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André Aliker : un journaliste communiste martiniquais assassiné

le par - modifié le 06/09/2021
le par - modifié le 06/09/2021

Pour avoir enquêté sur les malversations de grands propriétaires antillais, le rédacteur en chef du journal communiste La Justice est abattu. De nombreux journalistes de gauche de la métropole se mobilisent alors afin que justice soit faite – en vain.

« Cet homme avait un nom qui devient désormais synonyme de probité, symbole de courage, un nom qui est déjà l’honneur du journalisme, ce nom, je l’écris en me recueillant : c’est celui d’André Aliker. »

Le 20 février 1936 la journaliste socialiste Magdeleine Paz proclame dans une tribune libre des Cahiers des droits de l’homme, organe de la ligue éponyme. L’emphase, même si caractéristique de la plume de cette auteure, est à la mesure de ce qui se joue alors. Et cette figure de l’anticolonialisme et de l’antiracisme, rompue à la défense et à l’étude de nombreuses causes, sait reconnaître quand l’heure est grave.

Dans la nuit du 11 au 12 janvier 1934, le journaliste martiniquais André Aliker est retrouvé mort, assassiné. Rédacteur en chef au journal communiste La Justice – fondé par l’avocat Jules Monnerot – il y avait mené campagne depuis des années contre les malversations des rhumiers, et particulièrement contre l’un d’entre eux, membre omnipotent du Syndicat des usiniers, Eugène Aubéry. On avait tenté d’intimider Aliker par divers moyens. On était même parvenu durant quelque temps à suspendre l’impression de son journal.

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Le 6 novembre 1933, il avait été agressé une première fois – parmi ses agresseurs, un employé d’Aubéry. Le 1er janvier 1934, une deuxième fois : il avait été enlevé, emmené dans une barque et jeté, bâillonné, par-dessus bord, à un kilomètre du rivage. Il avait déposé plainte au commissariat de Fort-de-France pour tentative d’assassinat.

Une dizaine de jours plus tard, la tentative réussit : son cadavre ligoté par des cordes est retrouvé sur une plage. « L’île entière, violemment émue, accourt aux funérailles. Car non seulement André Aliker était estimé de tous, mais il jouissait d'une grande considération, à cause de son courage à dénoncer les abus des possédants », écrira Denise Moran le 18 janvier 1936 dans La Lumière, « Hebdomadaire d’éducation civique et d’action républicaine ».

Le 12 janvier 1934, le juge d’instruction Duchemin place sous mandat de dépôt six personnes et lance plusieurs commissions rogatoires. Le 17 mars, le juge est relevé de ses fonctions, remplacé par un confrère soumis à Aubéry et à la classe politique qui n’a pas intérêt à ce que la vérité éclate. La version officielle est qu’Aliker s’est suicidé. Le Parquet décide donc de faire juger l’affaire en métropole, craignant la réaction de la population martiniquaise. Le procès a lieu à Nantes, puis à Bordeaux.

Essayiste, membre de l’administration coloniale africaine, Denise Moran est également journaliste. Elle publie en 1936 une brochure, Le Meurtre d’André Aliker. De la mi-août au début septembre 1935, elle consacre une série dans La Lumière aux « dessous ténébreux [de ce] crime politique aux Antilles ». Comme le titre inaugural de sa série l’indique, elle s’y emploie à montrer les caractéristiques politiques de cette affaire. Le 17 août 1935, elle écrit :

« Crime politique, selon toutes probabilités. Crime en présence duquel, en tout cas, les autorités ont pris la plus louche attitude. Crime et carence judiciaire représentatifs de la dictature de fait qu’exerce à Fort-de-France, certaine oligarchie financière et industrielle. »

Le 6 février 1936, l’hebdomadaire communiste Regards annonce en sa Une un article de la journaliste, « Au pays où les négriers sont rois ». Elle y affirme :

« Le procès Aliker, ce n'est pas seulement le procès des libertés martiniquaises, c'est le procès des libertés coloniales, des libertés françaises. C'est le procès du régime. »

Idée de « procès du régime » que l’on relève chez la célèbre reportrice Simone Téry, qui couvre le procès de Bordeaux. Elle livre plusieurs reportages dont une longue série dans La Défense, alors encore l’organe du Secours Rouge international, et deux papiers dans le quotidien communiste L’Humanité. Le 21 janvier, l’envoyée spéciale condamne ce qui est selon elle un des enjeux du procès qui s’ouvre le matin même :

« On ne peut feuilleter le dossier de l'affaire Aliker sans être soulevé de dégoût et d'horreur.

Toutes les tares du régime, les hontes du capitalisme et de l'impérialisme colonial, exploitation des travailleurs, chantage, corruption de la magistrature, trafic d'influence, mépris de la justice, vol, assassinat, boue et sang, on trouve tout dans cette effroyable histoire. »

Son confrère du quotidien socialiste Le Populaire développe une argumentation convergente. Militant socialiste membre de la tendance « Bataille socialiste » de Jean Zyromski, Jean-Maurice Hermann est journaliste au Populaire et membre du conseil d’administration du Syndicat National des Journalistes. Il publie en janvier 1936 dix articles sur « L’assassinat du journaliste martiniquais André Aliker », puis couvre le procès de Bordeaux. La péroraison de son article du 9 janvier condamne avec véhémence le « système inique » du « capitalisme colonial » :

« L'éloignement de la métropole apporte aux grands requins capitalistes comme une garantie d'impunité. Ils n'ont pas à craindre le contrôle d'une opinion publique puissante et éclairée, ni la censure des ennemis du système inique sur lequel repose leur ‘ordre’ social.

Un prolétariat inculte, volontairement maintenu au dernier degré de la misère et de l'abrutissement se laisse exploiter sans merci. De scandaleuses fortunes s'élèvent. Elles permettent d'acheter les consciences des quelques individualités – fonctionnaires ou magistrats – qui, à elles seules, représentent la Loi.

Le capitalisme colonial étale sur les plus beaux pays du monde une tyrannie sanglante, d'autant plus odieuse qu'elle n'a d'autre mobile que la cupidité. Toutes les tares de la société dans laquelle nous vivons, toutes les injustices, ses cruautés, ses pourritures, qui s'efforcent, sous nos climats, de se couvrir d'un voile de prudente hypocrisie, éclatent là-bas sans pudeur aucune. »

On aura compris que l’affaire Aliker est aussi un moyen, pour ces journalistes, de donner un écho à leur dénonciation du colonialisme. Dans Les Cahiers des droits de l’homme, Magdeleine Paz certifie : « Ce n’est pas seulement son corps qui, un soir de janvier, a été roulé dans le sang, c’est un ordre de faits qui peuvent se résumer en deux mots lapidaires : le fait colonial ». Jean-Maurice Hermann s’en saisit même pour effectuer un rapprochement avec le conflit italo-éthiopien :

« C'est le procès du colonialisme capitaliste saisi en flagrant délit, dans sa meurtrière barbarie qui va s'ouvrir, alors même qu'un des grands hommes du Capital – le dictateur qui le sauva en Italie – lance à la mort des milliers d'hommes au nom de la Civilisation, pour lui soumettre un nouvel empire et de nouveaux millions d'esclaves. »

La thématique topique de l’injustice est un des points nodaux des articles de ces journalistes. Si le peuple martiniquais se reconnaît en André Aliker, c’est parce qu’il est le visage de chacun d’entre eux, de l’injustice qu’ils subissent quotidiennement. Denise Moran l’avance avec verve dans l’introduction de son article du 6 février 1936 :

« A l'heure même où les officiels s'évertuaient à nous donner, des Antilles dont ils célébraient le tricentenaire, une physionomie truquée, l'affaire Aliker clame la tragique réalité.

Un fils du peuple martiniquais, honnête, courageux, qui prend la défense de ses frères contre les colons exploiteurs, et que ces colons font assassiner, c'est toute l'histoire des Antilles. »

Moran et Hermann rappellent que, pour les Martiniquais, le tricentenaire du rattachement des Antilles (octobre 1935-mars 1936) est vécu tel un rappel de l’esclavage. Et pour cause, signalent-ils : le décor n’y est-il pas immuable ? La journaliste de La Lumière raconte :

« A la Martinique douze ou quinze familles possèdent la presque totalité du sol. Elles font cultiver la canne à sucre et fabriquent du rhum.

Aux cultures, aux distilleries sont employés les noirs, à des salaires qui ne leur permettent même pas d’acheter du pain, ils vivent du fruit de l’arbre à pain, et de morue salée, le tout arrosé d’un rhum à bas prix, dit cocomerlo, qu’on leur dispense avec largesse, car il faut écouler les stocks.

Vaguement enivrés, ils oublient de se plaindre et de revendiquer. »

Quelques mois après, son confrère du Populaire lui fait écho :

« Les travailleurs noirs des plantations et des usines touchent un salaire infime, qui ne leur permet même pas de subsister. Par contre ils sont largement abreuvés d'alcool, qui les maintient dans un état de dégénérescence offrant toute sécurité à l'employeur. Et tout cela ne peut se dérouler qu’avec la complicité de la ‘métropole’. »

La dénonciation de la condition des Martiniquais mêle deux dimensions discursives : au traitement hérité de l’esclavagisme s’adjoint un comportement révélateur d’une « féodalité industrielle », le tout allié à une « magistrature corrompue et servile » (Jean-Maurice Hermann, 9 janvier 1936). Le procès qui s’ouvre à Bordeaux doit bannir l’impunité, rétablir la justice. La péroraison de l’article de Jean-Maurice Hermann au moment où va commencer le procès, adjure le jury de se comporter en dignes représentants de la justice :

« Un crime a été commis dans des conditions atroces. L'esprit se révolte à l'idée qu'un tribunal puisse le juger sur un dossier aussi vide, aussi tendancieux, établi par des hommes aussi récusables. Une nouvelle instruction, ou plutôt une vraie instruction s'impose.

Ce n'est pas une vengeance que nous cherchons.

Nous ne voulons rien d'autre que la lumière et la justice. Que la Cour pense aux répercussions que sa décision aura là-bas, dans ces Antilles où vient de parader une délégation officielle, et où elle est attendue avec une impatience désespérée.

Si vous tuez au cœur de ces hommes de couleur, si bons et si sincères, la dernière étincelle de leur foi dans la justice, ne craignez-vous pas d'avoir du même coup tué leur dernier attachement à une France qui ne les a libérés des marchands d'esclaves que pour les livrer à d'autres maîtres, encore plus féroces et corrompus ? »

Simone Téry, pour sa part, convoque dans sa conclusion une valeur morale : « La France va-t-elle être déshonorée à Bordeaux comme elle l’a été l'an dernier à Nantes ? Tout ce qu'il y a d'honnête en France a les yeux fixés sur les jurés de Bordeaux ». Une « honnête[té] » qui s’exprimera principalement grâce aux témoins cités par la partie civile. Des témoins célèbres pour les lecteurs des journaux s’attachant à rendre justice à André Aliker.

Parmi eux, Denise Moran, par conséquent non-envoyée par son journal au procès de Bordeaux. Dans un article de sa propre plume publié le 18 janvier 1936, elle indique qu’elle y est citée comme témoin parce qu’elle « étudia cette affaire pour La Lumière ». Quant aux autres, mentionnons avec ses mots l’avocat au procès de Nantes Alexandre Zévaès, René Maran, « l'écrivain noir bien connu », Andrée Viollis, Francis Jourdain et Magdeleine Paz, « spécialistes des questions coloniales ».

Il revient donc à ses confrères Hermann et Téry de parler desdits témoins dans leurs reportages. « Francis Jourdain, Denise Moran, sont expédiés en quelques secondes », stipule le premier. « Me Zévaès est écouté non sans impatience […].  André Aliker, frère de la victime, est expédié. Francis Jourdain ne peut placer un mot. Denise Moran est interrompue dès les premières phrases », s’agace la seconde.

Magdeleine Paz, quant à elle, n’a pas pu se rendre au procès. Elle a envoyé sa déposition par lettre, déposition dont Le Populaire du 22 janvier publie l’essentiel des lignes. Fidèle à ses convictions et à l’énergie avec laquelle elle les défend, elle ne mâche pas ses mots :

« André Aliker a été attaqué parce qu'aux colonies, la vie d'un indigène ne compte pas.

André Aliker s'est vu refuser les moyens de se mettre en état de légitime défense, parce qu'aux colonies, la vie d'un indigène ne compte pas.

André Aliker a été assassiné, parce qu'aux colonies, la vie d'un indigène ne compte pas. »

Puis tombe, titre Le Populaire du 24 janvier 1936 donnant à voir une photo du procès, « le honteux verdict ». Le jury a reconnu qu’André Aliker a été assassiné avec préméditation et guet-apens, mais n’a pas condamné les assassins.

Le 29 janvier, le même journal publie une dépêche du Comité Aliker, invitant à une réunion pour « rechercher les moyens propres à faire ouvrir une nouvelle enquête, entourée de toutes les garanties nécessaires, afin de rechercher le coupable du crime ». Quelque temps après, Jean-Maurice Hermann conclura l’un de ses articles par une exclamation vigoureuse : « Rouvrez l’instruction de l’affaire Aliker ! ».

Anne Mathieu est historienne, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine (site de Nancy) et membre de l'Equipe Telem de l'Université Bordeaux Montaigne.