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Les Amazones du Dahomey, ancêtres de Wonder Woman ?

le par - modifié le 23/08/2020
le par - modifié le 23/08/2020

Wonder Woman est l’un des nombreux personnages inspirés du mythe antique des Amazones. Mais à bien y regarder, la super-héroïne américaine incarne une expression tardive, et même détournée, d’une fascination occidentale pour ces guerrières.

À compter du milieu du XIXe siècle, on note dans la presse une profusion d’articles consacrés aux Amazones du royaume ouest-africain du Dahomey (actuel Bénin), troupe de guerrières bien réelles, publiés au fur et à mesure que les explorateurs puis les colonisateurs européens s’intéressent à la  région.

La Gazette nationale du 23 octobre 1847 est ainsi l’un des premiers à évoquer ces combattantes que le journal décrit déjà comme une « singularité ».

En Angleterre, le voyageur Richard Burton publie en 1864 un ouvrage, A mission to Gelele, king of Dahome, où il est largement  question desdites Amazones, y compris dans une illustration visible sur Gallica. Au fur et à mesure du découpage de l’Afrique entre les différents empires coloniaux, les troupes françaises s’approchent de plus en plus des frontières du Dahomey. De manière concomitante, la presse hexagonale consacre à ses guerrières de plus en plus d’articles, comme Le Petit Journal sur sa page de Une du 23 septembre 1876 où l’on peut lire :

« Nous avions lu dans les historiens de l’Antiquité que les peuples de l’Asie faisaient combattre les femmes.

Les amazones ont existé aussi en Afrique ; on cite également des bataillons de femmes guerrières dans l’histoire de Bohème, au huitième siècle de notre ère. Depuis lors, à part les héroïnes comme Jeanne d’Arc et Jeanne Hachette, les femmes ont délaissé les armes et se sont vouées aux travaux de la paix.

Les corps d’amazones n’existent que parmi les peuplades sauvages de l’intérieur de l’Afrique. […] L’intrépidité des femmes ne fait pas question.

Le difficile est de les plier à la discipline mais, quand elles ont appris à obéir, les femmes sont extrêmement redoutables elles poussent tout à l’excès l’amour, la haine, la bravoure.

Telles doivent être les amazones du Dahomey. »

On le voit, pour l’auteur de cet article, la présence d’une caste de guerrières est liée à la primitivité, qu’elle se place sur une échelle temporelle (dans l’Antiquité, au Moyen Âge) ou spatiale (au cœur de l’Afrique, loin des côtes en partie colonisées). Comme nous l’avions déjà remarqué dans un texte consacré aux diverses « Jeanne d’Arc » célébrées dans la presse française, plus une société est considérée comme archaïque, plus elle a ainsi de chance « d’abriter des combattantes ».

Cette idée, que l’on retrouve dès l’Antiquité durant laquelle les auteurs savants considéraient les Amazones comme des « barbares » (notamment Justin au IIIe siècle, puis Isidore de Séville au VIIe siècle), est particulièrement en vogue en Europe depuis la diffusion du Droit maternel (1861), essai du Suisse Johann Jakob Bachofen qui voit dans la primauté de la mère et de la femme un symbole de sauvagerie et, a contrario, l’apparition du patriarcat un signe de civilisation.

Comme l’explique La République française du 6 avril 1880 :

« Bachofen soutient que partout la mère a été le pivot de la famille primitive, et que la parenté maternelle a seule dominé dans le monde pondant une immense durée ;

il prouve qu’elle règne encore aux bas échelons du règne humain, et qu’on en discerne les vestiges dans les croyances, les mythes et les lois dos races supérieures. »

Les récits antiques mettant en scène les Amazones seraient donc l’expression d’une sauvagerie primitive que l’on retrouve dans une Afrique qu’il faut civiliser. Ce processus, vu comme nécessaire, est achevé au Dahomey à partir de 1890 lorsque les troupes coloniales françaises se heurtent au roi Behanzin et à son corps de guerrières.

Les journaux, y compris de gauche, se font l’écho de cette lutte vue comme civilisatrice. On peut ainsi lire en page de Une du Parti Ouvrier du 15 février 1890, organe de presse socialiste :

« L’Afrique gardera longtemps encore ses secrets. Si ses côtes sont connues, si le drapeau des nations civilisées flotte sur ses rives, l’immense continent reste impénétrable, et ne semble pas vouloir de sitôt nous découvrir ses merveilles.

Témoin le Dahomey, dont les explorateurs nous ont conté les curiosités étranges ; les amazones gardiennes du sultan sanguinaire, les sacrifices humains et les tristes caravanes d’esclaves, impossibles à réprimer jusqu’à ce jour. […] 

Le Dahomey possède, cependant, sa note gaie, son bataillon d’amazones, chastes gardiennes du sultan qui forment la majeure partie de l’armée permanente du noir et cruel royaume. […]

On les dit plus cruelles encore que les hommes, chassant devant elles les prisonniers voués aux supplices effroyables. »

Ou quelques mois plus tôt, dans le journal anticlérical La Lanterne :

« Si les amazones sont vraiment chastes et si surtout elles continuent à l’être, on peut prévoir dans un temps donné l’anéantissement de la race dahomienne, qui ne compte déjà que 100 habitants par lieue carrée de superficie.

Il faut avouer que ce ne serait pas un grand malheur au point de vue de la civilisation. »

La barbarie supposée des Amazones du Dahomey se retrouve dans l’iconographie. On peut ainsi voir, dans le supplément illustré du Petit Parisien du 16 mars 1890, une composition représentant les diverses phases de la première guerre que mène la France face au royaume africain.

On aperçoit au centre de l’image, entourées de scènes macabres censées montrer la cruauté de Behanzin, des Amazones tenant à bout de bras les têtes tranchées de leurs ennemis, arborant des casques à cornes (très certainement fictives) qui les renvoient soit au stéréotype barbare des Vikings, soit à celui des démons ou du diable. Dans les deux cas, ces femmes sont animalisées et servent à incarner la « sauvagerie » supposée du Dahomey.

D’ailleurs, preuve de leur importance pour appuyer ce discours, elles sont présentes sur trois des six images composant la Une du Petit Parisien.

Notons que le dessinateur du Petit Parisien s’est directement inspiré d’une iconographie publiée la veille en Une du Monde Illustré où l’on voit à nouveau trois Amazones du Dahomey dans une pose similaire avec, au centre de la composition, l’une d’entre elles en train de brandir la tête tranchée d’un ennemi. Seules différences notables : Le Monde Illustré dépeint des guerrières sans casque à cornes, mais avec le sein gauche découvert.

Cette image montre bien que les Amazones ne sont pas uniquement le symbole d’une barbarie à maîtriser. Elles sont également l’objet d’une fascination sexuelle. Pour le comprendre, il faut reprendre l’article de La République française du 6 avril 1880 où l’on peut lire :

« Tout ce que nous respectons, pureté de la jeune fille, chasteté de la femme ; tout ce que nous condamnons, violence, vénalité, adultère, inceste, n’a aucun sens pour la plupart des sauvages.

“Les relations régulières entre les sexes sont le produit de l’évolution.” »

On retrouve cette idée d’une sexualité féminine barbare et hors du contrôle masculin dans les descriptions fascinées des Amazones que l’on peut lire dans divers journaux. Le Figaro du 3 janvier 1891 fait appel à l’imagerie orientaliste d’un Levant lascif en évoquant « les cinq mille vierges du Dahomey », ces Amazones du royaume où le « harem » s’est transformé en « caserne ».

Le 19 avril 1908, Comœdia va plus loin en parlant des « amazones du Dahomey se ruant, la poitrine nue, jusque sur les baïonnettes de nos fusils à longue portée » phrase qui peut être lue tant au sens littéral que figuré.

Les Amazones sont donc hyper sexualisées, ce qui donne à leur défaite une double portée : triomphe du colonisateur sur la « sauvagerie », mais aussi victoire et conquête sexuelle sous-entendue, du mâle sur l’espèce la plus redoutable et la plus sauvages des femmes. Plus rien ne peut donc contester la primauté de l’homme occidental. Symbole d’une apothéose de la virilité blanche, les Amazones sont largement exhibées en Occident, et particulièrement en France, dans des zoos humains, chaque fois suscitant une importante production d’images, notamment dans la presse à grand tirage.

En février 1891, Le Monde illustré publie une iconographie montrant une « exposition » de combattantes dahoméennes pieds nus, fusils brandis, que des hommes européens regardent au second plan comme des objets de curiosité et, possiblement, de désir.

Le même mois, Le Petit Journal consacre lui aussi une image pleine page aux guerrières africaines.

Les affiches faisant la publicité de ces zoos humains sexualisent aussi les Amazones, comme celle-ci annonçant en 1889 une « exposition d’ethnographie coloniale » au Champ de Mars à Paris, où l’on voit au premier plan une combattante, signifiée par son armement, dépeinte les seins nues alors qu’au second plan on aperçoit nombre de ses compagnes, chargeant sans le moindre vêtement pour leur couvrir le torse.

Devant elles, un homme noir, agenouillé, vaincu, montre que l’Afrique « sauvage » est bel et bien un monde à l’envers, une société matriarcale, et de fait primitive.

Les conquêtes du Dahomey en 1892 (la capitale du royaume est prise par les troupes coloniales en novembre de cette année) suscitent également des spectacles, notamment au théâtre de la Porte Saint-Martin, où les Amazones occupent une place de choix.

Sur une affiche qui l’annonce, on insiste, sans surprise, sur la nudité de ces guerrières, comme on peut le voir ici. La composition oppose d’ailleurs nettement l’ordre masculin blanc des soldats français vêtus d’uniformes clairs (en bas) et le « désordre sauvage » féminin noir en haut.

La littérature pour la jeunesse n’est pas aussi explicite, mais propose un discours du même ordre en usant de nombreux sous-entendus. Dans La Conquête du Dahomey, on peut ainsi lire que les Amazones sont « toutes jeunes, assez gentilles, souvent peu vêtues, mais bien équipées ».

Lorsque la conquête coloniale s’achève et qu’il n’y a plus de société sur lesquelles projeter le fantasme des Amazones, les auteurs occidentaux en invente de nouvelles complètement imaginaires. En s’inspirant de la mode des mondes perdus (terre creuse, île oubliée, etc.), le feuilletoniste populaire Jean de la Hire, créateur de l’un des premiers super-héros modernes, le Nyctalope, publie en 1930 le roman Les Amazones, qui paraît entre le 25 juin 1932 et le 12 septembre 1932 dans La Petite Gironde.

Ici, le mythe grec n’est pas déplacé dans une Afrique sauvage, mais au cœur de l’Amazonie, dans une vallée perdue où vit une société de femmes. Descendantes des guerrières de l’Antiquité, elles ont survécu en tissant un immense réseau secret de par le monde et en enlevant les jeunes hommes les plus brillants pour se reproduire.

Dans cette version, les Amazones ne manient pas les sabres des combattantes du Dahomey, mais ont accès à une technologie bien plus avancée que les pays occidentaux. Cette nation de science-fiction n’en est pas moins barbare pour de la Hire, auteur conservateur farouchement anticommuniste. La reine athée Thalestris gouverne d’une main de fer grâce à une police politique renvoyant au régime soviétique, tandis que les mâles qui se révoltent sont soit assassinés, soit soumis à des expériences de vivisection.

Comme l’explique de la Hire par la bouche de la souveraine, ce sont les hommes qui sont responsables des progrès politiques du XIXe et XXe siècles.

« Eh bien, non ! Votre civilisation occidentale, dont vous pourrissez déjà toute la terre, les femmes du petit royaume d’Amazonie n’en veulent pas et n’en voudront jamais.

Et comme chez vous et dans toute l’Europe et dans toute l’Amérique, ce sont les hommes qui ont inventé toutes ces sottises qui s’appellent l’Instruction obligatoire pour tous, le suffrage universel, l’égalité, la liberté… »

Mais le lecteur des années 1930 peut être rassuré. L’arrivée de héros venus d’Europe, menés par des Français, finit par rétablir l’ordre patriarcal et donc, dans l’esprit de l’auteur, la civilisation.

De la Hire reprend également à son compte l’hyper-sexualisation de ces Amazones. Celles-ci sont blanches (et domine notamment les populations amérindiennes locales), mais surtout, elles sont belles :

« C’étaient bien des femmes. Même de jolies et jeunes femmes avec leurs cheveux en nattes en roulées autour de la tête, avec l’ovale très pur de leur visage, leur peau fine, leur teint mat, blanc et délicat.

Invraisemblance à de telles latitudes et altitude, leurs mains étroites, longues, très claires, aux ongles rosés et luisants. »

Mais l’une d’entre elles, Eldine, la plus belle et la plus jeune (seize ans), finit par tomber sous le charme d’un des explorateurs français, Mordec, capitaine de frégate de son état. Lorsque celui-ci la regarde, sa description permet à l’auteur de laisser libre cours à ses fantasmes :

« Certes Mordre avait trouvé belle la cheffesse Héléna. Il avait trouvé plus belle encore […] l’étrange et troublante reine Thalestris ;

mais le visage de cette guerrière de seize ans, qui toute palpitante, toute vibrante, toute chaude d’exaltation intérieure et de soleil, dressait là son corps de Diane adolescente, ce visage sublime était le plus beau que jamais Mordec eût vu ou rêvé de voir.

Et Mordec devant Eldine ressentit un émoi qu’aucune femme en France, et ni Héléna ni Thalestris ne lui avalent fait connaître. »

À la fin du feuilleton, la jeune fille finit dans les bras du héros alors que la reine des Amazones vient de soumettre son pays à son pouvoir. La « victoire de Mordec sur Eldlne et sur Thalestris », comme l’écrit de la Hire en conclusion, est, à l’instar de celle des forces coloniales sur les guerrières du Dahomey, à la fois politique et sexuelle : celle d’un ordre patriarcal assimilé aux valeurs de la civilisation.

Pourtant, le mythe des Amazones s’apprête à connaître un profond bouleversement outre-Atlantique. La super-héroïne Wonder Woman apparaît en effet dans les pages d’All Star Comics n°8 (décembre 1941). Son créateur, William Moulton Marston, féministe convaincu, pense qu’un avenir progressiste ne peut être bâti qu’au féminin. Il affirme ainsi en 1937 au New York Times :

« Le prochain siècle verra le début d’un matriarcat américain – une nation d’Amazones. »

Il persiste, en février 1942, dans le magazine Tomorrow :

« Le futur appartient à la femme […] ; les femmes dirigeront le monde. »

Les prémices des comics de Wonder Woman rappellent le récit de Jean de la Hire : les Amazones, après avoir fui la Grèce antique, se sont réfugiées sur une terre lointaine (ici, une île) oubliée des hommes et y ont créé une société avancée technologiquement. Mais à partir de là, le propos de Moulton Marston diverge de celui du feuilletoniste français. En effet, dans cette version, c’est l’Amazone qui vient amener la civilisation au monde occidental, gouverné par des hommes et ses pulsions guerrières et destructrices, incarnées par le dieu Mars.

Aidé par d’autres jeunes combattantes, Wonder Woman espère ainsi fonder une véritable utopie matriarcale alors qu’au même moment, les femmes prennent de plus en plus d’importance dans l’espace public, en participant massivement à l’effort de guerre américain.

Wonder Woman et les super-héroïnes nous entraînent bien loin des amazones du Dahomey. Et pourtant, lors de la sortie du film de super-héros Black Panther en 2018, nombre de journaux, comme le très sérieux Time Magazine ont fait le parallèle entre les femmes guerrières du XIXe siècle et le groupe de combattantes, les Dora Milaje, que l’on voit notamment dans ce long-métrage. Certains magazines n’hésitent d’ailleurs pas, pour illustrer cette idée, à mettre en parallèle l’image du Petit Journal, publié en février 1891, et une capture d’écran du long-métrage.

Toutefois, le propos n’est pas le même. Les guerrières du film de Black Panther ont beau appartenir à un royaume africain vivant à l’écart du monde, elles n’en sont pas moins, comme Wonder Woman, membre d’une nation technologiquement très avancée qui vient en aide au reste du globe. Désormais, l’imaginaire des Amazones a entamé sa décolonisation.

William Blanc est historien, spécialiste du Moyen Âge et de ses réutilisations politiques. Il est notamment l'auteur de l’ouvrage Le Roi Arthur, un mythe contemporain, paru en 2016 aux éditions Libertalia.

Pour en savoir plus :

Maeve E. Adams, « The Amazon Warrior Woman and the Deconstruction of Gendered Imperial Authority in Nineteenth-Century Colonial Literature », in: Nineteenth-Century Gender Studies, 6.1, printemps 2010

William Blanc, Super-héros, une histoire politique, Paris, Libertalia, 2018

Jean-Guillaume Lanuque, « Jean de La Hire : le patriotisme anticommuniste d’un imaginaire surhumain », in: Dissidences, 5, 2013

Suzanne Preston-Blier, « Les Amazones à la rencontre de l’Occident », in : Nicolas Bancel (éd.), Zoos humains. Au temps des exhibitions humaines, Paris, La Découverte, 2004