Écho de presse

1915 : comment l'infâme « guerre chimique » fut inventée

le 11/12/2020 par Pierre Ancery
le 26/06/2019 par Pierre Ancery - modifié le 11/12/2020
Une mère et son enfant munis de masques à gaz, Agence Rol, 1918 - source : Gallica-BnF
Une mère et son enfant munis de masques à gaz, Agence Rol, 1918 - source : Gallica-BnF

L'Allemagne fut la première a utiliser des gaz mortels lors des combats de la Première Guerre mondiale. Une initiative qui sema la terreur et fut traitée de « barbare » par la presse française. Ce qui n'empêcha pas la France et l'Angleterre d'imiter leur ennemie.

Le 22 avril 1915, au nord d'Ypres, l'Allemagne déploie 5 730 bonbonnes remplies de chlore. Le gaz est libéré à 17 heures et se répand dans les tranchées françaises, provoquant la fuite des soldats paniqués. Les morts se comptent par centaines et certaines victimes resteront handicapées à vie.

 

C'est la première utilisation à grande échelle d'un gaz mortel par un belligérant. Les gaz lacrymogènes avaient certes été employés plus tôt dans le conflit, mais leurs dégâts étaient loin d'égaler celui du chlore, un agent irritant susceptible de causer la mort par asphyxie s'il est absorbé à haute dose. Une nouvelle arme qui contrevient aux conventions de La Haye de 1899 et 1907, lesquelles interdisent l'usage de gaz asphyxiants ou toxiques.

C'est le début de la « guerre chimique » : dans les mois qui suivent, la France et l'Angleterre vont eux aussi développer des gaz de combats, avant de les produire de façon industrielle et les utiliser sur le terrain. La France met ainsi rapidement au point un nouveau gaz encore plus dévastateur, le phosgène.

 

Une surenchère technologique abondamment commentée par la presse. Le 27 février 1916, Le Miroir publie des photos d'une « expérience de lancement de gaz en Italie » pour tester les nouveaux gaz asphyxiants mis au point par l'armée française :

« L'ennemi ayant persisté à employer, parmi d'autres armes déloyales, celle des gaz asphyxiants, les Alliés ont dû envisager la nécessité d'user des mêmes moyens. »

Relayant cette course effrénée vers la supériorité chimique, les journaux vont systématiquement insister sur le fait que l'Allemagne l'a « commencée ». Ainsi Excelsior, qui écrit le 2 décembre 1916 :

« Avec les vagues de gaz asphyxiants, les Allemands ont inauguré la guerre chimique proprement dite. Les laboratoires dont l'Allemagne s'enorgueillissait tant et qu'elle présentait au monde comme les bienfaisants instruments de la “kultur” ont toujours étroitement collaboré à la construction de son édifice guerrier.

 

Mais jamais leur participation à l’œuvre méthodique de destruction entreprise de longue main par nos ennemis, ne s'était révélée avec un aussi franc cynisme.

 

Les Alliés, qui n'avaient pas un instant imaginé la mise en action de moyens aussi barbares, éprouvèrent d'abord cruellement leurs effets. Mais leur prompt génie eut tôt fait de parer au danger. Puis, il riposta avec une telle vigueur à ce mode d'attaque déloyal que nos ennemis ne se félicitent certainement pas aujourd'hui de l'avoir innové. »

Parallèlement se mettent en place des contre-mesures contre les effets des gaz ennemis. Utilisant d'abord de simples tampons de coton imbibés de bicarbonate de sodium, les soldats français, dès 1915, sont tous équipés de masques à gaz, dont la presse ne cesse de vanter l'efficacité.

En septembre 1916, Le Pêle-Mêle commente ainsi :

« Il convient d'ajouter, enfin, que dès les premières attaques par les gaz [...], le haut commandement ne resta pas inactif : on donna presqu'aussitôt des masques à nos soldats, et, lorsqu'ils retournèrent à l'arrière, pour le repos, on procéda à leur éducation méthodique en les soumettant, sur le front, à un “enfumage” destiné à les accoutumer à l'épreuve boche, quand elle surviendrait [...].

 

Vous voyez, qu'en somme, avec leurs gaz, leurs jets de liquides enflammés et leurs autres inventions barbares, les Allemands ne sont pas encore à la veille de nous mettre à mal. »

« L'expérience démontre quotidiennement, ajoute Excelsior en août 1916, que l'homme qui a un masque en bon état et qui est bien exercé à le mettre convenablement avec célérité est suffisamment protégé contre les vagues de gaz asphyxiants que peuvent envoyer les Allemands. Nous n'irons pas jusqu'à dire qu'ils se trouveront au milieu de ces vapeurs comme des poissons dans l'eau, mais ils pourront au besoin en braver les effets avec succès pendant ces heures entières. »

En 1917, un gaz encore plus puissant fait son apparition : le fameux gaz moutarde, un agent vésicant introduit par l'Allemagne, capable de rester actif pendant plusieurs semaines. Il est utilisé pour la première fois à Ypres le 11 juillet (d’où le nom d’ypérite qui lui sera parfois donné). 15 000 fantassins britanniques seront touchés, et feront l'expérience de séquelles graves.

 

Le 23 août, Le Mémorial de la Loire mentionne l’apparition de ce gaz, plus terrible encore que les précédents :

« Le correspondant de Reuter à Verdun dit que les Allemands lancent une quantité considérable d'obus asphyxiants remplis du nouveau gaz, que les soldats anglais appellent le “gaz moutarde”. Ce poison attaque les bronches, le yeux et les membranes muqueuses. Ses effets sont mortels. »

Les yeux des victimes les brûlent, elles voient leur peau se couvrir de cloques et sont atteints d'hémorragies externes qui provoquent des douleurs atroces. Les patients meurent en général au bout de quatre à cinq semaines, étouffés par les liquides présents dans leurs bronches.

 

Excelsior évoque en août 1917 le gaz moutarde dans un article intitulé « Les obus empoisonneurs d'Armentières » :

« Les Allemands viennent de mettre en œuvre de nouveaux gaz toxiques qui allongent la série de leurs crimes [...].

 

Les effets de ce produit ne sont pas immédiats : l'intoxication est assez lente. Des Armentiérois qui avaient respiré ces émanations en circulant dans la matinée ont pu rentrer chez eux sans se sentir incommodés, prendre même leur repas ; mais, cinq ou six heures après, ils étaient obligés de s'aliter et leur état empirait alors rapidement.

 

Les malheureux étaient d'abord, pris par les bronches, l'extérieur des yeux se gonflait, ils perdaient peu à peu l'usage de la vue ; toutes les muqueuses étaient atteintes ; ils ressentaient comme un feu intérieur et des brûlures sur tout le corps. Une toux sans arrêt, accompagnée de fièvre, survenait alors ; le teint prenait un aspect terreux et le dénouement fatal ne tardait pas à se produire. »

La France et l'Angleterre se mirent à utiliser leur propre gaz moutarde dès 1917. L'utilisation de ces armes atroces par les deux camps n'est alors pas sans susciter des protestations : en février 1918, la Croix-Rouge lance un appel à tous les belligérants pour « les inviter à supprimer l'usage des gaz asphyxiants et vénéneux ».

 

Le texte dénonce la spirale destructrice dans laquelle se sont enfermés les pays en guerre :

« “Le comité international de la Croix-Rouge fait ensuite observer que chaque combattant, face à l’ennemi usant de ces gaz, est forcé malgré lui de l'imiter, et, s'il ne veut pas être dans une position d'infériorité qui pourrait lui être fatale, cherchera à le dépasser et concentrera tous ses efforts pour obtenir que ces poisons aient une action toujours plus délétère et plus étendue, et ce sera une rivalité dans la course aux procédés plus meurtriers et plus cruels.”

 

L'appel se poursuit par une protestation énergique contre la guerre de demain, qui “dépassera en férocité ce que l'histoire a connu de plus barbare”. »

Un appel qui restera lettre morte jusqu'à la fin du conflit. Les estimations du bilan humain de la guerre chimique varient, mais il se compte en dizaines de milliers de tués et en centaines de milliers de blessés. Les traumatismes psychologiques furent innombrables.

 

En 1925, le protocole de Genève, interdisant l'usage des gaz, fut signé par la plupart des pays belligérants du premier conflit mondial. Ils seront toutefois utilisés dans de nombreux autres conflits du XXe siècle : par la Grande-Bretagne contre les Kurdes irakiens en 1920, par l'Espagne et la France contre les insurgés marocains lors de la guerre du Rif en 1925, par l'Italie lors de l'invasion de l'Éthiopie en 1934-35, dans la guerre sino-japonaise de 1937...

 

En 1993, la Convention sur l’interdiction des armes chimiques, signée par 165 pays, interdira la mise au point, la fabrication, le stockage et l'usage des armes chimiques.
 


 

Pour en savoir plus :

 

Olivier Lepick, La Grande guerre chimique 1914-1918, PUF « Histoire », 1998