Chronique

Avril 1945 : création d’une « esthétique » du martyre concentrationnaire ?

le 28/01/2020 par Annette Wieviorka
le 23/01/2020 par Annette Wieviorka - modifié le 28/01/2020
Détenus de Mauthausen parqués, debouts, dans la cour du camp par les autorités nazies, Regards, juillet 1945 - source : RetroNews-BnF
Détenus de Mauthausen parqués, debouts, dans la cour du camp par les autorités nazies, Regards, juillet 1945 - source : RetroNews-BnF

Tandis que l’armée américaine continue sa percée dans les territoires occupés par les nazis, de plus en plus de photos relatant l’expérience des camps circulent dans la presse. Ces visions d’horreur s’affirment bientôt comme un « standard » de la couverture de la déportation.

Le 11 avril 1945, la division Timberwolf découvre Nordhausen Dora-Mittelbau, un autre commando de Buchenwald, devenu camp de concentration à part entière. Les soldats y trouvent un nombre impressionnant de cadavres, probablement plusieurs milliers et environ 700 survivants, que les Américains évacuent vers des hôpitaux de l’armée ou des cliniques improvisées installées.

Les corps sont extraits des baraques. Les habitants de Nordhausen sont réquisitionnés et répartis en deux groupes : le premier creuse sur la colline dominant le camp de vastes fosses capables de contenir de cinquante à cent cadavres ; l’autre a la charge de transporter les corps.

La découverte de Nordhausen redouble l'horreur d’Ohrdruf. Elle rôde aussi en quelque sorte le scénario de la découverte. Le camp est découvert par hasard. Les soldats qui en ont la possibilité doivent le visiter. Les habitants de la localité la plus proche ont la charge de déblayer les corps, de les enterrer. La presse médiatise largement l’événement.

« Maintenant s’impose à l’opinion publique la nécessité d’un châtiment implacable des criminels de guerre », article faisant suite à la découverte de Nordhausen par les Alliés, L’Humanité, 20 avril 1945

Le lendemain, 12 avril 1945, alors que les Américains sont entrés la veille dans le camp de Buchenwald, les généraux Georges Patton, Omar Bradley et Dwight Eisenhower visitent le camp d’Ohrdruf, à l’invitation du 20e corps d’armée qui occupe maintenant la zone. Ils sont accompagnés de journalistes, photographes, opérateurs en charge des actualités filmés. Tout a été laissé intact depuis la macabre découverte du  5 avril.

Cycle : 1945, l'ouverture des camps

Il y a 75 ans : la découverte des « camps de la mort » nazis

Avec un collège de spécialistes de la période, retrouvez une série d’articles pour revenir sur la couverture par la presse de la découverte des camps de concentration et d'extermination.

 

Découvrir l'intégralité du cycle

Le temps a fait son œuvre. En une semaine, tout a eu le temps de pourrir, les cadavres sont en voie de décomposition et l'odeur est infecte. Ces soldats qui côtoient pourtant la mort depuis près d’un an qu'ils sont en guerre sont confrontés à l’horreur d’une autre mort, aboutissement d’une déchéance absolue qu’ils ne soupçonnaient pas. Eisenhower pâlit et reste silencieux, mais insiste pour voir le camp dans sa totalité. Patton doit se retirer discrètement derrière une baraque pour vomir.

Un interné d'Ohrdruf, Ignatz Feldman, guide les généraux tout au long de leur visite du camp. Il est leur « impresario », selon le terme utilisé par Patton dans ses mémoires. Sur toutes les photographies et les images filmées, muettes, on voit cet homme d'une quarantaine d'années, d'une corpulence normale (ce n'est pas le « cadavre vivant » si souvent évoqué) dont les cheveux ont repoussé, volubile et expressif, mimant les vingt-cinq coups de fouet infligés aux internés comme punition,  expliquant devant une potence ce qu'était une pendaison.

Patton écrit dans War as I knew it :

« Il apparut ensuite, que ce n'était pas un prisonnier, mais un exécutant. […]

Il fut retrouvé mort le lendemain, tué par des internés. »

Il est difficile de trouver des informations sur Ignatz Feldman. Né le 23 janvier 1901, il fut transféré en décembre 1944 au camp d'Ohrdruf. Ce sont les seuls renseignements fournis par les archives de Buchenwald.

L'homme a été un footballeur de renom, membre de l'équipe de Hakoa, un club juif de Vienne. Après l'Anschluss, il émigre aux Pays-Bas. Interné à Westerbork, le Drancy hollandais, il est membre de son équipe de football, comme de celle de Terezin, où il est déporté. Il a connu ensuite les camps d'Auschwitz, de Sachsenhausen, puis de Buchenwald. Que fit-il dans ces différents camps pour susciter la rage meurtrière de ses codétenus ?

Nous savons très peu sur les règlements de compte brutaux qui se déroulèrent dans les camps et dans les jours de leur libération. Et nous n’en saurons peut-être jamais davantage.

« Le général Eisenhower visite un champ de potences où des milliers d’hommes libres ont vu finir leurs tourments », Ce Soir, 21 avril 1945

Immédiatement après sa visite d’Ohrdruf, Eisenhower ordonne à toutes les unités du voisinage dont la présence sur le front n’est pas indispensable de visiter le camp. Selon Bradley, il aurait déclaré :

« On nous dit que le soldat américain ne sait pas pourquoi il se bat. Maintenant, au moins, il saura contre quoi il se bat. »

Si Eisenhower juge indispensable que les troupes sachent, il estime aussi que ce savoir doit être partagé par le monde. Du quartier général de la IIIe Armée, il câble à Londres et Washington, demandant que l’on envoie d’urgence des délégations d’officiels et de journalistes qui seront témoins à leur tour pour témoigner :

« Nous ne cessons de trouver des camps allemands où vivent des prisonniers politiques dans des conditions effroyables.

Mes propres observations me conduisent à affirmer avec certitude qu’aucun texte jusqu’à aujourd’hui ne dépeint l’horreur dans sa totalité. »

Cette volonté américaine de donner une publicité maximale à la découverte des camps et à leurs horreurs contraste avec celle du Ministère français des prisonniers, déportés et réfugiés, dit ministère Frenay –du nom de son titulaire –,  pour qui l’heure reste à la censure. Au moment même où Eisenhower convie journalistes et officiels à se rendre en Allemagne, ceux qui sont en contact avec les premiers déportés rapatriés sont invités à se taire.

Les enjeux ne sont pas les mêmes pour la France et les États-Unis. En ce qui concerne ces derniers, la découverte des camps justifie rétroactivement la rupture de l’isolationnisme et leur entrée en guerre, tout en montrant des horreurs dont les citoyens américains sont exempts. La campagne de presse qui s’amorce permet aussi la préparation de l’opinion aux grands procès et laisse ouvert le sort de l’Allemagne. Les Français, eux, sont dans l'inquiétude sur le sort des déportés sur lequel on sait si peu.

« Le procès des bourreaux de Bergen-Belsen – Une rescapée de la chambre à gaz accuse… », Combat, 25 septembre 1945

La découverte d’Ohrdruf a été l’objet d’une véritable opération de communication, d'une intense médiatisation – pour utiliser des expressions tout à fait anachroniques. Cette opération est fondatrice de l'image que les Alliés occidentaux ont souhaité donner des camps nazis. Elle s'installera durablement jusqu'aux années 1980, quand la montée de la mémoire du génocide des Juifs la fera passer au second plan, sans d'ailleurs jamais l'effacer.

C’est donc le camp dont les images – avec celles de Bergen Belsen – ont été les plus montrées. Elles ont circulé dans le monde entier et  figurent dans tous les documentaires sur les camps, même si très vite son nom a sombré dans l’oubli, recouvert par celui de Buchenwald. Très vite,  Ohrdruf disparut des circuits du tourisme de l'horreur, avant d'être gommé des mémoires et de l'histoire.

Restèrent les photos, les films, les articles de presse. Seuls deux grands camp furent dévolus dans la durée à la monstration de l'horreur nazie : Buchenwald, puis après sa libération le 29 avril, Dachau. Les deux premiers camps de « l’univers concentrationnaire nazi », pour reprendre l'expression inventée par David Rousset.

Eisenhower ne se rendit pas à Buchenwald. Du moins n'existe-t-il ni photos ni films d'une éventuelle visite, et on n'imagine pas qu'elle eût pu s'effectuer hors de tout regard et qu'elle n'eût laissé aucune trace écrite.

Seul Patton s'y rendit, le 16 avril 1945. Or Buchenwald ne ressemble à aucun camp ouvert à l'Ouest comme à l'Est.

Jusqu'à sa découverte, les Alliés n'avaient trouvé dans les camps dans lesquels ils étaient entrés que des traces de ces camps vidés – baraques, miradors, barbelés, comme les Américains au Struthof – ou des indices de la destruction – cheveux, vêtements, chaussures, prothèses… – comme les Soviétiques à Treblinka, Majdanek ou Auschwitz. Parfois des cadavres, comme à Ohrdruf, et des milliers d’agonisants, comme les Soviétiques dans les camps du complexe d'Auschwitz ou les Américains à Dora.

À Buchenwald, les Américains, puis les journalistes et photographes qui y affluent, sont confrontés à une réalité totalement différente : celle  d'une population concentrationnaire nombreuse et d'une organisation de détenus. Car dans ce camp de concentration, ouvert en 1937, les détenus politiques allemands, notamment communistes – les « rouges » – avaient réussi à prendre aux droits communs – « les verts » – le pouvoir dans la hiérarchie des détenus, qui doublait celle des SS.

« Marcel Paul révèle les horribles punitions infligées à Buchenwald », L’Humanité, 21 avril 1945

Dès l'arrivée des Américains, un comité de détenus prend les rênes du camp. Il prend un certain nombre de décision. Un conseil du camp est formé, chaque nation y étant représentée au prorata de ses ressortissants présents dans le camp : 1 pour 1 000 internés. Il y a alors 2 900 Français dans le camp, et quelque 4 000 Juifs qui ne sont pas identifiés comme tels, mais selon leur nationalité. Le comité est coiffé par un bureau exécutif. Six commissions sont formées : sécurité, alimentation, médecine, habillement, administration du camp. Toutes les fonctions administratives seront occupées par des détenus. Ils protégeront le camp, à l'extérieur contre les SS et à l'intérieur contre les « bandits ».

La sixième commission est en charge de l'information. Elle jouera le rôle d'un bureau de presse orientant journalistes, photographes, cameramen.

Le 23 avril 1945, douze jours après la libération du camp, « l’assemblée internationale des journalistes et assimilés à la presse des anciens internés du camp de Buchenwald » se réunit dans la salle de cinéma. « Journalistes, écrivains, artistes, photographes et assimilés, anciens prisonniers de Buchenwald, originaires de tous les pays, combattants antinazistes [sic] et antifascistes de Buchenwald » approuvent à l'unanimité les rapports qui sont présentés « sur l'organisation immédiate d'un Bureau international de presse, d'un service de documentation et d'un service d'information du camp de Buchenwald », selon les termes  retrouvés dans les Archives du camp de Buchenwald.

Ainsi les choix des divers reportages ne doivent peu à une quelconque spontanéité et beaucoup aux directions indiquées aux divers journalistes.

Jean-Baptiste Lefebvre, officier de liaison français au XXe groupe d'armée française, le premier officiel allié à entrer à Buchenwald, raconte comment les journalistes français se sont précipités vers lui, demandant à s'entretenir en particulier :

« Ils étaient déjà réunis autour d'une table pour prendre des notes.

Parmi eux nous remarquons Maurice Nègre, de Havas, n° 81 505/10B ;

Rémy Rourre du Temps, N° 52 532/36 ;

Gandrey Rety, de Radio-Journal, n°40 274/14B ;

René Marmot, d'Associated press, n°42 274/10B ;

Théo Burlet, de Keystone, n°7257/31 ;

Smoulland de La Garonne, n°53253/31A. »

Jean-Baptiste Lefebvre « Un texte inédit sur la libération de Buchenwald », annexe aux Jours de notre mort de David Rousset, 1946.

Il ne mentionne pas Christian Ozanne, de Havas, ou Eric Schwab, le journaliste de l'AFP qui couvre l’avancée des armées alliées en Allemagne et prend un cliché intitulé : « La presse clandestine à Buchenwald ».

Il n'y a donc rien de spontané dans la façon dont les journalistes, photographes, cameramen rendront compte de Buchenwald, puisque leurs reportages seront orchestrés par ce bureau de presse.

À Buchenwald, il y a le « grand camp », celui où la vie est organisée et où il est possible de survivre, pour certains dans une condition physique acceptable. Une partie des photos d'Eric Schwab en témoignent. Il y a aussi  le « petit camp ».  Le contraste est saisissant entre les hommes du grand camp, interviewés par la presse ou photographiés, qui ont un nom et les anonymes qui figurent d'autres  photos prises notamment par par Schwab. Le « grand camp », vivable, est séparé par une grille de barbelés qu'on distingue dans certains photos,  du « petit camp » où ont été entassés les évacués d’autres camps, les invalides, les Juifs, les Tsiganes qui y pourrissent dans un état indescriptible.

Des photos sont prises au bloc 61, le bloc de l’infirmerie. Ces photos – et elles seules – sont devenues des icônes, particulièrement l'une d'elle, le « dysentrique [sic] mourant » (c'est ainsi que Schwab légende cette photo). L'homme est photographié en deux cadrages différents : un visage décharné et comme grimaçant, au nez que la maigreur rend proéminant, celui d'un homme qui semble ramper de sa couchette sur ses avant-bras qui ne sont qu'os. À sa gauche, une écuelle. Cette photo illustre la Une de Franc Tireur (27 avril 1945) ; est choisie pour la couverture du Magazine français sur les crimes nazis (mai 1945) ; pour la carte postale éditée par l'ANACR et la FNDIRP (1952) ; recadrée sur le seul visage,  elle fait la couverture de l'ouvrage de Dominique Decèze, L'Enfer nazi. L'esclavage concentrationnaire (FNDIRP, 1979).

Une troisième série de photos témoigne elle aussi de ce que le bureau de presse décida de montrer de montrer aux journalistes. Petit à petit, ce qui avait été initié à Ohrdruf s’institue. Un rituel de la visite, une manière de tourisme de l’horreur. Des guides, le plus souvent des prisonniers qui ont appartenu à l’organisation clandestine du camp, montrent aux soldats, aux journalistes, aux officiels, les fosses communes, les crématoires, dont une porte ouverte permet de voir, de photographier, de filmer un corps en partie consumé, et des objets dont un fouet servant à torturer. Ils racontent des histoires d’héroïsme, de sacrifice, d’horreurs.

Extrait de « Bagnes d’Hitler », récit des camps du journaliste et résistant Jean Grandey-Rety, ici centré sur son expérience à Buchenwald, France, 8 juin 1945

À Buchenwald, le visiteur  passe devant une rangée de baraques encore habitées du petit camp, défile devant une table où sont exposés les témoignages du sadisme des nazis : peaux humaines tatouées (dont aurait été friande Ilse Koch, la femme d'un des commandants du camp  et surnommée « la chienne de Buchenwald »), têtes réduites, organes humains prélevées à des fins d’expérimentations. Tout ceci fut abondamment photographié et filmé.

Ce balisage de la visite de Buchenwald par ceux qui ont choisi de l'organiser laisse de côté tout un pan de ce qui fut leur quotidien à Buchenwald, et qui est si bien décrit dans les témoignages, notamment ceux de Jorge Semprun. On photographie le bloc 61 du petit camp. Mais on ne dispose d'aucune photo du bloc 34 du grand camp, où la majorité des Français photographiés par Schwab ont vécu, ni d'aucun autre bloc du grand camp. Pas de photo non plus de la bibliothèque ou Jorje Semprun se procurait des livres, ni de la salle de spectacle, ni du Revier du grand camp.

La construction par les internés eux-mêmes de l'image d'un camp, qui sera en France pendant deux décennies le symbole de la déportation, est ainsi parachevée. Tout y est pour la légende : la résistance et le martyre, les armes, les morts-vivants et les tas de cadavres. Les ingrédients de la vision irénique des camps sont donc mis en place au moment même de la libération de Buchenwald par les détenus de la Résistance.

Annette Wieviorka est historienne, directrice de recherche au CNRS. Grande spécialiste de la Shoah et de l’histoire des Juifs d’Europe, elle est notamment l’auteure de Ils étaient Juifs, résistants, communistes, paru en 1985, ou de Auschwitz expliquée à ma fille, 2000.