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La presse de gauche au secours d’une militante communiste roumaine

le par - modifié le 15/04/2021
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« Sauvez Anna Pauker ! » Lorsqu’une figure de l’extrême gauche roumaine, blessée par balles, est incarcérée à Bucarest pour « activité communiste », les journaux de gauche hurlent à l’unisson pour sa libération immédiate depuis Paris.

« Au secours d’Anna Pauker », « Sauvez Anna Pauker ! », « Libérez Anna Pauker ! » En 1935-1936, la presse militante de gauche se mobilise pour le sort de cette communiste roumaine, arrêtée à Bucarest le 14 juillet 1935 avec un groupe de camarades et blessée par balles à la jambe.

Passée dans la clandestinité depuis l’interdiction du parti communiste roumain au mois d’avril 1924, Anna Pauker (1893-1960) a vécu en Autriche, à Paris, à Moscou, avant de retourner en Roumanie en mars 1934 fin d’œuvrer clandestinement pour le Parti.

En ce mois d’août 1935, le quotidien du PCF L’Humanité lance une campagne pour sa libération, qui sera relayée ou accompagnée par des journaux, revues, partis ou associations d’autres obédiences. Ainsi la Ligue des Droits de l’Homme envoie-t-elle une lettre au « ministre de Roumanie, à Paris », publiée le 20 décembre 1935 dans son organe Les Cahiers des droits de l’homme, rubrique « Nos interventions – Contre les persécutions politiques à l’étranger » :

« C’est au nom de l’humanité, des droits essentiels de l’homme et pour le bon renom du peuple roumain, envers lequel la France éprouve une sympathie fraternelle, que nous demandons que Mme Pauker soit transférée sans retard dans un hôpital et qu’elle y soit opérée par des médecins civils étrangers à la Sigouranza. »

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Ainsi le télégramme de l’Entr’aide Européenne, adressé au ministère de l’intérieur et au conseil de guerre roumains ainsi qu’à la légation de Roumanie à Paris est-il publié le 12 janvier 1936 par L’Humanité, le quotidien socialiste Le Populaire, le quotidien radical de gauche L’Œuvre, La Dépêche de Toulouse, puis les jours suivants par l’hebdomadaire de la Ligue Internationale Contre l’Antisémitisme (LICA), Le Droit de vivre et par l’hebdomadaire de Marc Sangnier, L’Eveil des peuples.

« Pour la libération d’Anna Pauker », clament les entrefilets qui publient le télégramme :

« Entr'aide Européenne supplie gouvernement roumain libérer Anna Pauker, dangereusement malade et privée de soins ; demande instamment son acquittement ainsi que celui des dix-neuf antifascistes emprisonnés. »

Le 13 janvier, une délégation du Comité Mondial des Femmes contre la Guerre et le Fascisme (CMF) s’est rendue à la légation de Roumanie. Les femmes sont en effet à l’avant-poste du combat pour la libération de Pauker, et l’organe du CMF, Les Femmes dans l’action mondiale, en est l’un des artisans. Sa secrétaire Maria Rabaté s’y exclame en mai 1936 :

« Pour Anna Pauker, pour rendre une mère à ses enfants, une amie à ses camarades, renforçons la lutte, réclamons sa libération et son acquittement. »

Sa condition de mère est souvent mentionnée, argument supplémentaire pour sa libération, argument destiné, aussi, à tendre le propos vers une dimension pathétique que seule la répression politique ne posséderait pas. Les périodiques n’oublient pas, non plus, qu’elle est institutrice, et c’est une lettre de « femmes françaises, membres de l’enseignement, primaire, secondaire et supérieur adhérentes au Rassemblement mondial des femmes contre la guerre et le fascisme », qui est envoyée au ministre roumain de l’instruction, « pour protester contre l’arrestation de leur collègue ».

Ainsi qu’elle a coutume de procéder pour rendre ses campagnes plus expressives et rassembleuses, l’Internationale Communiste inscrit la militante roumaine à son panthéon de figures célèbres. De figures légendaires, aussi, la député Martha Desrumeaux, lors du congrès de Villeurbanne du PCF, faisant applaudir « les noms des grandes révolutionnaires : Clara Zetkin, Rosa Luxembourg, Anna Pauker […] » (L’Humanité, 25 janvier 1936). Dans sa rubrique de critique littéraire au quotidien communiste, consacrée le 18 novembre 1938 au livre de l’avocat Marcel Willard La Défense accuse…, Jean Bruhat la qualifiera même de « Louise Michel roumaine ».

Au fil des mois de 1936, les expressions la désignant brandissent son caractère « héroïque ». C’est « l’héroïque militante communiste roumaine », « l’héroïque antifasciste roumaine » qui subit la justice sans droit du Conseil de guerre roumain, lequel, sans cesse entre janvier et mai 1936, ajourne le procès.

Selon une pratique militante communément employée par les organisations de gauche, son sort peut aussi être associé à celui d’autres subissant l’oppression de pouvoirs divers. Le journaliste et vice-président de la LICA Pierre Paraf, dans le journal radical-socialiste La République du 30 avril 1936, évoque, « en ce Premier Mai 1936, où tant d’honnêtes militants sont dans les geôles, et pour ne parler que des écrivains et des journalistes, un Karl Von Ossietsky en Allemagne, une Anna Pauker, un professeur Constantinesco en Roumanie, un Luis Carlos Prestes au Brésil ». D’ailleurs, le 27 juin 1936 sera organisé à la Mutualité un grand meeting « pour sauver Carlos Prestes, Edgar André et Albert Gingold ».

« L’Affaire Anna Pauker » (Le Droit de vivre, 18 janvier 1936) préoccupe bien au-delà des uniques rangs communistes, nous l’avons constaté. Citons encore comme exemple celui du Populaire, publiant dans son édition du 2 mars une photographie où on voit Anna Pauker en train de parler à son procès, photographie intitulée : « Un grand procès politique en Roumanie ».

L’Œuvre du 12 mai 1936 informe quant à elle de l’indisponibilité de la socialiste, militante à la LDH et avocate Maria Vérone, qui était prévue pour la défense d’Anna Pauker – mais hospitalisée, des confrères durent la remplacer.

Le 21 juin, L’Humanité donne certains des noms de personnalités qui font montre de soutien à la cause de Pauker, lesquels donnent une idée de la mobilisation politique et intellectuelle. Indiquons notamment : le professeur à la Sorbonne Henri Wallon ; l’ancien ministre espagnol Fernando de Los Rios ; les journalistes Claude Aveline, Elie Faure, Henri Jeanson, Jacques Kayser, Léon Moussinac et Andrée Viollis ; les avocats Philippe Lamour, Henry Torrès, Alexandre Zévaès.

La mobilisation se mesure aussi à l’aune des événements ou des groupes auxquels on fait porter son nom : coupe Anna-Pauker dans le Sud-Ouest, challenge Anna-Pauker en Saône-et-Loire ; groupe d’artillerie Anna Pauker dans la XIe Brigade Internationale ; cellule Anna-Pauker du parti communiste ; section Docks-Anna Pauker du Secours populaire de France. Même une ville de Seine-Saint-Denis, Aulnay-sous-Bois – alors communiste – baptise l’une de ses rues de son nom.

Entre-temps, le procès a enfin commencé. Un titre de la presse française le fait vivre en direct de Craïova à ses lecteurs français, le quotidien Le Petit journal. Le reporter Stephan Priacel y commence ses relations dans l’édition du 10 juin 1936, article dans lequel il établit lui aussi une liaison entre Pauker et d’illustres figures, cette fois-ci directement reliées à la question de l’injustice :

« C'est ainsi qu'après Sacco et Vanzetti, ou Largo Caballero, après Dimitroff et Thaelmann dont le destin put inquiéter, voire indigner l'esprit démocratique et libéral du peuple français, de récentes manifestations ont appris au public le nom d'Anna Pauker. »

En 1936, Stephan Priacel fera paraître une brochure Ce que j’ai vu au procès Anna Pauker, puis, aux Editions Sociales Internationales, l’ouvrage Au nom de la loi – Les grands procès politiques de notre temps, Toivo Antikainen, Albert Kuntz, Mathias Rakosi, Ernst Thaelmann, Anna Pauker.

Le 11 juin, Le Petit journal fait état de mesures dont sont frappés les journalistes étrangers, auxquels on interdit désormais d’assister aux audiences. Preuve à l’appui, le radiogramme adressé par Stephan Priacel à sa rédaction :

« Colonel président du Conseil de guerre refusant d'admettre les journalistes étrangers au procès Pauker, je dois renoncer à mon reportage.

Je vous rapporte deux articles sensationnels. »

Le lecteur du Petit Journal retrouvera son envoyé spécial dans l’édition du 24 juin. L’exorde de son reportage y sera tout entier employé à souligner le caractère particulier du procès Pauker, occasion pour l’auteur d’arguer sans besoin de la détailler, de sa grande expérience de reporter :

« Cela n'a pas été facile. Jamais encore – ni dans l'Allemagne du national-socialisme, ni dans la Finlande des farouches lappos, ni dans la Hongrie dictatoriale – je n'avais rencontré de si grandes difficultés, d'aussi puissants obstacles pour suivre un procès politique. Et Dieu sait pourtant... »

Dans un article postérieur livré à l’hebdomadaire Regards le 23 juillet 1936, « Roumanie terre tragique », il ne manquera pas de préciser de nouveau le statut exceptionnel de son propos :

« Je reviens de Craïova où j'ai eu le privilège lugubre d'assister, seul journaliste étranger, au procès de l'admirable Anna Pauker et de ses héroïques compagnons. »

Dans ses reportages, Stephan Priacel insiste sur trois éléments. Les conditions de détention y sont premièrement dénoncées :

«  D'après certaines rumeurs recueillies aux abords de la salle où se tient le conseil de guerre, la malheureuse femme aurait subi d'abominables traitements de la part de ses geôliers. »

Autre élément qu’il développe, la certitude d’assister à un « procès politique » (27 juin). Les juges sont, martèle-t-il, « avant tout, des partisans » (24 juin), « loin d'une recherche quelconque de la vérité » (25 juin). Le Droit de vivre pourrait souscrire sans peine à cette position, son commentateur – le libertaire Charles-Auguste Bontemps – ayant signalé dans son édition du 8 février 1936 que Pauker n’était pas « jugée selon des lois applicables à tous, mais quotidiennement suppliciée ».

Le 3 juillet dans Le Petit journal, Stephan Priacel précisera, afin d’illustrer l’extrême tension dans laquelle se déroule le procès :

« Il est interdit de sténographier les débats. Les avocats n'ont pas eu connaissance des dossiers de tous les accusés. Il est défendu à ceux-ci de parler seul à seul avec leurs clients. »

Le troisième élément sur lequel insiste le reporter est celui de l’atmosphère angoissante et annonciatrice de jours sombres qui règne dans le pays, « […] dans cette Roumanie où la propagande hitlérienne est intensive et où l'on peut voir de nombreux passants arborer la croix gammée raciste […] ». Dans son reportage du 25 juin, il souligne que « l’antisémitisme est ici d'une rare violence […] » ; ajoutant deux jours après :

« Dans les rues de Craïova, des hommes arborant l'insigne de la croix gammée hitlérienne ont menacé à plusieurs reprisés les avocats et les journalistes de les assassiner ; plus d'une agression se fût produite sans la présence de quelques témoins, des ouvriers vigoureux et décidés, qui escortent les défenseurs au cours de leurs déplacements. »

Dans tous les périodiques de gauche, on s’arrête sur la force, le dévouement, le sacrifice de la militante. Marthe César-Chabrun, présidente du comité de défense des prisonniers politiques, assiste au procès et relate dans L’Œuvre du 5 juillet 1936 :

« J'ai vu Anna Pauker dans sa prison. Je lui ai parlé pendant une demi-heure. J'ai trouvé devant moi la même femme admirable, énergique et confiante que j'avais vue à l'audience.

Confiante en quoi ? En sa libération ? Non. Confiante dans le succès de ses idées. »

On lui rend hommage, à elle et à ses camarades, tel dans la péroraison du reportage du 25 juin de Stephan Priacel :

« Ah ! il ne fait pas bon être ‘de gauche’ dans la Roumanie de 1936. On a expulsé de la salle des séances, manu militari, deux correspondants d'un journal démocrate de Bucarest, coupable d'avoir publié sur le procès des articles ‘tendancieux’.

Le fait est que la simple relation des débats doit paraître invraisemblable ; débats où des accusées tombent en syncope, où pour un mot, des inculpés sont chargés de chaînes et n'ont pour toute protestation que la grève de la faim.

Débats où les avocats risquent gros à chaque mot qu'ils disent, mais où se révèlent chez les accusés parqués à vingt dans un enclos gardé par vingt soldats, baïonnette au canon, une abnégation et un courage dont la sérénité force le respect et, quoiqu'on leur ait reproché, l'admiration. »

On est ici bien loin – et pour cause ! – des qualificatifs employés dans le Bulletin périodique de la presse roumaine, lequel, le 9 juin 1936, disserte sur « l’espionne soviétique », ou « l’agitatrice Anna Pauker ». Ce dernier qualificatif, on le relève également dans le journal maurassien L’Action française, édition du 22 juin 1936, dans laquelle est vilipendé l’appel du Comité balkanique de France en faveur de Pauker, « c'est-à-dire qu'une bande de politiciens maçons et d'extrême gauche tâchent de s'immiscer dans les affaires de la politique intérieure roumaine ». L’antisémitisme gangrenant la Roumanie dont avait pu faire état le reporter Priacel ou ses confrères demeurés à Paris s’exprime sans fard dans cette presse d’extrême droite française, dont sans surprise Je suis partout, qui, le 15 avril 1938, consignera :

« La fameuse Anna Pauker, terroriste mise sous les verrous, est Juive, ainsi que toute sa bande. » 

Le 7 juillet 1936, Anna Pauker est condamnée à dix ans de prison « pour activité communiste ». « Le scandaleux verdict contre Anna Pauker doit être annulé », titre le 9, L’Humanité. Elle ne sera libérée que bien plus tard, en 1940, lors d’une tractation entre des dirigeants roumains et soviétiques.

Commença alors une toute autre histoire, qui la mena du poste de ministre des Affaires étrangères roumaines en 1947 à son limogeage en 1952, où elle subit une campagne antisémite et xénophobe. Auparavant, la presse communiste française ne manquait pas de la saluer, Claude Morgan rappelant par exemple en septembre 1945 dans Les Lettres françaises la campagne pour sa libération, ce moment de ferveur militante où l’on s’écriait : « Sauvez Anna Pauker ». Une histoire révolue.

Anne Mathieu est historienne, maîtresse de conférences habilitée à diriger des recherches à l’université de Lorraine (site de Nancy) et membre de l'Equipe Telem de l'Université Bordeaux Montaigne.