Écho de presse

Lorsque les Poilus imaginaient l'après-guerre

le 15/11/2020 par Pierre Ancery
le 17/10/2018 par Pierre Ancery - modifié le 15/11/2020
« La tranchée », estampe de Félix Vallotton, 1915 - source : Gallica-BnF
« La tranchée », estampe de Félix Vallotton, 1915 - source : Gallica-BnF

À mesure que la Première Guerre mondiale s'éternise, les soldats ne se demandent plus qu'une chose : quand prendra-t-elle fin ? Dans leurs journaux de tranchée, ils imaginent et mettent en scène l'après-guerre.

Commencée en juillet 1914, la guerre devait être courte. En devenant guerre de position, elle va en fait s'éterniser. Pour les Poilus qui combattent en première ou seconde ligne, une préoccupation va alors dominer toutes les autres : savoir quand le conflit prendra fin.

 

Dans leurs journaux de tranchées, beaucoup choisissent de rire de cette question lancinante. En août 1916, ce rédacteur du Front s'amuse ainsi du fantasme de retour à la vie normale que partagent tous les soldats :

« Oui-dà !... messieurs les Poilus qui réclamez la fin de la guerre, croyez-vous que la vie sera si rose, après ? Avez-vous songé un instant aux vicissitudes sans nombre qui suivront votre retour, même après avoir passé sous l’Arc de Triomphe ? […]

 

Après avoir été le Poilu fêté, le héros choyé, vous redeviendrez l’infâme civil que la belle-mère eng...uirlande de ses boniments saugrenus [...]. Quant à vous, jeunes Poilus qui ignorez ce que c’est que d’entendre piailler un moutard et avez le bonheur de n’être pas embellemer... (oh pardon !) vous n’êtes pas au bout de vos peines.

 

Même après la Victoire, il vous faudra soutenir un nouvel assaut, très dissemblable de ceux dont vous êtes sortis vainqueurs : l’attaque du Poilu par ces Demoiselles à marier. Vous aurez à subir leurs œillades assassines, bien malin si vous échappez à leur cour enflammée ; les gaz suaves et autrement captivants que ceux des Boches, vous feront tourner la tête et une fois pris dans les fils de fer barbelés amoureux, il ne vous restera plus qu’à crier : “Kamarad !”.

 

Êtes-vous convaincus, messieurs les Poilus ?... Je vous conseillerai même de mettre un frein à votre ardeur pour n’être pas trop tôt... vainqueurs ! »

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Le retour à la paix, en effet, est d'autant plus désirable que pour beaucoup de jeunes soldats, il correspond aux retrouvailles longuement espérées avec la famille ou avec la bien-aimée (parfois fantasmée). Certains journaux de tranchées publient même des petites annonces matrimoniales, ainsi L'Anticafard en janvier 1915 :

« Jeune fille blonde, physique agréable, 22 ans, ayant situation administrative (P. T. T.), désire mariage avec un vrai poilu de 25 à 30 ans, énergique, courageux, élégant. »

Certains préfèrent rire de ce retour tant attendu au foyer conjugal. Cette caricature d'octobre 1916 figure une matrone presque aussi menaçante que les obus allemands : « L'après-guerre chez soi ! », titre le dessinateur.

Alors que règne l'incertitude totale sur l'issue du conflit, on essaie régulièrement, sans trop y croire, de déterminer la date de la fin de la guerre. Dans le journal Sans tabac, un soldat réalise en septembre 1917 un calcul parodique basé sur l'augmentation annuelle du nombre de jours de permission :

« Or l'augmentation des permissions continuant à se faire suivant la même progression, on arrive à déduire infailliblement que la guerre sera terminée dans 21 ans (1er octobre 1938) car à cette date les poilus seront toujours en voyage en permission. »

Quant au Lacrymogène, il prétend avec humour avoir consulté une voyante dans le même but :

« Quand commencera l’Après-Guerre ? Plusieurs personnes dignes de foi nous ont affirmé qu’elle commencerait dès que la Paix serait signée. Nous avons bien voulu les croire ; mais, désirant plus de précisions, nous sommes allés consulter au Quartier-Latin une somnambule translucide (ô combien) qui nous a assuré que l'Après-Guerre commencerait un mardi, dix-septième jour d’un mois en R.

 

Comme nous lui demandions quel serait ce mois et en quelle année se baliserait la prophétie, elle devint soudainement pâle d’émotion et de désespoir... […]

 

“Je travaille actuellement à résoudre cet angoissant problème et compte être en mesure de vous en donner le résultat dans un ou deux ans tout au plus. Voilà, Monsieur, tout ce que je peux vous dire : C’est vingt francs !” »

Mais la dérision laisse parfois place à de vrais questionnements. Les soldats essaient d'imaginer à quoi ressemblera réellement « l'après ». Réponse en octobre 1916 du Souvenir, journal dont le sérieux tranche avec l'humour propre à la plupart des journaux de tranchées :

« C’est inévitable, l’après-guerre sera un déchaînement d’activité intellectuelle et matérielle ; le vouloir-vivre inconscient des peuples l’emportera ; une nouvelle société va s’édifier. Déjà on sent frémir des forces neuves. L’histoire de l'humanité est là pour témoigner que ce phénomène est inéluctable... Quand la mort a fini, la vie reprend ses droits.

 

Pas mal de laideurs se montreront. Des gens qui auront été obligés de restreindre leurs appétits pendant la guerre voudront rattraper le temps perdu ; on se dépêchera de “faire de l’argent”, de jouir vite, vite... Les préoccupations matérielles domineront chez un grand nombre. Les plus acharnés dans cette lutte pour la conquête de l’argent, des emplois, de l’influence seront – sauf exception – ceux qui n’auront pas souffert de la guerre [...].

 

À côté de cette foule acharnée et trépidante, que deviendront ceux chez qui la douleur aura tué le désir d’agir ? Je les vois, repoussés des situations où leurs vêtements de deuil créera une gêne, évités par la masse de gens qui s’appliqueront à oublier les années d’épreuves... […] Le spectacle de la douleur d’autrui est déplaisant et on s’écartera de ceux et de celles dont le visage semble encore porter l’empreinte des larmes. Il risque ainsi de se former dans la société de demain une nouvelle catégorie sociale, celle des “affligés de la guerre.” »

Tandis que Le Cafard muselé, en août 1918, donne des conseils très précis aux jeunes survivants pour devenir de bons citoyens dans l'après-guerre :

« Vous aurez le devoir impérieux de prendre une part active à la vie de la Nation par votre bulletin de vote. Vous aurez l’âme vraiment républicaine, c’est-à-dire que vous vous défierez de tous les partis et que vous envisagerez avant tout l’intérêt de la chose publique – République signifiant culte des intérêts généraux, sacrifice des intérêts particuliers à l’intérêt supérieur de la communauté [...].

 

La guerre aura eu pour effet désastreux d’écrémer les nations. Songeons à la crise qui suivra l’après-guerre ; préparons, reconstituons, purifions. »

Lorsque la guerre prend réellement fin le 11 novembre 1918, mettant un terme à quatre années de privations, de souffrances et de dévastation, les rédacteurs de journaux de tranchées laissent éclater leur joie – parfois teintée d'une certaine inquiétude quant au retour à la vie civile, comme ici dans Le Ver luisant du 1er janvier 1919 :

« Enfin ! le cauchemar est fini ! Qui de nous, poilus mes frères, songerait à s’en plaindre ? Joyeux, nous regagnerons bientôt nos foyers et, si notre bourse est légèrement plate, nous aurons du moins la satisfaction du devoir accompli... c’est déjà quelque chose !

 

Lorsque nous reprendrons nos bonnes pantoufles d’avant-guerre, un “ouf !” de contentement s’échappera de nos lèvres en pensant que ce n’est plus ni pour dix, ni pour vingt jours, mais pour tout de bon... pour toujours ! Ce sera tellement beau qu’on aura du mal à le croire. Depuis plus de quatre ans – tant il est vrai que l’habitude devient une seconde nature – on avait fini par accepter et s’habituer à cet état de guerre, d’ailleurs il le fallait bien ! [...]

 

Que la Fraternité et la Reconnaissance ne soient pas de vains mots ! On les a eus ! Certes, mais ce n’est pas une raison pour s’endormir sur nos lauriers. Il faut lutter encore, mais cette fois pour la Paix. L’après-guerre s’annonce gros de problèmes redoutables, sachons rester Unis pour être Forts ! »

Plus tard, quelques témoignages publiés dans ces journaux qui, pour certains, continuent de paraître, relativiseront de façon surprenante le bonheur éprouvé par les soldats à l’Armistice. Que faire de sa vie quand celle-ci a été entièrement dédiée, pendant quatre ans, au combat acharné contre « l'ennemi » ?

 

Dans son numéro de décembre 1919, Le Bulletin désarmé évoquera ainsi la forme de nostalgie ressentie par certains Poilus un an plus tôt, à l'annonce de la fin du conflit :

« Finie la guerre... la bonne guéguerre ! Ainsi s’exprimaient les poilus en caressant une vieille bouteille, achetée à la Coopé, afin de fêter l’heureux événement. Que viens-je d’écrire ? Heureux événement ! N’en croyez rien, ô civils. C’est archi-faux ! Voici la vérité et toute la vérité.

 

Quand les poilus eurent connaissance de l'armistice ils prirent des mines renfrognées, des airs maussades. On les voyait déambuler tristement, les mains dans les poches [...]. J'interrogeais l’un d’eux qui me fit les déclarations suivantes :

 

– Crois-tu hein, c’est la fin !... Que va-t-on faire à présent ! On avait tant de prestige dans nos uniformes ! On s’était trop habitué à cette douce existence ! […] Plus de pain blanc, plus de fayots, plus de vin, plus de remboursable à “vingt ronds”. [...] Maintenant, vois-tu, pour fumer, pour manger, pour boire, faudra faire des queues pendant des heures entières aux portes des mercantis [...]. Maintenant y faut s'occuper de l’avenir ! Ah ! la bonne guéguerre ! »

 

Pour en savoir plus :

 

Stéphane Audouin-Rouzeau, Les soldats français et la Nation de 1914 à 1918 d'après les journaux de tranchées, in: La Revue d'histoire moderne et contemporaine, 1987

 

Jean-Pierre Turbergue, Les journaux des tranchées, Éditions italiques, 1999