Écho de presse

Joseph Kessel sur le front de la première guerre israélo-arabe

le 07/04/2024 par Jean-Marie Pottier
le 02/04/2024 par Jean-Marie Pottier - modifié le 07/04/2024

En 1948, l'auteur de L'Armée des ombres part couvrir pour France-Soir les premiers jours d'existence d'Israël. Il passe ainsi près d'un mois aux côtés de l'armée du jeune État, en qui il voit une « sorte de Légion étrangère » dont les membres « défendent leur vie, toute nue ».

« Allô, allô, Haïfa Tower ? Allô, allô, Haïfa Tower ? »

L'opérateur radio du Pétrel, un petit avion privé, contacte la tour de contrôle de l'aérodrome de Haïfa, au bord de la Méditerranée. À son bord, une poignée de passagers que les hasards du voyage ont réuni deux jours plus tôt au départ du Bourget, faute de vols de compagnies régulières. Parmi eux, l'écrivain et reporter Joseph Kessel.

Ce n'est pas la première fois que l'auteur de L'Armée des ombres met le cap vers cette région. En 1926, sur les conseils de Chaim Weizmann, le président de l'Organisation sioniste mondiale créée par Theodor Herzl, cet homme juif de culture mais agnostique de pratique s'est rendu pour le Journal dans ce qu'on appelait encore à l'époque « la Palestine sous mandat britannique ». À l'époque car, ce 15 mai 1948, la Palestine n'est plus britannique depuis vingt-quatre heures. Comme l'écrira Kessel,

« La Grande-Bretagne avec sa flotte, son aviation, ses armées, son Empire, abandonnait la Palestine, vaincue par une poignée d’hommes.

Ils s’étaient insurgés contre elle, parce que, puissance mandataire, elle trahissait son devoir, étranglait l’immigration juive, arrêtait les bateaux héroïques des réfugiés, et déportait ceux-là dans des camps, à Chypre. »

Le 29 novembre 1947, l'Assemblée générale des Nations unies a adopté la résolution 181 prévoyant le partage de la Palestine entre un État juif et un État arabe. La fin du mandat britannique a été fixée au 14 mai 1948 à minuit. Et, avec elle, la naissance de l'État d'Israël, dont Chaim Weizmann va être désigné président quelques jours plus tard.

Les États arabes de la région ont aussitôt annoncé qu'ils n'acceptaient pas ce plan de partage. Au matin du 15 mai, cinq d'entre eux – l'Égypte, la Transjordanie (future Jordanie), la Syrie, le Liban et l'Irak – ont envahi le territoire palestinien. Pierre Lazareff, le patron de France-Soir, n'a pas attendu le début des combats pour proposer à Joseph Kessel de partir couvrir sur le terrain la naissance de l'État juif. Le reporter comptait atterrir à Tel-Aviv mais on leur ordonne de finalement mettre le cap sur Haïfa : « Allô, allô, Haïfa Tower ? Allô, allô, Haïfa Tower ? »

Kessel s'inquiète : l'aérodrome est encore théoriquement sous le contrôle de l'administration mandataire, et il ne dispose pas d'un visa britannique. Coup de chance, quand l'avion atterrit, les troupes britanniques viennent de céder le contrôle civil de l'aérodrome aux Israéliens. « Notre avion est le premier à toucher le sol de la Palestine libre, de l’État d’Israël, et nous sommes les premiers à y débarquer », s'enthousiasme l'un de ses camarades de voyage en posant le pied à terre :

« Les premiers ! Ces mots qu’il prononçait avec un frémissement religieux semblaient inscrits tout autour de nous, sur les visages, dans les yeux, dans l’attitude des gens. Le premier contrôle, la première police, la première douane de l’État d’Israël. En uniforme ou en civil, tous ces hommes portaient sur eux une joie grave, l’expression éblouie des grands commencements.

Leur émotion passa un peu en moi lorsque le garçon, jeune, roux et rude, apposa sur mon passeport, en caractères hébraïques et avec un timide et tendre sourire, le visa d’entrée de l’État millénaire qui venait d'être ressuscité et me dit :

– Vous en avez de la chance ! C’est le visa numéro 1 de notre pays. »

Ce coup de chance historique offre un titre parfait au premier reportage publié par Kessel :

« À Haïfa, j'ai obtenu le visa d'entrée n°1 de l'État d'Israël. »

L'écrivain met immédiatement le cap sur Tel-Aviv, où, sur la route nocturne de son hôtel, il entend monter des chœurs d'un caveau :

« J’en demandai la signification. C’étaient, me dit-on, les chants des partisans du ghetto de Varsovie, des morts vivants de Bergen-Belsen. On n’en connaissait pas les auteurs.

C’est ainsi que, dans la tendresse de la nuit, à Tel-Aviv, on berçait le black-out. »

Jusqu'au 10 juin, Kessel publiera onze textes dans ce qui est alors l'un des quotidiens français les plus lus, câblés depuis Tel-Aviv après avoir été dictés à une secrétaire recrutée sur place puis soumis à la censure militaire. France-Soir claironne à ses lecteurs qu'« un des plus grands écrivains français […] reprend, pour la première fois depuis 1940, la tâche de correspondant de guerre » pour livrer sa vision du « grand drame qui déchire la Palestine ». Promis, il « fera vivre sous leurs yeux les êtres de chair et de sang protagonistes d'une tragédie qui renouvelle en plein XXe siècle les temps bibliques ».

Trois semaines durant, Kessel trempe effectivement sa plume dans le sang d'une histoire doublement millénaire, scandée d'« expulsions » et de « proscriptions », d'« inquisitions » et de « massacres », d'« autodafés » et de « pogromes ». Une histoire qui a connu les « bûchers du Moyen-Âge » et « les fours crématoires de Hitler ».

La Haganah, l'organisation paramilitaire du jeune État israélien, lui a accordé un laisser-passer qui lui permet d'écumer presque tout le territoire. Seule Jérusalem, contrôlée pour l'essentiel par les troupes arabes et depuis laquelle il est extrêmement difficile pour un journaliste de transmettre des informations, lui échappe.

Un jour, au bureau des câbles de Tel-Aviv, l'écrivain tombe sur une pile de câbles transmis par un journaliste américain depuis Jérusalem, mais arrivés trop tard pour que son employeur puisse les utiliser. C'est avec une profonde émotion qu'il les parcourt, rendue palpable par un texte publié dans un recueil de ses reportages de 1948, Terre d’amour et de feu :

« Je savais si bien ce qu’avait cherché, éprouvé cet inconnu – plus proche en cet instant de moi que n’importe qui au monde –, je devinais si bien comment il avait essayé de tout voir, de tout peindre avec le moins de mots, traqué par la bataille de gîte en gîte, et composant tout de même chaque jour sa dépêche, but de sa vie, dans ce champ de mort. [....]

Mes mains n’étaient pas tout à fait sûres quand je mis au rebut cette chronique enfiévrée, magnifique, inutile de Jérusalem assiégée, pour la première fois depuis les Croisades. »

À Saint-Jean d'Acre, ville d'importance stratégique par sa proximité avec le Liban, Kessel visite les positions des troupes juives avec son photographe Paul Esway, le fils du cinéaste qui a adapté au cinéma son roman Les Bataillons du ciel, qui prend des photos au mépris des balles de mitraillette qui sifflent autour de lui. Il gravit une colline que les Arabes appellent « colline Napoléon » :

« Et sur ce même lieu où voilà 150 ans celui qui devait devenir le grand empereur avait établi ses batteries s'étendait, pour conquérir la ville, un camp juif : tranchées, parapets, sacs de sable, armes de toutes sortes, station de radio. »

Sur cette colline, il rencontre les hommes du Palmach, une unité de choc de la Haganah : une douzaine de garçons pas encore ou à peine vingtenaires, vêtus d'uniformes coloniaux à l'anglaise, certains originaires de la région, d'autres d'Europe – des rescapés des camps de la mort.

Quelques jours plus tard, il se rend en reportage dans la colonie d'Aïn-Hanaziv, où il est témoin d'une scène « invraisemblable » : alors que le canon tonne à l'ailleurs-plan, on lui fait tranquillement visiter des installations agricoles et des poulaillers.

« Et, sous le prodigieux clair de lune, dans le silence et la splendeur nocturnes, je n’avais plus envie de sourire du garçon qui ne songeait, en plein front, qu’à épointer des becs de poules ; ni de ceux qui, en plein front, le regardaient avec ferveur.

Car seule cette ferveur expliquait l’inexplicable, permettait de croire à l’incroyable. C’était elle qui, de ces colonies rustiques et en apparence impossibles à défendre, faisait contre les canons, les chars, les avions et les armées instruites par des officiers britanniques, d’imprenables forteresses. »

La ferveur revient partout dans les textes du romancier. Joseph Kessel est, dirait-on aujourd'hui, embedded dans un des deux camps. Il ne cherche pas à éclairer la bataille stratégique, à décrypter le mouvement des troupes mais, comme l'écrit son ami et biographe Yves Courrière, « à faire comprendre au public français la somme d'héroïsme, de volonté, de fureur que représentait la résistance d'un peuple de sept cent mille âmes face aux millions d'Arabes qui au nord, au sud, à l'ouest ne rêvaient que de le détruire ».

Une vision qui est par ailleurs en accord avec celle de l'opinion française de l'époque, en majorité favorable, trois ans après la découverte des camps d'extermination nazis, un an après le périple de l'Exodus, à la création d'un État juif.

Kessel revendique de donner une vision fragmentée, parcellaire, de cette guerre qui voit une demi-douzaine de fronts coexister sur un territoire grand comme un département français. Cette guerre « désordonnée entre toutes, et informe en quelque sorte », qui tient « à la fois des traditions du maquis, des combats des partisans et des engagements coloniaux ».

La comparaison entre les combattants israéliens et les maquisards de la Résistance est récurrente. On la retrouve sous sa plume comme sous celle de ses camarades de reportage. Jean-Paul Aymon, pseudonyme de l'ancien résistant Jean-Paul Nathan, l'utilise ainsi dans le récit, publié par Combat le 25 mai, d'un passage sur le front du Jourdain avec Kessel :

« Cette odeur, que nous savons reconnaître entre toutes, nous a à nouveau accrochés et, lancinante, a réveillé nos souvenirs, rouvert des blessures mal cicatrisées. Voilà quatre ans, la même chaleur assommante tombait droit du ciel sur nos camarades, couchés sur un pré fleuri, après l’attaque de notre maquis. »

Si les Israéliens font figure de résistants, les Palestiniens, en tant que peuple, sont réduits au statut de combattants anonymes : pour l'essentiel, Joseph Kessel les juge manipulés par les puissances environnantes. Une représentation qui sera critiquée, Le Monde lui reprochant justement en 1970 à propos de son ouvrage Les Fils de l'impossible « des simplifications vraiment abusives » sur les conditions du départ des réfugiés palestiniens et « vis-à-vis des Arabes, un ton carrément paternaliste ».

Pour lui, écrit-il le 2 juin, la guerre oppose ainsi avant tout les dirigeants arabes au peuple juif :

« D’une part, il y a des États arabes sans cohésion, poussés par les seules ambitions de leurs maîtres et dont les troupes, ne sachant pas pourquoi elles se battent, se battent mal.

D’autre part, il y a cet extraordinaire peuple juif, sorte de Légion étrangère, qui a retrouvé pour langue commune la plus vieille des langues mortes et qui a pour ce sol et cette langue le respect et l’attachement, l’amour des gens qui voient pousser une maison, grandir un arbre, fleurir un jardin nés de leurs mains. Les hommes de ce peuple ne luttent pas pour des conquêtes ou des avantages économiques, ou des intrigues politiques. Ils défendent leur vie, toute nue. Ils disent :

– Nous avons une arme secrète, ces deux mots : “Où aller ?” »

Mais selon Kessel, « l'ennemi n°1 pour les combattants d'Israël » porte un autre nom, celui d'un pays qu'il connaît bien pour s'y être réfugié durant la Seconde Guerre mondiale : l'Angleterre, qu'il accuse d'avoir laissé ses armes aux troupes arabes. Son implication dans le conflit est au cœur de cet article du 2 juin, un peu à part car davantage analytique, mais toujours nourri de l'œil du reporter :

« J’ai vu, par une radieuse matinée, deux soldats irakiens foudroyés aux approches de Kokab El Howa. Un avait la tête fracassée, l’autre, le front tourné vers le ciel. Des mouches grasses, immondes, se gavaient de leurs corps (leurs cadavres encore vêtus d’uniformes fournis par l’intendance anglaise).

Une grande pitié m’est venue pour ces innocents barbares à peau noire qui pourrissaient parmi les fleurs.

Puis, dans la même matinée, j’ai vu le cercueil d’une petite fille juive de 6 ans, déchiquetée par la bombe d’un avion de marque britannique. Ceux qui, physiquement, avaient tué les Irakiens étaient des Juifs. Ceux qui avaient, physiquement, tué la petite fille étaient des aviateurs arabes. Mais, d’un côté comme de l’autre, le véritable assassin était anglais. »

Le 11 juin 1948, une première trêve est conclue, au lendemain de la parution du dernier reportage de Joseph Kessel. De retour en France, le romancier prononce deux semaines plus tard une conférence pour le Fonds national juif à la Maison de la chimie à Paris, où il déclare s’exprimer « non pas en juif, parce que l’histoire d’Israël au combat dépasse la cause juive », mais en témoin d’« événements historiques, d’une importance exceptionnelle, extraordinaire ».

La conférence se termine par Hatikvah, l'hymne national du nouvel État d’Israël. Ce jour-là, le co-auteur du Chant des partisans, qui écrivait dans un de ses reportages que « les soldats qui savent trouver de beaux chants pour se battre sont déjà à demi victorieux », l'entonne à pleins poumons avec la salle.

Pour en savoir plus :

Joseph Kessel, Reportages en Israël, Arthaud, 2021

Yves Courrière, Joseph Kessel, ou Sur la piste du lion, Plon, 1985

Olivier Weber, Kessel : le nomade éternel, Arthaud, 2006

Olivier Weber, Dictionnaire amoureux de Joseph Kessel, Plon, 2019