Écho de presse

De Gaulle avant la guerre, théoricien dédaigné de « l’armée de métier »

le 22/05/2019 par Pierre Ancery
le 03/05/2019 par Pierre Ancery - modifié le 22/05/2019
Le président de la République Albert Lebrun et le colonel Charles de Gaulle, commandant d'un régiment de chars de combat, 1939 - source : WikiCommons
Le président de la République Albert Lebrun et le colonel Charles de Gaulle, commandant d'un régiment de chars de combat, 1939 - source : WikiCommons

Dans les années 1930, Charles de Gaulle se fait discrètement remarquer dans la presse pour ses ouvrages de théorie militaire, en rupture avec les doctrines officielles. Cependant, il est peu écouté par les instances dirigeantes.

Il aura fallu la tragédie de la Seconde Guerre mondiale pour que Charles de Gaulle (1890-1970) connaisse un destin national. Mais si le meneur d'hommes ne se fit pas connaître de la majorité des Français avant 1940, le théoricien, lui, s'était déjà fait discrètement remarquer dans la presse des années 30 pour ses ouvrages de « philosophie militaire ».

 

Le 24 juillet 1932, le journal de la droite nationaliste L'Action française signale ainsi à ses lecteurs, dans sa rubrique « Armée et marine », la parution d'un livre signé de Gaulle, Le Fil de l'épée.

« Il est temps, dit l'auteur dans son avant-propos, que l'élite militaire reprenne conscience de son rôle prééminent, qu'elle se concentre sur son objet, qui est tout simplement la guerre. Pour rendre le fil à l'épée, il est temps qu'elle restaure la philosophie propre à son état. »

 

En conséquence, M. Charles de Gaulle étudie successivement l'Action de guerre, le Caractère, le Prestige, la Doctrine, la Politique et le Soldat. Les idées qu'il exprime soulèveront sans doute quelques contradictions ; elles ne sauraient, en tout cas, laisser indifférents ceux qui s'intéressent à l'armée et aux questions militaires. »

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Âgé de 41 ans, de Gaulle a alors le grade de colonel. Il est affecté depuis novembre 1931 au secrétariat général de la Défense à Paris, un poste qui lui a permis de se pencher de près sur les affaires d’État et de développer une réflexion sur le rôle de l'armée dans la défense nationale.

 

Dans Le Fil de l'épée, il insiste sur l'idée d'unité du commandement. Le Journal des débats politiques et littéraires, dans une critique élogieuse, reprend certaines de ses conceptions sur le rôle primordial des chefs – lesquelles résonnent de façon prophétique quand on connaît le destin ultérieur de de Gaulle :

« Parmi l'ensemble des données diverses qui font la force d'une armée, qui la rendent victorieuse, une part importante, peut-être prépondérante, est constituée par les qualités des chefs. Parmi celles-ci, la vertu capitale, souvent la plus rare, est le caractère. Cela a déjà été dit, mais il y a des vérités qu'il faut répéter et sur lesquelles on ne saurait jamais trop méditer.

 

Les personnes qui s'intéressent à ces hautes questions de défense nationale et d'avenir de l'armée liront intérêt un volume récemment paru, où un auteur de grand talent a fouillé les questions de psychologie qui sont inhérentes au commandement militaire. On ne peut qu'approuver pleinement les belles pages qu'il consacre au “Caractère, vertu des temps difficiles”, et où il nous montre l'homme de caractère : “loin de s'abriter sous la hiérarchie, de se cacher dans les textes, de se couvrir de comptes-rendus, le voilà qui se dresse, se campe et fait front”. »

Le journal conservateur Le Temps se montre lui aussi élogieux et signale que le livre est dédié... au maréchal Pétain, à l'époque le protecteur de de Gaulle.

« C'est au maréchal Pétain que le commandant Charles de Gaulle dédie son livre le Fil de l'épée comme au chef dont la gloire a montré “quelle vertu l'action peut tirer des lumières de la pensée”. Et c'est justice non point seulement parce que l'auteur de cette étude sereine et fière, et si compréhensive, a servi dans le rayonnement du grand stratège, mais parce qu'un livre de philosophie militaire ne saurait être offert à un autre qu'au plus psychologue de nos chefs de guerre et d'après-guerre. »

En 1934 paraît un nouveau livre de Charles de Gaulle, Vers l'armée de métier. Désormais lieutenant-colonel, l'ambitieux militaire y défend une idée alors contraire aux doctrines officielles (en particulier celle de Pétain) : pour améliorer la défense nationale, il faut constituer des unités blindées à la fois rapides et efficaces, capables de mener des offensives autonomes. Pour ce faire, il faut se tourner vers une armée professionnelle, aux côtés de la conscription.

 

Le Temps commente en mars 1934 :

« Pour Charles de Gaulle, notre ceinture de fortifications manque de profondeur [...]. Les forteresses ont leur valeur, mais non point celle d’une panacée. Édifier notre couverture uniquement sur la résistance d’ouvrages tenus par des novices serait une pure absurdité [...]. Suivant M. de Gaulle, cette tâche serait mieux assurée par une armée de métier de cent mille hommes, formant six ou sept divisions entièrement mécanisées et motorisées. »

Dédaigné à sa sortie, Vers l'armée de métier n'aura que peu d'échos chez les dirigeants français, à l’exception notable du futur président du Conseil Paul Reynaud. La gauche, et Léon Blum en particulier, craint de son côté qu’une telle armée de métier ne soit utilisée contre le peuple. « À bas l’armée de métier ! », s’écrie ainsi le leader socialiste dans un article du Populaire paru le 1er décembre 1934 :

« Demandons-nous, en cas de troubles politiques, quelle serait l'attitude d'une armée de métier, nourrie dans le mépris du “civil” et tenue bien en mains par des chefs dont les plus loyaux me feraient que se résigner à ta République. Ce sont les armées de métier qui ont toujours fait les coups d’État et les pronunciamientos. Le moins qu'on puisse redouter est quelque chose d'analogue à ce qui se passe depuis quinze ans en Allemagne. »

Le livre de de Gaulle sera en revanche lu à l'étranger, en particulier en Allemagne : Albert Speer rapportera même qu'Adolf Hitler en avait « beaucoup appris ».

 

En 1938, à la veille de la guerre, paraît encore La France et son armée. L'ouvrage devait à l'origine être écrit pour Pétain et s'intituler Le Soldat, mais suite aux désaccords entre les deux hommes, de Gaulle en reprit l'écriture à son propre compte. Le Courrier de Saône-et-Loire le recense favorablement au mois d'octobre 1938 :

« Ce qu’on appréciera sans doute le plus dans un tel ouvrage, c’est la vie étonnante qui l’anime. Rien de sec, rien d’aride. Sans cesse les événements militaires sont rattachés aux grands courants politiques et intellectuels du temps. Une érudition aisée, qui dépasse le cadre des connaissances techniques, permet à Charles de Gaulle de constants et significatifs rapprochements [...].

 

Son livre constitue donc [...] un de ces témoignages de métier comme nous en avons déjà vu paraître, où un homme parle de ce qu'il connaît le mieux. »

Mais le livre rencontrera à nouveau peu d'échos en France. Ce que déplore L'Action française en décembre 1938 :

« Ecrivain militaire réputé pour l'originalité de ses conceptions et la clarté de ses exposés, le colonel Charles de Gaulle avait notamment publié, il y a quatre ans, une étude technique remarquable, intitulée Vers l'armée de métier et dont nous eûmes fréquemment l'occasion d'entretenir, à l'époque, les lecteurs de cette chronique [...].

 

Mais si les idées nouvelles naissent souvent en France, il est malheureusement bien rare qu'elles trouvent chez nous leur première application. Il était inévitable que les conceptions trop révolutionnaires du colonel de Gaulle heurtassent l'esprit routinier de certains bureaux. »

La débâcle militaire du printemps 1940 va précipiter le destin de de Gaulle. Le 6 juin, après avoir commandé une division blindée dans la région de Laon, il entre dans le gouvernement de Reynaud au poste de sous-secrétaire d'État à la Guerre et à la Défense nationale. Dans sa rubrique « Les jeunes chefs » du 1er juin, Le Temps écrivait à propos de lui :

« Le général de Gaulle a l'amertume de n'avoir pas été compris et entendu alors qu'il en était temps. Mais, dans la bataille qui se livre désormais pour le salut de la patrie et à laquelle il est étroitement mêlé, il servira notre pays avec sa lumineuse intelligence, sa sérénité d'âme, nous écririons volontiers son génie, avec une foi indomptable dans les destinées de la patrie. »

Le 17 juin, apprenant la victoire au sein du gouvernement français des partisans de l'armistice, menés par Pétain, de Gaulle abandonne son poste et s'envole pour Londres. Le lendemain, le futur chef des Forces Françaises Libres lançait sur les ondes son célèbre appel, véritable coup d'envoi de sa légende.

 

 

Pour en savoir plus :

 

Michel Tauriac, De Gaulle avant de Gaulle, Plon, 2013

 

Eric Roussel, De Gaulle, Gallimard, Folio Biographies, 2002

 

Jean Lacouture, De Gaulle (trois volumes), Editions du Seuil, 1984-1986