Écho de presse

Février 1944 : la parodie de procès des résistants du « groupe Manouchian »

le 19/02/2024 par Pierre Ancery
le 12/03/2020 par Pierre Ancery - modifié le 19/02/2024

Ils étaient Arméniens, Espagnols, Roumains, Français ou Italiens : le 21 février 1944, 23 résistants sont exécutés au Mont-Valérien. Leur procès sera abondamment commenté par la presse collaborationniste à des fins de propagande.

Le 19 février 1944, les journaux collaborationnistes consacrent leurs Unes au procès des 23 résistants issus de ce qu'on appellera a posteriori le « groupe Manouchian », du nom de son chef, l'Arménien Missak Manouchian.

Le groupe, qui fait partie du mouvement de résistance des Francs-Tireurs et Partisans-Main-d'œuvre Immigrée, se compose de trois Français et de vingt étrangers (Espagnols, Italiens, Arméniens, Juifs d'Europe centrale et d'Europe de l'Est). Parmi eux, 22 hommes et une femme. Le groupe, formé en 1943, est à l'origine de nombreuses actions armées contre l'occupant nazi, dont la plus retentissante est l'assassinat par Marcel Rayman, Léo Kneler, Spartaco Fontano et Celestino Alfonso, le 28 septembre 1943, du général SS Julius Ritter. Ritter supervisait les réquisitions d'ouvriers français dans le cadre du STO.

Arrêtés en novembre 1943 par la police française, ils sont jugés du 15 au 18 février devant le tribunal militaire allemand du Grand-Paris. À des fins de propagande, toute la presse collaborationniste est invitée par les autorités allemandes, qui souhaitent faire le plus de publicité possible à ce coup de filet, à la parodie de procès qui s'ensuit.

Le 19 février, Le Matin publie ainsi en Une la photo de quelques-uns des « principaux terroristes » inculpés, titrant : « Le tribunal militaire allemand juge 24 terroristes ayant commis 37 attentats et 14 déraillements. Un Arménien, Missak Manouchian, dirigeait cette tourbe internationale qui assassinait et détruisait pour 2 300 francs par mois ».

S'ensuit un compte-rendu du « procès » :

« Devant le tribunal militaire allemand, composé d'un président et de deux juges assesseurs, 24 accusés viennent de s'asseoir. Il est 9h10 lorsque la première audience s'ouvre selon le cérémonial très sobre en usage dans tous les conseils de guerre [...].

Tous les détenus, déclare en substance le président, sont accusés d'avoir participé en France à de nombreux attentats contre les membres de l'armée allemande ou contre les administrations françaises, ou encore contre les chemins de fer, sans s'être rendus reconnaissables par leurs insignes réglementaires, comme appartenant à la force armée ennemie, ainsi que le prescrivent les règlements du droit des gens [...].

Soulignons dès maintenant que tous les accusés ont avoué. »

L'article du Matin s'attarde sur la figure du chef, Missak Manouchian. Né en 1906, celui-ci s'est réfugié en France après le génocide arménien et est devenu militant communiste en 1934. Il entre dans la Résistance en 1941, à la suite de la rupture du pacte germano-soviétique, avant d'être versé en février 1943 dans les FTP-MOI de la région parisienne. Le Matin écrit à propos de cet « effroyable chef » :

« Il devait être, sans doute, difficile, pour ceux qui l'avaient vu une fois, d'oublier le visage de Manouchian. Des cheveux de jais, des yeux de nuit, des sourcils touffus dont les pointes s'allongent sur les tempes où elles rejoignent les pattes, la partie inférieure du visage avancée comme un groin. Intelligent ou du moins paraissant tel, à côte de l'effroyable sottise de ses complices il ne se fait guère prier non seulement pour raconter sa vie, mais aussi pour exposer avec complaisance le mécanisme d'une organisation dans laquelle il est entré au mois de juillet 1943 [...].

Il ne saurait être question, faute de place, de donner ici une énumération complète de tous les attentats. Attaques au pistolet succèdent au jet de grenades à main. Les victimes sont nombreuses. Tués : 13 soldats allemands, 4 Français et 2 Italiens ; blessés : 30 soldats allemands, 30 Français et un Italien [...].

Comment s'organisent et s'exécutent les attentats ? Rien de plus simple. Dès que les renseignements ont été fournis par le service compétent (service de renseignements), un ou deux éclaireurs vont reconnaître les. lieux. Le jour fixé et à l'heure dite, les exécuteurs entrent en action et prennent la fuite, protégés par leurs complices.

– Qui a tué ? – Moi, dit Witchitz. – Qui a jeté la grenade ? – Moi, dit Fontano. – Qui a donné, les ordres ? – Michel. »

Missak Manouchian, Archives fédérales allemandes - source WiKicommons

L'Œuvre, autre journal collaborationniste et organe de presse de Marcel Déat, couvre aussi l'événement en qualifiant les accusés de « bande de terroristes ». Dans cet article à charge où se côtoient anti-bolchevisme, xénophobie et antisémitisme, le quotidien insiste doublement sur le fait que les résistants soient « communistes » et pour la plupart, étrangers – Juifs pour certains :

« Bien que la plupart des inculpés se soient défendus d'avoir été ou d'être communistes, leur organisation, comme par hasard, est calquée sur celles du parti communiste clandestin et des Franc-Tireurs et Partisans qu'animent et contrôlent les hommes de Moscou, Londres et Alger [...].

Une femme, juive roumaine. Vingt-trois hommes : des juifs polonais, hongrois, roumains, un Espagnol (ancien commissaire de l'armée rouge), des Italiens, des Arméniens, des Polonais catholiques et deux Français, les moins hideux. Tout un ramassis de tueurs assassinant pour une maigre mensualité, sur un signe de chefs anonymes [...].

Devant le tribunal ils ont fait, pour la plupart, piteuse mine, répondant d'une voix mal assurée, rejetant souvent l'acte le plus grave sur quelque complice absent. Certains émergeaient du troupeau : Missah Manouchian, Alfonso, Rajman. On était surpris d'apercevoir quelques jeunes visages où roulaient des yeux curieux et inquiets, où flambaient des regards de haine. »

Même rhétorique dans Paris-Soir, qui titre le 21 février : « Le mouvement ouvrier immigré était dirigé par des Juifs qui prenaient leurs ordres à Moscou ».

À propos de Manouchian, le journal écrit :

« Ce garçon basané, au regard fuyant, ne manque pas d'intelligence. Il reconnaît les faits avec un cynisme déconcertant. »

Quant aux autres inculpés, il s'agit « d'ignobles et lâches assassins à la solde des étrangers et des Juifs, dont le but n'est que trop évident : achever le pays blessé qui n'a eu que le tort de leur ouvrir trop grandes ses frontières. »

Le Matin annoncera le verdict dans son édition du 22 février : la peine de mort. La veille, sans tarder, les vingt-deux hommes du groupe Manouchian ont été exécutés au Mont-Valérien. La Roumaine Olga Bancic, seule femme du groupe, sera quant à elle décapitée le 10 mai 1944 à Stuttgart.

Afin d'amplifier l'impact sur l'opinion publique, les autorités allemandes vont au même moment placarder massivement à Paris et dans certaines villes françaises une affiche représentant dix des condamnés. « Des libérateurs ? La libération par l'armée du crime. » Le recto fustige cette « armée du crime » commandée par des « étrangers » et inspirée par des « juifs ».

"L'Affiche rouge", affiche de propagande allemande, 1944 - source : Gallica-BnF
"L'Affiche rouge", affiche de propagande allemande, 1944 - source : Gallica-BnF

Cette affiche restera dans l'Histoire sous le nom d' « Affiche rouge ». À la Libération, les membres du groupe Manouchian seront célébrés comme des martyrs et des héros, leur destin se constituant peu à peu en objet de mémoire.

Le journal communiste Ce Soir consacrera par exemple aux résistants fusillés, en février 1951, un vaste article détaillant les actions du groupe, et en particulier l'assassinat de Julius Ritter.

Dans les décennies suivantes, le souvenir de l'exécution du groupe Manouchian suscitera toutefois plusieurs querelles mémorielles. La sortie en 1985 du film de Mosco Boucault Des « terroristes » à la retraite relancera la polémique autour du rôle du Parti communiste dans leur arrestation. Mélinée Manouchian, l'épouse du défunt, accuse en effet dans le film le Parti d'avoir volontairement « sacrifié » son mari et ses camarades – une hypothèse qui n'est plus aujourd'hui retenue par les historiens.

Écrivant à sa femme le matin de sa mort, le 21 février 1944, Missak Manouchian rédigeait ces mots :

« Ma chère Méline, ma petite orpheline bien aimée. Dans quelques heures je ne serai plus de ce monde. On va être fusillé cet après-midi à 15 heures. Cela m’arrive comme un accident dans ma vie, j’y ne crois pas, mais pourtant, je sais que je ne te verrai plus jamais.

Que puis-je t'écrire, tout est confus en moi et bien clair en même temps. Je m’étais engagé dans l’armée de Libération en soldat volontaire et je meurs à deux doigts de la victoire et de but.

Bonheur ! à ceux qui vont nous survivre et goutter la douceur de la Liberté et de la Paix de demain. Je suis sûr que le peuple français et tous les combattants de la Liberté sauront honorer notre mémoire dignement. »

Pour en savoir plus :

Hélène Kosséian-Bairamian et Arsène Tchakarian, Les Commandos de l'Affiche rouge: La vérité historique sur la première section de l'Armée secrète, Ed. Du Rocher, 2012

Philippe Robrieux, L'Affaire Manouchian, vie et mort d'un héros communiste, Fayard, 1986

Didier Daeninckx, Missak, Perrin, 2009