Écho de presse

La « Honte noire », les troupes coloniales françaises vilipendées en Rhénanie

le 15/12/2022 par Pierre Ancery
le 12/11/2019 par Pierre Ancery - modifié le 15/12/2022
« Entrée à Francfort de la nouba du 3e régiment de tirailleurs marocains », 1920 - source : G. Garitan-WikiCommons
« Entrée à Francfort de la nouba du 3e régiment de tirailleurs marocains », 1920 - source : G. Garitan-WikiCommons

Au début des années 1920, une violente campagne raciste et nationaliste est lancée en Allemagne contre la présence en Rhénanie des « troupes noires » constituées de soldats issus des colonies africaines de la France.

Allemagne, début des années 1920. Les Français, vainqueurs de la Première Guerre mondiale, occupent la Rhénanie. Parmi les soldats présents sur place, un certain nombre sont issus des possessions françaises d'Afrique : Sénégalais, Marocains, Algériens ou Malgaches. Ce sont les « troupes coloniales ».

Leur présence est vécue par beaucoup d'Allemands comme scandaleuse. Que des soldats africains aient pu être utilisés par la France pour tuer des Blancs durant le conflit était déjà apparu comme une forme de « retournement des valeurs » de la civilisation européenne. Qu'ils occupent le sol allemand est considéré par les mêmes comme une « souillure ».

L'extrême droite nationaliste allemande, bientôt imitée par les autorités de la République de Weimar, va donc mener une campagne de propagande afin de dénoncer ce qu'elle appelle Die schwarze Schmach, la « Honte noire ». Les pires rumeurs racistes sont alors lancées : les troupes coloniales françaises se livreraient à des violences sur la population allemande, et en particulier à de multiples viols sur les femmes.

En décembre 1920, Le Matin raconte la façon dont les autorités allemandes développent ce thème :

« À Stuttgart, le démocrate Plank, membre du Landtag, interpelle le gouvernement wurtembergeois sur la “honte noire”, et dénonce en termes violents la conduite cruelle des autorités militaires françaises envers les Allemands des régions occupées.

Le président Hieber expose les mesures prises par le gouvernement du Reich et déclare que la pression mondiale contraindra bientôt la France à retirer les troupes noires des pays rhénans. »

Pour les Allemands vaincus, cette campagne de propagande est un moyen de contester la présence française. Mais aussi de provoquer l'indignation des pays alliés de la France, Grande-Bretagne et États-Unis, dans le but de diviser les anciens ennemis du pays défait.

Et en effet, certains journaux anglo-saxons vont donner crédit aux rumeurs issues d'Allemagne. Dans le Daily Herald en 1920, un article accuse violemment les « troupes noires » de commettre des viols à répétition et de répandre la syphilis. Une thèse reprise en France dans le journal socialiste et anticolonialiste Le Populaire, qui écrit le 13 avril :

« Les révélations douloureuses, publiées par E. D. Morel, dans le “Daily Herald”, viennent souligner le scandale de l'emploi de demi-sauvages d'Afrique comme troupes d'occupation en un pays européen.

Les viols accompagnés des pires violences – voire de VERITABLES ASSASSINATS – les terribles progrès faits par les maladies vénériennes et en particulier par la syphilis, parmi les jeunes femmes du bassin de la Sarre et de la rive droite du Rhin livrées à toute la brutalité des Sénégalais et des Marocains, voilà quelques-uns des crimes que le “Daily Herald” dénonce et dont le peuple français risque demain de supporter la terrible responsabilité ! »

Cependant, la plupart des journaux français vont dénier toute véracité à ces allégations. De son côté, afin de couper court aux rumeurs, le gouvernement français va retirer progressivement les troupes coloniales installées en Rhénanie. Ce qui n'empêchera pas la propagande allemande de continuer dans les années suivantes.

En 1921, un film à visée raciste est tourné par Carl Boese, La Honte noire. Le Gaulois raconte en juillet 1922 que lors des projections, « des femmes dans l'assistance étaient bouleversées à la vue des Noirs poursuivant à travers bois une jeune fille allemande ou enlevant dans leurs bras des femmes à moitié mortes de peur. »

Dans le même numéro, le journal conservateur déplore l'effet de la campagne allemande sur les opinions publiques étrangères. Et ce en dépit des résultats d'une enquête commandée par le département d'État américain au général Allen, ayant conclu en février 1921 à l'invalidité de l'accusation de viols massifs commis par les « troupes noires » françaises.

« La campagne de l'Allemagne contre les troupes de couleur françaises a donné malheureusement des résultats en Angleterre, aux États-Unis, en Argentine, en Suède [...]. Il est superflu de dire que toute cette campagne allemande contre nos troupes coloniales n'est basée sur rien. Tout d'abord, il n'y a plus depuis longtemps d'unités composées de soldats noirs en Rhénanie […].

Une enquête a été faite en 1920, au nom du gouvernement américain, par le général Henry T. Allen : elle a prouvé que les accusations formulées contre nos troupes noires étaient fausses et elle a montré qu'elles faisaient partie de cette grande machine infernale qu'est la propagande de l'Allemagne. »

Certains journaux, échaudés par les fausses accusations allemandes, vont prendre le parti de lancer d'autres rumeurs outrancières, à l'instar du Petit Parisien qui, en septembre 1922, se base sur la presse d'outre-Rhin pour émettre l'idée que les femmes allemandes seraient à l'origine des viols commis, dans un article où s'exprime un puissant sentiment de xénophobie.

« Il paraît que ce sont les blondes Gretchen qui ne se montrent pas sévères pour les bons Nègres, qu'elles poursuivent d'œillades incendiaires. C'est du moins ce qu'on peut lire dans une revue de Francfort, Le Flambeau […].

Si les Noirs ont parfois cédé à leurs instincts, c'est surtout en raison des provocations et coquetteries réitérées dont ils étaient l'objet de la part des femmes allemandes […]. Ainsi donc, ce sont les Nègres qui ont été cajolés, tentés, et quelque peu violentés. C'est une feuille allemande qui l'affirme, et il faut que cela soit cent fois vrai pour qu'elle ose le dire. »

La polémique ne s'éteint guère et en janvier 1923, Henri Rainaldy, en poste à Wiesbaden, prend la défense des troupes coloniales dans les colonnes du Petit Marseillais, vantant leur humanité à l'égard des populations soumises.

« La vérité, la seule vérité m’oblige à dire que je n’ai jamais entendu un Rhénan, un vrai Rhénan, se plaindre de nos troupes africaines. Tout au contraire, chacun sait bien ici que nos braves “bicos” sont peut-être moins rigides et moins méfiants à l’égard des indigènes dans les villes où ils tiennent garnison, que ne le sont les troupes métropolitaines [...].

Combien en ai-je vu qui abandonnaient dix ou vingt marks de pourboire au receveur mal payé du Strassenbahn ! Et d’autres qui mettaient des poignées de billets d’un à cinquante marks dans les mains maigres des petits mendiants ! »

Au début des années 1930, alors que le parti nazi s'apprête à prendre le contrôle du pays, un nouveau thème est agité par le nationalisme allemand : celui du « scandale des enfants métis », nés de l'union de soldats des troupes coloniales et d'Allemandes, et dénoncés comme symboles de « l'abâtardissement de la race germanique » par le « mélange des sangs » – un thème repris par Hitler dans Mein Kampf.

Les Cahiers des droits de l'homme, l'organe de la Ligue des droits de l'homme, s'intéresse au cas de ces enfants dès septembre 1930, alors que l'évacuation de la Rhénanie a déjà eu lieu :

« Parmi les questions soulevées par l’évacuation, il en est une qui, négligée ou oubliée par certains, méprisée ou ironisée par d’autres, mériterait d’être portée au premier plan. Il s’agit des enfants illégitimes résultant de l’occupation des troupes alliées ou associées en Rhénanie [...].

Ici, en Rhénanie, nous assistons à la même explosion de mépris contre les Allemandes qui, je cite un journal allemand, “soit par légèreté, soit par vanité ou tout autre motif, se sont données aux soldats étrangers pour un morceau de pain ou de chocolat” [...].

Si les mères sont ainsi traitées, comment le seront leurs enfants ? Quel sera le sort de ces pauvres êtres ? Comment seront-ils considérés, ces enfants qui réuniront en eux, par leur naissance, les qualités et les défauts de deux races […] ? »

La réponse sera terrible : Hitler prendra en 1937 la décision de faire stériliser ceux qu'il stigmatisait sous le nom de « bâtards de Rhénanie » – plusieurs centaines d'entre eux seront effectivement stérilisés de force.

Pour en savoir plus :

Jean-Yves Le Naour, La Honte noire, l'Allemagne et les troupes coloniales françaises, 1914-1945, Hachette Littératures, 2004