les propriétaires de couleur ne sont pas de « grands » propriétaires ; le plus souvent, ils n’ont qu’un petit nombre d’esclaves. Cette possession ne les met pas non plus à égalité avec les colons blancs. La hiérarchie raciale, qui place les Blancs en haut de l’échelle sociale et les Noirs tout en bas, n’est pas remise en cause. Les libres de couleurs propriétaires d’esclaves subissent eux-mêmes des discriminations.
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Comment comprendre néanmoins que des affranchis ou des descendants d’affranchis aient pu eux-mêmes participer au système esclavagiste ?
Il faut éviter tout jugement anachronique, et bien comprendre le fonctionnement des sociétés coloniales esclavagistes. Le travail servile était au cœur de tout un système économique : il était donc dans « l’ordre des choses » qu’un affranchi qui devenait artisan aille lui-même acheter un esclave et le fasse travailler.
Par ailleurs, avoir des esclaves est aussi un moyen de faire valoir son statut de libre, et c’est un argument que l’on retrouve dans les sources : si l’on possède des esclaves, c’est donc que l’on n’est pas soi-même esclave !
Déclarer sur une feuille de dénombrement la possession d’un esclave permet donc de justifier de sa propre liberté, par exemple quand on est simplement « libre de fait ». Cette appellation regroupe des affranchis, libérés par leur maître, qui n’a cependant pas payé la taxe leur permettant d’être reconnus comme tels par l’administration (celle-ci existe jusqu’en 1831) ; ils gardent donc un statut vulnérable et s’exposent par exemple au fait d’être jugés comme des esclaves s’ils sont arrêtés par la police.
La possession d’esclaves peut être aussi un moyen de faire valoir ses droits politiques : si en 1833 la charte coloniale ouvre aux libres de couleur une égalité théorique avec les Blancs, celle-ci reste conditionnée au cens, qui est plus élevé qu’en métropole, et qui repose sur la propriété. Or aux Antilles, être propriétaire, c’est avant tout avoir des esclaves !
Parmi toutes les trajectoires de vie que vous avez pu reconstituer, certaines vous ont-elles particulièrement marquée ?
J’ai retrouvé, au nombre des indemnitaires, le premier libre de couleur à être entré, en 1845, au Conseil colonial de la Martinique. S’il pénètre dans cette instance très conservatrice, c’est qu’il peut justifier de la propriété nécessaire. L’achat d’une habitation sucrière – et de sa trentaine d’esclaves – lui a permis de faire un saut dans la hiérarchie coloniale et d’être accueilli – non sans méfiance – dans les sociabilités blanches. Derrière ce statut prestigieux d’habitant sucrier se cache néanmoins une réalité moins glorieuse : son habitation est en mauvais état et il a dû fortement s’endetter pour l’acquérir.
Autre profil très intéressant : celui d’un libre de couleur qui se bat pour l’abolition et fait notamment circuler une pétition, en 1847, à tous les propriétaires de couleur de sa connaissance. Or lui-même était propriétaire d’un esclave qui était son domestique. Alignant ses actes et ses convictions, il procède à son affranchissement précisément cette année-là.
Je pense aussi à cette femme qui avait noté sur sa feuille de dénombrement posséder une esclave. Il s’avère, quand elle la fait reconnaître comme libre quelques semaines plus tard, que ladite esclave était une petite fille de 7 ans : on peut imaginer qu’il s’agissait en réalité tout simplement de sa fille, libre de fait, mais pourtant inscrite comme esclave…
Les femmes sont-elles nombreuses parmi les indemnitaires ?
C’est là une autre surprise réservée par ces registres : les femmes – blanches ou de couleur – sont bien plus nombreuses que ce que l’imaginaire attaché au système esclavagiste donnerait à penser. Elles représentent 50 % d’entre eux. Les actes notariés eux-mêmes montrent à quel point elles sont actives dans les ventes et les achats. Est-ce le résultat de stratégies ? d’alliances ? de transferts de la part d’hommes endettés cherchant à échapper à leurs créanciers ? Cette étude reste encore à écrire.
En tout état de cause, on voit bien que derrière les sources administratives, derrière les déclarations officielles comme celles des dénombrements se cache souvent une réalité bien différente. C’est elle que nous avons voulu rendre accessible à tous en mettant en ligne la base de données issue des registres d’indemnité sur le site Esclavages & Indemnités. Nous espérons qu’elle contribuera à une meilleure compréhension de l’histoire des Antilles.
Pour en savoir plus
Jessica Balguy est post-doctorante au Center for Black European Studies and the Atlantic à la Carnegie Mellon University (Pittsburgh, États-Unis). Elle est l’autrice de Indemniser l’esclavage en 1848 ? Débats dans l’empire français du XIXe siècle (éditions Khartala, 2020).
Ecrit par
Alice Tillier-Chevallier est journaliste indépendante. Spécialisée en histoire, patrimoine et éducation, elle collabore notamment à Archéologia et à la revue Le Français dans le monde.