Écho de presse

1938, la « Mata-Hari de Koursk » face à ses juges : la cantatrice espionnait pour l’URSS

le 27/07/2021 par Nicolas Skopinski
le 26/03/2019 par Nicolas Skopinski - modifié le 27/07/2021
L'ex-cantatrice tsariste Nadejda Vinnikova, dite la Plevitskaïa, peinte par Philippe Maliavin, 1924 - source : WikiCommons
L'ex-cantatrice tsariste Nadejda Vinnikova, dite la Plevitskaïa, peinte par Philippe Maliavin, 1924 - source : WikiCommons

Plus grande cantatrice de la Russie tsariste, la Plevitskaïa s’est exilée à Paris après la Révolution bolchévique. Désargentée, elle accepte d’espionner pour les Soviétiques. En 1938, son procès fait fantasmer une presse avide d’une nouvelle « Mata-Hari ».

Espionnage, célébrité, séduction, Russie lointaine. En ce début décembre 1938, les journaux français n’en finissent plus de narrer une histoire « digne d’un roman ». Sur le banc des accusés de la Cour d’assises de la Seine, « la Plevitskaïa » – ou « Plevitzkaïa » –, la plus célèbre chanteuse de la fin de l’époque tsariste.

L’occasion est trop belle de raviver une histoire qui avait passionné la France. La Plevitskaïa devient vite la nouvelle « Mata-Hari », comme le relate Le Journal, le 7 décembre 1938.

« Droite et haute sur son banc, la tête légèrement rejetée en arrière, ce qui ne laisse pas de lui donner une grâce assez impérieuse, Mme Skobline commence à suivre cette deuxième audience, qui va se révéler si pathétique, avec une totale indifférence, ou, pour mieux dire, cette sorte de fatalisme qui laisse parfois les Slaves insensibles aux plus dures épreuves.

Les beaux yeux de la Plavitzkaïa regardent vaguement dans le vide.

Ainsi, il y a vingt ans apparaissait, aussi lointaine, aussi apathique, une autre accusée, comme elle étrangère et comme elle artiste : Mata-Hari. »

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Paysanne illettrée, Nadejda Vinnikova de son vrai nom, a, par la chanson, gravi les échelons de la Russie impériale. Après des duos avec Rachmaninov, elle finit par chanter pour le tsar en 1910 – affichant même une proximité qui fera jaser la haute société tsariste.

Mais la Révolution soviétique de 1917 a bouleversé son destin. Finies les réceptions mondaines, oubliés les triomphes dans des salles combles. La richissime chanteuse a dû prendre le chemin de l’exil avec son troisième mari, le général Skobline.

Comme beaucoup d’émigrés politiques russes, elle finit par trouver refuge à Paris, en 1924. Soutenus par le gouvernement français, fermement antibolchévique, les « Russes blancs » dirigent depuis la capitale l'Union générale des combattants russes, le ROVS, organisation militaire censée déstabiliser la naissante URSS. Très vite l’organisation patine. Le grand retour en Russie se mue en chimère. Les hommes s’affaissent sous le poids des années, les uniformes s’éliment. Et les économies s’envolent. Paris est le début d’une lente descente aux enfers pour la Plevitskaïa.

Désargentée, nostalgique, obligée de chanter dans des cabarets pour émigrés russes sans le sou, elle est, à l’aube des années 1930, recrutée avec son mari par le service de renseignement soviétique, le NKVD.

Après des années à révéler de petites informations de l’intérieur du ROVS, le couple va passer à une étape supérieure. Le NKVD prépare en effet une grosse opération en plein Paris. Le 22 septembre 1937, le général Miller, chef des Russes blancs à Paris, est enlevé. Rapidement, les enquêteurs découvrent une note signée de sa main, comme le rapporte L’Excelsior, le 3 décembre 1938.

« J'ai un rendez-vous, à midi 30, dit la note écrite de la main du général, à l'angle des rues Jasmin et Raffet, avec le général Skobline qui doit me conduire à un rendez-vous avec un officier allemand. […]

Le rendez-vous est arrangé par l'intermédiaire de Skobline. Peut-être est-ce un guet-apens. En ce cas, je laisse cette note. »

Accusé, Skobline s’enfuit. Bien qu’elle ne soit pas mêlée directement à l’enlèvement, c’est son épouse qui concentre dès lors l’attention.

Dans la presse, elle est décrite comme une intrigante. Des portraits d’elle, jeune et séduisante, en robe boyard traditionnelle, sont relayés dans les journaux nationaux, l’entourant d’un imaginaire romanesque. Les rédacteurs oublient qu’il s’agit désormais, en 1938, d’une femme mûre âgée de 62 ans – bien qu’elle prétende en avoir dix de moins.

Sa première apparition publique ne manque pas de décevoir, notamment ce rédacteur du Populaire, qui revient sur l’affaire au début du mois de décembre.

« Cette femme, aujourd’hui âgée de 52 ans et combien flétrie malgré les anciens portraits d’elle qui circulent encore, a joué un certain rôle dans les milieux de l’émigration blanche.

Elle chantait des œuvres comparables, pour les Russes, à celles de Botrel pour les Bretons, et, rappelant ainsi aux exilés leur patrie, était devenue une sorte de symbole.

C'était la Plevitzkaïa ! »

L’image médiatique de la cantatrice est désastreuse. Pas un journal ne manque de souligner son caractère « intrigant », son louvoiement pendant la guerre civile russe. Elle est vue comme « le mauvais ange » et le « mauvais génie » du « traître Skobline » pour L’Excelsior. Ce traitement à charge a eu une influence sur le procès explique par ailleurs l’historienne Pamela A. Jordan dans son livre Stalin’s singing spy.

« Les accusateurs de la Plevitzkaïa et tous les journaux à l’exception des prosoviétiques l’ont décrite comme une “Mata Hari rouge” et d’autres comme une femme dominatrice.

Cette description sensationnaliste a sûrement contribué à la condamner et à vendre de la copie même si ce n’était pas la réalité. »

Le 15 décembre, à la veille du verdict qui verra Nadejda Vinnikova condamnée à vingt ans de travaux forcés, soit la peine maximale, le journal catholique La Croix relève un point capital du procès : ce qui est réellement jugé.

« Avec une éloquence sobre, dépouillée, l’avocat général dit, tout d’abord, qu’il ne s’engagera pas sur le terrain politique. Il s’appuie sur des faits. Peu importe pour le compte de qui ont agi les Skobline.

Nous n’avons pas à ménager la Skobline, puisque nous la tenons pour coupable. »

En début de procès, Le Populaire ne disait pas autre chose :

« Et les jurés sont, dans cette affaire, appelés à se prononcer sur le crime le plus difficilement saisissable : la complicité indirecte apportée par une femme à son mari ! »

Le procès est traité comme un fait divers banal, une séquestration avec violences. C’est oublier que, derrière, se cache Moscou. La décision d’enlever le général Miller émane du bureau de Staline directement.

Si la figure de la Plevitskaïa, « le rossignol de Koursk » comme la surnommait le tsar Nicolas II, est offerte en pâture au public, pas un mot sur le volet politique de l’affaire. Un service de renseignement étranger a pourtant monté une opération sur le territoire national.

Le silence diplomatique est assourdissant et il n’échappe pas au journal  monarchiste et antirépublicain L’Action française, sous la plume de Léon Daudet, qui dans l’édito du 16 décembre, hurle au complot.

« Le procès qui vient de se terminer par la sévère condamnation de la cantatrice Plevitzkaïa a démontré la complicité de la Sûreté générale […] dans cet abominable crime, perpétré par ordre des Soviets en plein Paris. »

Le polémiste Daudet n’est pourtant pas si éloigné de la vérité. En décembre 1938, la Seconde Guerre mondiale se prépare. Depuis l’annexion de l’Autriche, puis des Sudètes – les régions germanophones de la Tchécoslovaquie –, il ne fait plus aucun doute qu’il faut s’armer face à l’Allemagne. Les diplomates français, le Président du conseil Édouard Daladier en tête, tentent par tous les moyens de nouer une alliance militaire dite « de revers » avec les Soviétiques, afin de prendre l’aigle allemand en étau et l’empêcher de déployer ses ailes.

Dans ce contexte, la séductrice n’est paradoxalement pas la Plevitskaïa, mais plutôt la diplomatie française, qui ne souhaite pas froisser son potentiel allié russe avec cette histoire parasite. Les Russes blancs ne sont plus soutenus par la France. Plusieurs irrégularités seront constatées ultérieurement au sein de l’enquête. Des fonctionnaires ayant fait remonter des éléments incriminant les Soviétiques seront étrangement mutés.

Dans ce contexte, attirer la lumière sur une cantatrice déchue, autoritaire et manipulatrice, a permis de taire un pan entier du procès. Condamnée à attirer la lumière jusqu’à sa fin, Nadejda Plevitskaïa décède pourtant le 21 septembre 1940 à la prison pour femmes de Rennes, dans l’oubli le plus total.

Elle n’était plus que le vestige d’un temps révolu. Entre-temps, la France avait été vaincue.

Pour en savoir plus :

Pamela A. Jordan, Stalin's Singing Spy: The Life and Exile of Nadezhda Plevitskaya, 2016, Rowman & Littlefield

Marina Grey, Le Général meurt à minuit : l’enlèvement de Koutiepov 1930 et de Miller 1937, 1981, Plon