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Violences envers les Maghrébins dans l’entre-deux-guerres

le par - modifié le 03/11/2021
le par - modifié le 03/11/2021

À la fois coupable et victime, la figure de l’« Arabe » dans les affaires criminelles françaises des années vingt et trente est largement médiatisée par la presse française, avide de juger – et de condamner – le travailleur colonisé exilé en métropole.

Si les « ratonnades », ces violences collectives contre des travailleurs immigrés « nord-africains », ont marqué l’opinion publique dans la période ayant suivi la Guerre d’Algérie, l’entre-deux guerres était déjà propice aux récits de la presse sur la violence concernant ceux qui sont alors des « Indigènes ». Qu’il s’agisse de forfaits dont ceux-ci sont les auteurs ou de crimes haineux à leur encontre, le lecteur prend acte de la dimension conflictuelle du rapport aux « Arabes ».

Ils sont pourtant bien moins nombreux au regard du chiffre d’environ 1,4 millions de Maghrébins dans la France du début des années 1980. En effet, on ne comptabilise que 36 000 ouvriers venus d’Afrique du Nord en 1921, la plupart étant d’anciens soldats (environ 250 000 hommes avaient été enrôlés) et surtout, des travailleurs (parmi les 170 000 acheminés vers les usines pendant la Grande Guerre) restés ou revenus sur le sol métropolitain pour y devenir majoritairement ouvriers ou employés.

Toutefois, malgré les réticences des pouvoirs publics, préférant la présence d’étrangers européens dans le monde du travail, un véritable « appel de la Métropole » se produit dans le cours des années 1920, incitant plusieurs dizaines de milliers d’Indigènes du Maghreb à traverser la Méditerranée, jusqu’à atteindre les 90 000 hommes installés en métropole au cours des années 1930.

Si elle reste néanmoins limitée par rapport aux 800 000 Italiens ou 500 000 Polonais, cette présence (à peine 3,5 % de la population « immigrée ») est suffisamment identifiée pour alimenter les colonnes des journaux – et en particulier, la rubrique des faits divers.

On s’effraie donc de la dangerosité de ces individus masculins qui semblent naturellement portés vers la délinquance et une violence sanguinaire. Mais on s’émeut également face aux attitudes de rejet que ces « misérables » transplantés suscitent, pouvant aller jusqu’à la rixe voire le meurtre, en sorte de préambule aux heures sombres de la guerre d’Algérie et des deux décennies postcoloniales qui suivront.

Un fait divers sordide aux conséquences administratives : le double assassinat de la rue Fondary (1923-25)

La presse de l’entre-deux-guerres regorge d’histoires tragiques liée à la figure masculine de l’Arabe criminel. Ces passages à l’acte sont-ils la conséquence d’un atavisme racial ou bien le résultat de problèmes sociaux en lien avec de déracinement et de désœuvrement ? Les analyses des journalistes varient à ce sujet, mais il est un point qui ne fait guère de doutes : il faut « se méfier » de ces hommes seuls, vivant de peu dans des « gourbis », capables de tous les excès.

En fonction des contextes, certains actes retiennent l’attention des journaux en recherche de sensationnel, tels les violences et meurtres commis sur des femmes « françaises ». Le double assassinat de la rue Fondary dans le XVe arrondissement de Paris, perpétré le 7 novembre 1923 et largement commenté dans la toute la presse, est à classer dans cette catégorie.

Le Journal en fait état à sa « Une » du lendemain. Mohamed Khemili, 35 ans, indigène illettré sans travail ni abri qui trainait dans cette rue, courtisant grossièrement depuis quelques temps Jeanne Billard une jeune crémière mariée à un ouvrier parisien qui n’avait de cesse de refuser ses avances, vient égorger la jeune femme sur le perron du magasin. Avec force détails, Le Journal décrit le déroulement de l’acte mais aussi la folie meurtrière qui s’empare de l’individu :

« Soudain on vit sortir de la boutique l’Algérien étreignant d’un bras la malheureuse jeune femme, hurlante, et de brandissant de l’autre un énorme couteau de boucher long de plus de vingt-cinq centimètres qu’il avait saisi sur un étal.

Il terrassa la jeune femme et, la maintenant sous ses genoux, férocement lui taillada le visage et le cou. »

À ce moment, une habitante de la rue Fondary, Louise Fougères (62 ans), qui passait par là avec son petit-fils, lâche un cri d’horreur fatal car aussitôt l’« Arabe » bondit sur elle et la poignarde à mort avant de d’errer dans la rue couteau à la main – et blessant encore deux passantes.

Titré « Deux femmes tuées par un Arabe jaloux » par le quotidien La Lanterne, qui n’hésite pas à surenchérir sur la longueur du couteau (60 cm), ce tragique fait divers ne reste pas sans conséquences.

Tout d’abord, alors que la police neutralise le meurtrier et lui évite un lynchage, l’émotion est vive dans le quartier paisible de Grenelle. Beaucoup se plaignent qu’un trop grand nombre de « Sidis » aient choisis de s’y « fixer » et demandent vite une « épuration » du quartier. La nervosité est telle que des Algériens du voisinage sont agressés par simples représailles comme le signale Le Quotidien dès le 9 novembre : 

« Un Algérien qui passait dans une rue voisine de la rue Fondary fut pris à partie par un groupe de personnes qui voulaient le lyncher et a dû être dégagé par la police. »

Alors que L’Œuvre publie en première page un portrait de face de l’assassin, dans L’Humanité, Georges Chennevière s’élève contre le risque d’amalgame et d’escalade :

« Qu’un crime, un vol, un viol, un attentat quelconque soit commis aujourd’hui ou demain, n’hésitez pas : cherchez l’Arabe. »

Sans exprimer de remords, présenté comme une « bête sauvage » ne jouissant pas de toutes ses facultés mentales, Mohamed Khemili sera jugé par la Cour d’Assises de la Seine et condamné en mort en mai 1924. Le Petit Parisien raconte :

« Ce verdict, Khemili l’accueillit sans le moindre trouble […] avec un air humble de soumission […].

“Je veux payer, je veux la mort”. »

Le président Gaston Doumergue n’ayant pas fait usage de son droit de grâce, Mohamed Khemili sera exécuté le 19 août, à l’aube, boulevard Arago, non sans s’être converti au catholicisme et avoir reçu le nom d’« Augustin » – comme s’en félicite La Croix.

Mais ce fait divers prend une tournure politico-administrative puisque, face à une mobilisation élargie sur le thème des dangers de la délinquance arabe à Paris (y compris en ce qui concerne les règlements de compte « entre eux »), le Conseiller municipal et ancien administrateur colonial André-Pierre Godin obtient la création, en 1925, du Centre de surveillance et de protection des Nord-Africains (SSPNA), placé sous l’autorité de la Préfecture de police de Paris – et plus connu sous le nom de « rue Lecomte », du nom de la rue où ses locaux ont été installés.

Du fait divers à la mise en place d’une police d’exception pour les Algériens : le poids des stéréotypes a beaucoup pesé.

Un meurtre qui tourne à l’affaire politique : l’affaire Tahar Acherchour (1936-38)

Parfois meurtriers, les Nord-Africains sont aussi des victimes. D’ailleurs, le SSPNA ne se donne-t-il pas, dans son titre même, une mission de « protection » ?

Une décennie plus tard, une autre affaire concernant un Maghrébin exilé défraie la chronique, avec des rôles inversés. Nous sommes en pleine période du Front Populaire, le 24 novembre 1936 et Tahar Acherchour ne ressemble pas à Mohamed Khemili. Ce Kabyle de 28 ans, marié et père d’un enfant, habitant Saint-Ouen, est bien intégré au mouvement ouvrier : robuste manœuvre à l’usine Cuisinberche de Clichy-sous-Bois qui fabrique savon et bougies, il est aussi militant communiste et syndicaliste à la CGT.

À la suite de licenciements dans son usine, une grève éclate et Tahar Acherchour se montre très actif dans le mouvement. Cependant, après 18 jours d’occupation de l’usine, le fils du patron et membre de la ligue d’extrême droite des Croix de Feu, Paul Cuisinberche, accompagné d’une vingtaine de nervis armés, font irruption dans les locaux afin d’en déloger les occupants.

L’échauffourée tourne au drame : Cuisinberche tire deux coups de révolvers, Acherchour, touché, s’effondre. Il mourra quelques heures plus tard à l’hôpital de Clichy.

Sur le moment, plus que le racisme, c’est la dimension fasciste – et plus encore la « lutte des classes » – que les communistes mettent en avant pour condamner cet acte comme le fait la « Une » de L’Humanité au lendemain du drame.

Toutefois, les origines algériennes de la victime reviennent immanquablement sur le devant de scène : le 29 novembre, sa dépouille, veillée toute une nuit place du Combat par une garde d’honneur composée de travailleurs nord-africains, est accompagnée par un impressionnant cortège. 200 000 personnes se sont en effet réunies, en présence du directeur de L’Humanité Marcel Cachin et du député PCF de la Seine Paul Vaillant-Couturier, à la Gare de Lyon, en vue de transférer le cercueil du défunt en direction de sa Kabylie natale. L’enterrement est organisé aux frais de la CGT.

Toute la presse de gauche en rend largement compte tel L’Œuvre, Le Populaire, et surtout L’Humanité, qui sur trois colonnes à sa  Une souligne la solidarité entre travailleurs parisiens et nord-africains. C’est au village montagnard de Zioui, non loin de Bougie (Bejaïa), que Tahar Acherchour sera enterré le 5 décembre en présence de sa famille mais aussi d’importantes délégations du Parti communiste et des CGT d’Algérie  et de Métropole.

Par exemple, le député de la Seine Gaston Monmousseau, présent sur place, livrera, tel un reporter, un témoignage poignant sur ces obsèques dans L’Humanité du 18 décembre :

« Seule la femme de Tahar Acherchour était restée avec son enfant dans son logis maintenant désolé. Toute la tribu à laquelle s’étaient joints de nombreux Kabyles des villages voisins nous accueillirent silencieux, graves, les yeux humides, bouleversés par le témoignage de solidarité du peuple de Paris.

Ce n’est pas exagéré de dire que la Kabylie frémit d’émotion et de reconnaissance devant l’hommage que la France ouvrière a rendu à la victime du fasciste Cuisinberche. »

Mais, tout comme la nature du meurtre n’est pas comparable, l’issue pénale de cette affaire sera elle aussi bien différente de celle de Khemili. La même Cour d’Assise de la Seine acquittera Paul Cuisinberche en mars 1938 au motif que le meurtrier n’avait pas directement visé sa victime – et qu’Acherchour était en partie responsable des coups de feu… Cuisinberche sera néanmoins condamné à indemniser sa veuve.

Seule une plaque apposée au cimetière sud de Clichy rappelle aujourd’hui la mémoire de cet ouvrier algérien mort, certes pas dans l’indifférence, mais bien dans l’impunité.

Yvan Gastaut est historien, maître de conférences à l’UFR Staps de Nice. Il travaille notamment sur l’histoire du sport et celle de l’immigration en France aux XIXe et XXe siècles.