Chronique

Avril 1945 : création d’une « esthétique » du martyre concentrationnaire ?

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Détenus de Mauthausen parqués, debouts, dans la cour du camp par les autorités nazies, Regards, juillet 1945 - source : RetroNews-BnF

Tandis que l’armée américaine continue sa percée dans les territoires occupés par les nazis, de plus en plus de photos relatant l’expérience des camps circulent dans la presse. Ces visions d’horreur s’affirment bientôt comme un « standard » de la couverture de la déportation.

Le 11 avril 1945, la division Timberwolf découvre Nordhausen Dora-Mittelbau, un autre commando de Buchenwald, devenu camp de concentration à part entière. Les soldats y trouvent un nombre impressionnant de cadavres, probablement plusieurs milliers et environ 700 survivants, que les Américains évacuent vers des hôpitaux de l’armée ou des cliniques improvisées installées.

Les corps sont extraits des baraques. Les habitants de Nordhausen sont réquisitionnés et répartis en deux groupes : le premier creuse sur la colline dominant le camp de vastes fosses capables de contenir de cinquante à cent cadavres ; l’autre a la charge de transporter les corps.

La découverte de Nordhausen redouble l'horreur d’Ohrdruf. Elle rôde aussi en quelque sorte le scénario de la découverte. Le camp est découvert par hasard. Les soldats qui en ont la possibilité doivent le visiter. Les habitants de la localité la plus proche ont la charge de déblayer les corps, de les enterrer. La presse médiatise largement l’événement.

« Maintenant s’impose à l’opinion publique la nécessité d’un châtiment implacable des criminels de guerre », article faisant suite à la découverte de Nordhausen par les Alliés, L’Humanité, 20 avril 1945

Le lendemain, 12 avril 1945, alors que les Américains sont entrés la veille dans le camp de Buchenwald, les généraux Georges Patton, Omar Bradley et Dwight Eisenhower visitent le camp d’Ohrdruf, à l’invitation du 20e corps d’armée qui occupe maintenant la zone. Ils sont accompagnés de journalistes, photographes, opérateurs en charge des actualités filmés. Tout a été laissé intact depuis la macabre découverte du  5 avril.

Le temps a fait son œuvre. En une semaine, tout a eu le temps de pourrir, les cadavres sont en voie de décomposition et l'odeur est infecte. Ces soldats qui côtoient pourtant la mort depuis près d’un an qu'ils sont en guerre sont confrontés à l’horreur d’une autre mort, aboutissement d’une déchéance absolue qu’ils ne soupçonnaient pas. Eisenhower pâlit et reste silencieux, mais insiste pour voir le camp dans sa totalité. Patton doit se retirer discrètement derrière une baraque pour vomir.

Un interné d'Ohrdruf, Ignatz Feldman, guide les généraux tout au long de leur visite du camp. Il est leur « impresario », selon le terme utilisé par Patton dans ses mémoires. Sur toutes les photographies et les images filmées, muettes, on voit cet homme d'une quarantaine d'années, d'une corpulence normale (ce n'est pas le « cadavre vivant » si souvent évoqué) dont les cheveux ont repoussé, volubile et expressif, mimant les vingt-cinq coups de fouet infligés aux internés comme punition,  expliquant devant une potence ce qu'était une pendaison.

Patton écrit dans War as I knew it :

« Il apparut ensuite, que ce n'était pas un prisonnier, mais un exécutant. […]

Il fut retrouvé mort le lendemain, tué par des internés. »

Il est difficile de trouver des informations sur Ignatz Feldman. Né le 23 janvier 1901, il fut transféré en décembre 1944 au camp d'Ohrdruf. Ce sont les seuls renseignements fournis par les archives de Buchenwald.

L'homme a été un footballeur de renom, membre de l'équipe de Hakoa, un club juif de Vienne. Après l'Anschluss, il émigre aux Pays-Bas. Interné à Westerbork, le Dranc...

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